Chapitre I

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8 Juillet, 4 ans avant l’Avènement, Alsace, France.

 

    Syrine conduisait, paisiblement, le camion aménagé qu'elle avait récupéré quelques jours auparavant. C'était un engin impressionnant, avec tout le confort moderne souhaitable, qui avait valu une somme exorbitante. Heureusement, l'argent n'était plus un problème pour elle. Du moins, elle n'aurait pas à s'en soucier tant qu'elle voyagerait avec Kami. Après tout, il était à la tête d'une véritable fortune qui lui permettait d'aborder l'avenir avec une confiance certaine.

    Le garçon dormait à côté d'elle, les jambes repliées sur la banquette. Ses cheveux noirs lui recouvraient à moitié le visage, cachant, presque entièrement, sa longue cicatrice aux yeux de la jeune femme. Depuis quand étaient-ils partis tous les deux ? Elle se concentra un instant. Cela devait faire trois semaines environ, un tout petit peu plus.

    Elle prit une grande inspiration. Une page s'était tournée définitivement. Elle quittait la France, laissant derrière elle tout ce qui lui avait fait horreur ces vingt et une dernières années. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle avait tenu aussi longtemps.

    Bien sûr, elle aurait aimé partir de façon plus soignée, avoir le temps d’expliquer ses motivations à ceux qu'elle aimait. Mais ce n'était pas important et, finalement, elle préférait se persuader que les choses étaient plus faciles ainsi. Quoi de plus désespérant que faire des adieux ?

    Elle avait tout de même écrit une longue lettre à chacun de ses proches, dépeignant son départ de façon romancée, heureuse et enthousiaste. Évidemment, elle était infiniment joyeuse à présent qu’elle était sur les routes. Mais les circonstances qui les avaient poussés, Kami et elle, à quitter Lyon n'étaient pas des plus enchanteresses. Bien au contraire. Des drames s'étaient déroulés autour d'eux. Des choses affreuses qu'elle n'arrivait toujours pas à comprendre.

    L’histoire s’était déroulée très vite. L'essence de Kami était liée à celles de Salem et de Malia. Depuis l'éternité, leurs âmes se livraient une lutte vaine et intemporelle, cherchant chacune à quitter le cercle des incarnations terrestres. Une fois de plus, la folie les avait menées à se détruire. Malia s'était servie de Syrine, en la possédant, pour tenter de tuer Roman, le compagnon de Kami. Puis, elle s'était emparée de l’esprit de Salem pour que les deux garçons s'entretuent.

    Finalement, Kami avait supprimé Malia en la précipitant d'une falaise, et tout s'était arrêté ce soir de Saint-Jean. Mais la lutte n'avait pas laissé leurs esprits intacts. Salem décida de se retirer au sein de la planète et Kami et Syrine prirent la route ensemble. Le cœur de la jeune femme se serra en repensant à ces récents évènements. Il y avait eu tant de tristesse et de colère en eux qu'ils en resteraient marqués à vie.

    Elle secoua la tête pour chasser ses souvenirs. L’essentiel à ses yeux, c’était d’être là, avec Kami, comme ils en avaient toujours rêvé depuis leur adolescence. Elle s'était débarrassée de ses attaches. Lui également. Leurs vies commençaient vraiment.

 

    Il devait être six heures du matin, le soleil se levait rapidement dans le ciel et la chaleur la faisait déjà suffoquer. Elle ouvrit la fenêtre, laissant ses cheveux écarlates s'envoler follement. « Sa chevelure de sorcière », comme lui disait souvent sa mère, autrefois.

    Elle alluma le poste, laissant le CD qui s'y trouvait reprendre la musique là où elle l'avait arrêtée. Elle le connaissait par cœur mais ne s'en lassait jamais. Chaque matin, celui qui conduisait réveillait l'autre avec la même chanson signée par leur idole.

    Saez commençait tout juste son "Soleil 2000", qu'instantanément Kami ouvrit les yeux et se redressa sur le siège. Il passa sa main sur son visage diaphane, constatant que sa cicatrice était toujours présente, et descendit sa fenêtre. Syrine s'arrêta sur le côté de la route, détacha sa ceinture et s'étira    longuement.

    Ils ne disaient rien, chacun plongé dans cette vision qui ne cessait de les émerveiller. Le jour se levait, une fois encore, et personne ne pouvait rien y changer. Le ciel était fragmenté de milles couleurs, offrant des teintes merveilleuses et inédites à leurs yeux attentifs. Aucun des crépuscules qu'ils avaient admirés ne s'étaient ressemblé jusque là.

    — Bien dormi ? Syrine décocha un clin d'œil à son ami.    

    — Arrête… On est parti à quelle heure cette nuit ? Deux heures ? Trois heures ? » Il souffla, la mine dépitée. « Franchement, ça ne nous ressemble pas de dormir si peu. On ne tiendra pas longtemps à ce rythme.

    — Écoute, on était d’accord. On roule peu, on dort peu, et on visite un maximum de choses sur notre chemin. » Elle attrapa une bouteille d’eau et en but une longue gorgée. « Nous serons bientôt sortis de France. On pourra toujours changer de cadence à ce moment là. De toute façon, il n’y a plus grand chose à visiter maintenant.

    — Oui. » Il fit mine de regarder sur un guide touristique. « Par contre, il y a des églises splendides en Alsace. Je suis certain que nous ne serons pas déçus.

 

    S’il y avait une chose à laquelle aucun des deux ne voulait renoncer, c’était sans aucun doute la visite des bâtiments d’énergie. Ils n’avaient pas forcément les mêmes motivations lorsqu’ils se rendaient dans l’un de ces lieux sacrés, mais cela importait peu. Pendant que Syrine admirait l’architecture passionnante du temple, Kami se plongeait dans son histoire. Pendant des heures, ils se laissaient aller, chacun de leur côté, à leurs rêveries secrètes, puis se retrouvaient finalement pour examiner les symboles cachés qu’ils pouvaient trouver ça et là.

    Inlassablement, ils se laissaient émouvoir par le lieu saint, et inlassablement ils communiaient en faisant le « chemin mystique ». Chaque fois, ils retrouvaient le parcours surnaturel qui faisait descendre la Lumière sur eux, qui leur donnait le droit à cette infime parcelle d’éternité et qui les rendait toujours plus résistants et plus forts. Ils n’étaient pourtant pas chrétiens, ni l’un, ni l’autre. Ils croyaient, forcément, puisqu’ils admettaient l’existence d’énergies surnaturelles. Mais aucun des deux ne savait vraiment en qui, ou en quoi. La Lumière était-elle celle du Créateur, ou une énergie indépendante et sans véritable volonté ?

    Le Soleil n’avait pas mis plus de quelques minutes pour apparaître dans sa remarquable totalité. Kami s’en émerveillait, tandis que Syrine déplorait cette trop grande rapidité. La main de la jeune femme courut sur son talisman, qu’elle nommait Amulline, tâtant le cristal de roche gorgé de pouvoir. Elle songea furtivement à l’hiver, envieuse de pouvoir profiter du crépuscule pendant de longs moments, mais Kami la tira de ses pensées. « Syrine ! Tu es avec moi ? On repart ? ».

 

***

 

14 Juillet, 4 ans avant l’Avènement, Lyon, France.

 

    La solitude n’avait jamais été un véritable problème pour Ayhan. Oui, il avait toujours aimé la compagnie des grandes pontes de la société, les relations publiques et les sourires hypocrites. Mais il n’avait jamais voulu tromper ses difficultés à tisser des liens intimes avec ses congénères. Dans sa courte existence, il s’était senti abandonné plus d’une fois et s’en était toujours très bien accommodé. Peut-être était-il trop imbu de sa personne ? Ou était-ce simplement une espèce de pudeur incontrôlable ? Même lui ne savait pas pourquoi personne ne pouvait se lier à lui. C’était un fait. Depuis son enfance, Ayhan avait toujours été un être isolé.

    Pour une raison qu’il ignorait, sa petite visite à Lyon avait pris un tournant plus définitif qu’il ne s’y était attendu. Il s’était déplacé dans l’idée de soutenir son ami le plus proche, Kami, qui traversait des épreuves difficiles. Puis, il avait eu un Accident Vasculaire Cérébral. Ça lui était tombé dessus sans prévenir.

    Il avait passé plus d’une semaine à l’hôpital, seul comme toujours, et on l’avait enfin laissé sortir. Il n’avait pas prêté la moindre attention aux recommandations des médecins, soucieux de retrouver Kami et de reprendre l’aventure où il l’avait laissée. Mais Ayhan était sorti d’hospitalisation bien trop tard.

En arrivant chez Kami, il trouva un mot rédigé à la hâte. Son cher ami s’en était allé sur les routes. Logiquement, il aurait dû, lui-même, retourner dans son village natal. Cela dit, si l’histoire de Kami ne l’avait pas laissé indifférent, il avait également beaucoup appris de son séjour à Lyon. Il en était profondément bouleversé et, finalement, avait pris la décision de ne pas rentrer chez lui. Il était persuadé que des choses importantes l’attendaient ici.

    Aussi, sans se formaliser plus que ça, il s’était installé chez Kami et Roman.

    Lyon. Oui, c’était assurément une ville fantastique. Il y avait retrouvé ses souvenirs, du moins en partie, grâce à la magie de Kami. C’était d’ailleurs à ce moment précis qu’il avait subi son AVC, pendant un rituel complexe et dangereux. Il ne se souvenait pas précisément de ce qu’il s’était passé, mais une bonne partie de sa mémoire lui était revenue.

    Il était maintenant capable de se souvenir de son enfance, et c’était un véritable bonheur pour lui. Jusque là, il n’avait jamais été capable de stocker, sur une longue durée, quelque information à propos de sa propre vie. Maintenant, il pouvait songer à son passé avec sérénité.

    C’était d’ailleurs ce qu’il faisait depuis une vingtaine de jours. Depuis son admission à l’hôpital. Il avait encore, de temps en temps, des réminiscences. Il se faisait surprendre par une image, un son, une sensation d’antan… et c’était délicieux ! Personne ne pouvait comprendre à quel point un souvenir était délectable pour lui. Il avait vécu vingt ans sans pouvoir se remémorer sa jeunesse. D’être, pour la première fois, en mesure de penser à un détail d’autrefois était, forcément, quelque chose de formidable.

    Assis dans le salon de "son" nouvel appartement, face à la baie vitrée, il tentait de trouver les mots justes, ceux qui convaincraient les gens du Domaine Occulte de l'accepter parmi eux. Il prenait un nouveau départ, il n'était plus le même, et il voulait faire des expériences inédites en compagnie de Raiden, d'Ogora, et de leurs amis.

    De toute façon, il ne connaissait pas d'autres personnes capables de l'aider et de le soutenir dans sa quête. Le Domaine Occulte était comme un refuge pour les sorciers tels que lui. C'était Raven qui l'avait fondé, quelques années avant, et qui lui avait fait connaître un succès local puis, très vite, international.

    Mais Raven n'était pas seul dans cette affaire. Ulome, l'initiateur, se terrait dans les profondeurs de l'endroit, et dispensait son savoir à qui le méritait à ses yeux. Ayhan n'avait jamais rencontré ce mystérieux personnage, mais il était certain de son pouvoir. Kami avait été membre du Domaine Occulte dans le passé. Ulome l'avait initié, rendu plus puissant et plus expérimenté.

    Il se leva et colla son visage sur la vitre. À ses pieds, Lyon vrombissait, comme le devait toujours une immense ville. Il faisait très beau, le soleil était à son zénith, et toute la population semblait de sortie. Les passants paraissaient minuscules vus d'aussi haut, et les voitures semblaient n'être que de vagues points lumineux et colorés. La chaleur, et la pollution vraisemblablement, faisaient trembler l'image de ce petit monde en activité. Le téléphone sonna. C'était bien la première fois depuis qu'il s'était installé ici. Personne n'avait semblé se rendre compte du départ de Kami.

    Il s'approcha de l'appareil et attendit que l’agaçante sonnerie s'arrête. Il resta planté là, devant le combiné, pendant un bon moment, puis arracha violemment le fil. Il soupira en passant sa main dans ses cheveux. Il allait devenir fou s'il continuait à ne voir personne. C'était décidé, il devait rentrer au Domaine Occulte quoi qu'il lui en coûte !

 

    Il faisait frais dans l'Antre des Maudits, le pub souterrain du Domaine Occulte. La plupart des personnes présentes étaient affalées sur les sièges accueillants, savourant des boissons fraîches ou des sorbets.

    Ayhan ne passait jamais inaperçu quand il faisait irruption dans un lieu. Il avait une démarche singulière, avec ses longues jambes et ses pas rapides et tendus. Sans compter qu’il était très beau garçon. Son visage était lisse et innocent, ses cheveux brillants et ses vêtements impeccables. Oui, il portait toujours de très beaux vêtements, simples et distingués. C'était un garçon très soigné, soucieux de son apparence.

    Il s'installa au comptoir et observa quelques minutes la serveuse, Ogora, une proche amie de Syrine.

    Elle semblait débordée, et ne prêta pas tout de suite attention à Ayhan, qui s'en serait formalisé dans d'autres circonstances. C'était une jolie fille, fraîche et souriante. Elle avait relevé ses cheveux fauves avec un bandeau rouge, ce qui mettait en valeur ses yeux couleur émeraude.

    — Monsieur, bonjour. Qu’est-ce que je vous sers ? lança-t-elle distraitement à l’attention d’Ayhan.

    — Bonjour Ogora. Te souviens-tu de moi ? Ayhan, j’étais avec Kami lorsque les Descendants d’Eren ont attaqué. La jeune fille releva la tête et écarquilla les yeux.

    — Bien sûr, oui ! Je te dois d’ailleurs une fière chandelle, tu m’as bien aidée ce soir là. Elle s’approcha du garçon et lui décrocha un sourire charmant. Mais, Je croyais que tu venais de loin. Tu as finalement décidé de rester un peu plus longtemps ?

    — Oui, c’est ça… Il repensa à la bataille qui s’était livrée dans l’endroit même. Il était arrivé en compagnie de Kami, un soir, et avait découvert le Domaine Occulte pris d’assaut par les Descendants d’Eren. Une sorte de secte d’après ce qu’il avait compris. Kami lui avait offert une chaîne dont il ne se séparait plus, longue, puissante, se terminant par un pieu d’argent. Capable, depuis toujours, de télékinésie, il la déplaçait par la pensée ce qui lui donnait fier allure.

    Les assaillants étaient plusieurs dizaines cette nuit là, venus spécialement pour régler leurs comptes à Ulome et Kami. Ayhan n’avait pas eu le temps de réfléchir. Il s’était retrouvé à se battre avec des gens qu’il n’avait jamais vus, pour en protéger d’autres qu’il ne connaissait pas mieux. Et puis, sans y avoir vraiment pensé, il avait tué certains de ses adversaires.

    Comment expliquer ce qu’il avait ressenti ? Etrangement, il avait connu un grand vide lorsque sa chaîne avait brisé les côtes de sa première victime. Ni horreur, ni satisfaction. Pas même un instant d’hésitation. Rien. Il avait tenté d’en parler à Kami, mais il n’avait pas réussi. Comment admettre que donner la mort le laissait totalement indifférent ? En fait, en y réfléchissant, il n’avait pas eu l’impression de commettre un acte inhabituel ou hors du commun. Il avait souvent entendu dire, mais n’avait jamais vraiment compris pourquoi jusque là, qu’on s’habituait très facilement à devenir un tueur.

    — En vérité… Je me demandais si Ulome accepterait de m’initier. Je voudrais le rencontrer, c’est pour cela que je suis venu. Ogora jeta un œil à l’arrière-salle. Deux hommes étaient plantés, rigides comme deux blocs de granit, devant un long rideau pourpre.

    — Je suis certaine qu’il t’aurait accueilli avec plaisir, mais on ne peut pas le déranger actuellement. Elle s’avança vers Ayhan et baissa le ton. Ces deux molosses gardent l’entrée du repère d’Ulome. Il les envoie lorsqu’il veut s’isoler du monde. En général, ça n’arrive qu’une fois par mois, pendant un ou deux jours. Or, ils sont apparus le lendemain de l’attaque des Descendants d’Eren, et nous n’avons plus aucune nouvelle d’Ulome depuis. Ça fait quand même trois semaines !

    — Mais personne n’est allé voir ? Ogora se redressa, légèrement pincée, ramenant ses cheveux en arrière.

    — C’est impossible. Les deux hommes qui gardent l’entrée sont indestructibles. D’ailleurs, j’ai entendu dire que Kami avait tenté le coup avant de partir, et qu’il ne les avait pas fait bouger d’un pouce. » Ayhan sourit en coin. Ça ressemblait totalement à son cher ami, de se jeter la tête la première sur des ennemis invincibles.

           

    Il resta assis au comptoir, ses pensées se perdant au milieu des bulles du soda offert par Ogora. La curiosité était l’un des traits de caractère les plus développés chez lui, et le mystère de la disparition d’Ulome l’intriguait au plus haut point. Qu’est-ce qu’il pouvait bien se passer derrière ce rideau ?

    Plus d’une heure s’était écoulée depuis son arrivée. Il s’était imaginé qu’on le recevrait comme un prince, qu’il trouverait une nouvelle famille au Domaine Occulte. Mais rien ne s’était passé comme il l’avait espéré. Il s’apprêtait à partir, déçu, lorsqu’une énergie sourde le traversa de toutes parts.

    Sa main s’accrocha de justesse au comptoir, mais ses jambes flanchèrent et son corps suivi. Ayhan se trouva cloué au sol, pendant quelques secondes, sans comprendre ce qu’il se passait et se releva enfin. Tout le monde avait ressenti la vague invisible, et restait sous le choc, mais personne ne semblait blessé. Le garçon regarda Ogora, paniquée, qui fixait l’entrée de la demeure d’Ulome. Elle tenta d’articuler une phrase, ou peut-être simplement un mot, mais ne réussit pas. Elle se contenta de pointer du doigt le rideau pourpre, au fond de la salle. Les deux gardes avaient disparu.

    Une voix s’éleva du fond de l’antre mystérieux, couvrant le tumulte des conversations : « Viens à moi, Ayhan. Je t’attendais. »

 

***

 

14 Juillet, 4 ans avant l’Avènement, Alsace, France.

 

    L’intérieur du camion était immense et ergonomique. Il y avait une kitchenette, plusieurs lits superposés, et même un compartiment faisant office de salle de bain. Ce n’était pas luxueux, mais Kami et Syrine s’en satisfaisaient amplement. De toute façon, ils n’y passaient guère de temps. Le plus souvent, ils visitaient des églises, des cimetières, et d’autres lieux sordides où ils aimaient passer du temps.

    Cet après-midi là, ils avaient décidé de s’arrêter dans un village alsacien. Kami était assis sur un banc et laissait le soleil le réchauffer. Il avait l’impression permanente d’être frigorifié, depuis qu’il avait quitté la cité des lumières. Il n’avait jamais été indisposé par le froid, bien au contraire, et ce n’était d’ailleurs pas le problème puisqu’il faisait chaud et lourd cet été là. Non, les engelures qui le meurtrissaient sévissaient sur son âme, dans les profondeurs de ses secrets et de ses souvenirs. Et il ne pouvait s’en détacher.

    Syrine n’était pas loin de lui, couchée dans l’herbe, elle regardait les rares nuages dessiner des formes mystérieuses dans le ciel. Elle se prenait à rêver de l’époque où elle s’était sentie insouciante. Elle avait l’impression d’être si vieille. Elle aurait tellement aimé faire ce voyage, prendre ce départ, alors qu’elle avait encore foi en l’avenir, qu’elle avait l’innocence pour elle.

    Ils ne parlaient pas. Ils venaient de visiter une charmante cathédrale, ni trop impressionnante, ni trop imposante. Ils y avaient passé des heures, comme à leur habitude. Pourtant, ils ne décrochaient pas un mot. Normalement, ils auraient échangé leurs sensations pendant de longs moments, sans se lasser un instant. Mais les choses avaient changé, l’atmosphère n’était plus la même. C’était manifeste. Depuis qu’ils se connaissaient, ils n’avaient jamais réussi à passer un instant ensemble sans converser à n’en plus finir. A présent, à cause de ce qu’ils avaient vécu, leurs liens semblaient être affaiblis… Ils étaient sur leurs gardes.

    En fait, ils n’avaient pas retrouvé leurs caractères habituels. Tout était encore tragique pour eux, chaque mouvement leur semblait fatal ou traumatisant. Ils pensaient seulement à une chose : leur affrontement, quelques semaines auparavant, à Lyon. Aucun des deux ne voulait y retourner, bien entendu, mais Kami avait tout de même failli tuer Syrine.

    Elle était partie un instant, ne sachant pas vraiment où, et puis elle avait réintégré son corps endolori. Elle n’avait pas eu le temps d’explorer les contrées de l’au-delà, mais un souvenir particulier persistait dans sa mémoire. Ou plutôt, un ressenti… Le sentiment que la mort était un état heureux, exceptionnel, un moment infini de calme et de béatitude.

    Ils faisaient comme si de rien était. Aucun des deux ne pouvait en vouloir à l’autre. Tout n’avait été que circonstances et manipulations dans leur conflit, et ils le savaient parfaitement. Malgré tout, chacun nourrissait une rancœur secrète et insensée envers l’autre. Tout était différent entre eux, et rien n’avait changé à la fois. Ils étaient heureux d’être ensemble, d’être sur les routes, loin du monde et de la réalité. Ils s’aimaient, il n’y avait nul doute possible.

    Mais dans un coin, tout au fond de leurs cœurs, un sentiment était né et s’accrochait à eux. Une peur intense de ne pas réussir à se retrouver, et de céder une nouvelle fois à la haine et au désespoir.

 

    Kami se leva et fit signe à Syrine de le suivre. Elle le regarda un instant comme si elle le voyait pour la première fois. Il avait été très beau par le passé. Ses cheveux profondément noirs luisaient de mille reflets ténébreux, ses petits yeux gris aux reflets violets étaient profonds et rassurants, et sa peau d’une blancheur parfaite. Il était encore beau, en quelque sorte, mais sa cicatrice le rendait plus inquiétant. En plus de Malia, cette fameuse et terrible semaine, ils avaient dû affronter deux autres anciennes amies. C’était l’une d’elles qui avait marqué le visage du garçon.

    Sovana et Amarante s’étaient damnées en rejoignant une mystérieuse secte connue sous le nom des Descendants d’Eren. Là non plus, Syrine n’avait pas tout compris. Les deux filles avaient été deux de ses amies privilégiées pendant des années, avant qu’une dispute ne les sépare. Elle les avait perdues de vue pendant trois ans, peut-être quatre, et les retrouvaient embrigadées dans un mouvement flou de fanatiques.

    Elles avaient tenté de supprimer Kami et Syrine. Comment avaient-elles pu en arriver là ? Tout lui semblait tellement disproportionné. Quelle haine d’antan avait poussé ces filles à entrer dans une secte et à devenir des meurtrières ? En fin de compte, Kami avait supprimé Amarante. La douce Amarante. Syrine se souvenait de cette jeune fille, calme et bienveillante, qu’elle avait connue toute petite. Elle n’aurait jamais pu l’imaginer tenter d’assassiner quelqu’un. Et pourtant… La cicatrice de Kami était là pour témoigner de la folie destructrice de ses anciennes amies.

    En y pensant, Syrine remarqua comme tout s’était organisé pour les pousser à entamer leur voyage. Le retour de Malia, l’accident de Roman, l’apparition des Descendants d’Eren.

    Le garçon monta dans le camion. Ils devaient reprendre leur chemin. Il ferait jour encore quelques heures, autant en profiter pour avancer. Syrine s’apprêtait à le rejoindre, quand un courant d’air glacé lui caressa le visage.

    — Tu ne pensais quand même pas que je t’avais oubliée, ma douce ?

    C’était de nouveau cette voix fantomatique, celle qu’elle avait entendue pour la première fois lors de cette horrible semaine. Elle ne s’était plus manifestée depuis qu’elle avait quitté la région de Lyon. Elle avait cru s’en être débarrassée, l’avoir laissée au milieu de tous ses autres problèmes. Comme elle avait été sotte !

    — Laisse-moi. Je ne veux pas t’écouter. » La jeune femme s’accrocha à la porte du camion. Ses forces semblaient l’abandonner.

    — Ne me traite pas si durement, Syrine. Je suis là pour t’aider, ne te l’ai-je pas déjà prouvé ? 

C’était la vérité. La première fois où l’apparition avait parlé à Syrine, c’était pour la prévenir de l’attaque imminente de Sovana. Elle lui avait administré de précieux conseils. Mais, malgré sa bienveillance apparente, cette étrange entité procurait d’irrépressibles frissons d’angoisse à la jeune sorcière. C’était comme un pressentiment, comme si son instinct lui criait de résister aux charmes du serpent.

    — Je ne veux pas de ton aide. Disparaît. » Elle parlait d’une voix faible, sans conviction. Son interlocuteur invisible émit un rire à la fois doux et moqueur. La jeune femme saisit Amulline, comme pour convoquer son pouvoir protecteur.

    — Tu n’y crois même pas, ma douce Syrine. Je suis là pour toi. Du calme, je ne te veux aucun mal. Tu peux me faire venir quand tu le souhaites, ma belle. Il te suffira de penser à moi, et j’apparaîtrai. La brise souleva délicatement les cheveux soyeux de Syrine, comme si une main les effleurait tendrement. Une larme roula sur sa joue.

    — Éloigne-toi de moi, je t’en prie. Elle ferma les yeux, retenant un cri de dégoût, ou de peur elle ne pouvait le dire.

    — Je m’en vais ma belle. A bientôt, certainement.

    Syrine essuya sa joue et grimpa dans la cabine. Kami souffla, le sourire aux lèvres.

    — Tu as été longue, ma chère ! La vieillesse te ralentit ?

    Oui, elle se sentait plus âgée et plus fatiguée qu’une centenaire, c’était évident. Mais le privilège de l’âge résidait peut-être dans une sagesse qu’elle savait ne pas posséder.

    — Excuse-moi, je repensais à notre vie, et à notre périple. Je n’ai plus que toi, à présent.

 

***

 

14 Juillet, 4 ans avant l’Avènement, Lyon, France.

 

    Il était là, allongé sur un parterre de voiles et de coussins, tel qu’Ayhan se l’était toujours imaginé. Kami n’avait pas menti. Ulome était impressionnant, tant par son physique imposant que par le pouvoir qu’il dégageait. Il avait une peau brune et ses yeux étaient noirs, intenses et confiants. Cet homme, tellement intimidant, parlait d’une voix délicate et posée, une voix qui jurait avec son incroyable corpulence et sa force écrasante.

    Ayhan n’arrivait pas à suivre les propos de l’initiateur. Il était envoûté, hypnotisé par ce qu’il dégageait, comme si l’énergie qui vibrait autour d’eux était une drogue qui le saoulait et embrumait son esprit. Il plissa les yeux, tentant de lire sur les lèvres d’Ulome, de saisir les confidences qu’il semblait faire, les explications nécessaires pour comprendre le Domaine Occulte et tout ce que cela impliquait.

    Ulome leva la main vers le jeune garçon. Celui-ci fixa un instant les petits doigts qui s’approchaient de son visage. Les paumes de l’homme étaient abîmées, elles semblaient avoir été brûlées par de l’acide. Il ferma les yeux et sombra dans un sommeil profond.

 

    Ayhan fit un rêve étrange. Un rêve qui lui apparut comme une évidence, le reflet de la réalité, la faculté de voir au loin, par delà les frontières, par delà la matière. Kami conduisait un énorme camion, tranquillement. La lune se levait, pleine, cuivrée comme elle l’était toujours les nuits d’été. Partout, les gens dormaient, profitant du monde onirique pour se reposer, et évacuer leurs tristesses et leurs frustrations. Tout le monde, sauf son ami, son fugitif, qui s’éloignait sans cesse de lui. Il allait bien. Relativement bien en tout cas.

    L’image s’estompa, et le visage d’Ulome s’interposa.

    — Tu es le bienvenu parmi nous, Ayhan. J’ai foi en toi, je connais ton énergie, tes dons et ta volonté. Tu vas bénéficier d’une initiation accélérée, Kami avait déjà commencé à te transmettre mon savoir. Ne t’inquiète pas, tu ne peux pas comprendre mes paroles pour le moment. Mais elles te reviendront à l’esprit, cette nuit. Raven et Raiden seront à tes côtés lors de ton parcours dans le monde de la magie. Fie-toi à ces guides, fais leur une confiance aveugle. Ils te mèneront à la réussite, à l’accomplissement. Et lorsque tu seras prêt, tu reviendras me voir, et tu auras le don. Maintenant, dors.

    Lorsqu’il ouvrit les yeux, un garçon se tenait à ses côtés. Il le reconnut comme étant le dernier amant de Kami. Il n’avait jamais vu aussi belle personne. Son teint était hâlé, doré même, lumineux et sombre à la fois. Ses longs cheveux noirs étaient parfaitement lisses, son sourire ravageur. Il y avait quelque chose d’androgyne chez lui. Peut-être était-ce la délicatesse de ses lèvres ? Ou ses pommettes légèrement rehaussées ? Il ne le quittait pas un instant du regard. Ayhan se leva à moitié, s’appuyant sur ses avant-bras, et fixa les yeux du garçon. Des yeux splendides, d’un cobalt imperceptiblement strié de blanc.

    — Je suis Mahé, tu te souviens de moi ? Il tendit un verre d’eau qu’Ayhan but d’un trait.

    — Oui, bien entendu. Tu étais là, le soir où les Descendants d’Eren sont venus, n’est-ce pas ? C’était une question rhétorique, il l’avait compris. Comment aurait-il été possible d’oublier le beau Mahé. Il ne prit donc pas la peine de répondre, et enchaîna immédiatement sur ce qui le préoccupait.

    — Ogora a dit qu’Ulome était sorti de son silence grâce à toi. Tu vas donc être formé ?

    — Oui, il m’a parlé d’une initiation accélérée. Je ne suis pas sûr de… Mahé poussa doucement Ayhan en arrière, pour le recoucher. Ils se trouvaient sur un sofa, dans l’Antre des Maudits. Il n’y avait plus aucun client, et presque toutes les lumières étaient éteintes.

    — Ne bouge pas, nous sommes tous passés par la première conversation avec Ulome. Reste tranquille encore un moment, sinon tu seras pris de vertiges. » Il marqua une pause, comme s’il cherchait ses mots. « Alors, c’est la vérité. Tu dois vraiment être spécial pour qu’il s’intéresse de si près à ton éducation. Moi, j’ai été initié il y a quelques mois, de façon plus conventionnel. Mais ça n’a pas été trop difficile, je descends d’une lignée de sorciers. J’avais déjà appris beaucoup de choses avec ma famille. Et puis, après avoir reçu le don d’Ulome, j’ai été embauché ici, dans l’Antre des Maudits. C’est bien que tu sois là. Quelque part, tu ressembles un peu à Kami… Je ne le connais pas beaucoup, mais de ce que j’en sais, il manque quelqu’un comme lui ici.

    — Je ne suis pas sûr de comprendre tout ce que… » Il posa un doigt, fin et aussi parfait que le reste de son corps, sur la bouche d’Ayhan.

    — Ce n’est pas important. Enfin, crois-moi, ta venue ici ne fait pas l’unanimité. Je suis allé te chercher dans le labyrinthe d’Ulome et Raven est aussitôt allé voir l’Initiateur. Ils ont parlé quelques minutes, puis Raven est sorti, furieux et s’en est allé.

    Rien ne s’était passé comme il l’avait prévu. Il ne comprenait pas ce que tout cela impliquait. Raven ne voulait-il pas de lui ? Accepterait-il tout de même de l’initier ? Qu’est-ce que voulait dire Mahé, en affirmant qu’il ressemblait à Kami ? Et de quel don était-il sujet à la fin de l’initiation ? Des milliers de questions s’entrechoquaient dans l’esprit du jeune garçon, mais il avait atteint son principal objectif. Il faisait maintenant partie du Domaine Occulte.

 

    Le lendemain, très tôt dans la matinée, Ayhan retourna voir son neurochirurgien. Le jeune interne avait une mine sombre. Il avait accepté de recevoir le jeune sorcier, afin de lui expliquer une dernière fois ce dont il avait souffert, et ce qu’était exactement un AVC.

    — Monsieur De Maltes, vous devez bien comprendre de quoi il s’agit. Ce dont vous avez été victime est un accident ischémique transitoire. C'est-à-dire qu’une partie de votre cerveau n’a pas été irriguée, ou en tout cas pas assez, pendant une courte durée. Le médecin sortit une plaquette sur laquelle le cerveau humain était représenté. « En principe, nous pouvons opérer les patients, afin de limiter le risque d’un nouvel accident vasculaire cérébral. Cela dit, dans votre cas, l’intervention chirurgicale est impossible, car votre accident concerne une partie interne, trop profonde et difficile d’accès.

    — Je n’avais, de toute façon, pas l’intention de me faire opérer.

Il tentait d’être léger, comme s’il n’y avait rien de sérieux, rien de dangereux. Mais l’homme qui lui faisait face n’avait pas l’ombre d’un sourire. Ayhan savait que son accident était réel, mais il n’avait pas réalisé à quel point avant ce jour là. Et finalement, alors qu’il trouvait un nouvel asile, un asile magique où il pourrait trouver des gens lui ressemblant, il se rendait compte que sa propre vie ne lui était pas si indifférente qu’il ne l’aurait pensé.

    — Écoutez, bien souvent, lorsqu’une personne est victime d’un accident ischémique transitoire, il y a récidive. Il faut absolument que vous preniez un traitement qui augmentera vos chances d’échapper à de nouvelles manifestations. Il ne vous protégera pas forcément de tous les risques, mais dans le cas où vous refuseriez d’être traité, vous seriez presque certain d’avoir un nouvel accident, voire de faire un infarctus cérébral et de subir des lésions graves, si ce n’est la mort.

    Oui, Ayhan s’était souvent senti abandonné par ses proches, par le monde en général. Mais il n’avait jamais, jusqu’alors, imaginé qu’un jour son corps lui-même pourrait le trahir.

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