Tout est calme, le robinet goutte comme toujours, on devine que toute la famille Leroy est endormie. Le père ronfle légèrement au côté de son épouse dans leur lit kingsize presque neuf. Il ignore qu’il ne lui reste plus qu’une heure de sommeil avant que le réveil sonne. Sophia, l’aînée, âgée de vingt-cinq ans, est de passage chez ses parents. Son fiancé est absent et elle n’aime pas rester seule dans leur appartement. Et même si elle ne l’avouera pas en leur présence, son papa et sa maman lui manquent et elle a envie de profiter de son petit frère, Tim, de dix-sept ans son cadet, qui rêve de cosmonaute et de gentils dinosaures dans la chambre d’à côté.

 Le chat dort dans le panier du chien alors que ce dernier somnole sur le carrelage du salon, près de son couffin occupé.

 Le matin ne va pas tarder à se lever. Tout le lotissement est calme, seules quelques cuisines sont éclairées car leurs occupants sont contraints de travailler au lever du jour. Alors que d’autres sont partis en vacances. On entend à peine les aboiements lointains d’un chien en colère.

 Un bruit de voiture vient perturber la sérénité du quartier. Deux individus sortent d’une automobile de couleur sombre après s’être arrêtés devant la maison des Leroy. Ils sont habillés entièrement de noir. L’un d’entre eux, un blond, pose son doigt sur sa bouche et enfile un masque ridicule de gorille. Le second, un brun, répète le geste de son collègue mais pose la figure de Shrek sur son visage. Les deux comparses essayent de ne pas rire en voyant l’autre ainsi affublé.

 Ils pénètrent à pas de loup dans la demeure de la famille endormie. La porte d’entrée n’est pas fermée à clé. Surprenant de la part des Leroy, d'ordinaire si prudents. Ils montent l’escalier. Ce dernier craque sous le poids de Gorille. Shrek se retourne en fronçant les sourcils. Ce n’est pourtant pas compliqué d’être discret. Dès le début de la mission, il avait su qu’elle risquait d’être compromise par la maladresse de son ami.

 Une fois à l’étage, ils longent le plus silencieusement possible le couloir, en direction de la chambre de Sophia. La jeune femme n’avait jamais enlevé son prénom en bois peint de mille couleurs sur sa porte.

 Ainsi ils la trouvent encore endormie. Une jambe sous la couette et l’autre au-dessus. Les deux jeunes hommes décident de suivre le plan qu’ils avaient établi plusieurs jours auparavant. Shrek attrape soudainement la jeune femme toujours entre les bras de Morphée. Gorille bande rapidement ses yeux et lui plaque la main sur la bouche pour ne pas qu’elle crie et alerte toute la maison.

 Réveillée en sursaut par cette agression, Sophia se débat et essaye de hurler. Elle tente de frapper aussi fort qu’elle peut avec ses jambes mais Shrek la tient trop fermement. Son cerveau encore embrumé de sommeil ne parvient pas à comprendre ce qui se passe. Un seul mot est répété en boucle par son esprit : danger. Elle continue de se démener comme un beau diable.

« Ça suffit ! chuchota Shrek d’un ton ferme. Tu n’arriveras à rien en te débattant. Le mieux est que tu nous suives sans faire de vague et tout ira bien. Il ne va rien t’arriver. »

 Cette voix. Il lui semble la connaître mais impossible de mettre un visage dessus. Sophia arrête de bouger pendant quelques secondes. L’individu semble sincère. Pourtant ça ne l’empêche pas de lui lier les mains avec un ruban en soie.

 Penser que la jeune femme va se tenir tranquille seulement parce qu’on lui a demandé est une grossière erreur. Elle ne coopère jamais avec l’ennemi. Elle espère surprendre ses agresseurs en tentant de se redresser subitement. Malheureusement, elle rate son effet et continue de s’agiter dans tous les sens pendant au moins cinq bonnes minutes. Fatiguée et un peu essoufflée, elle finit par céder et suivre les deux comparses.

 Ils refont le trajet de tout à l’heure en sens inverse en prenant grand soin d’être silencieux. Gorille a toujours la main sur la bouche de Sophia et marche donc à reculons. Une fois arrivés, devant la voiture, Brun guide la captive pour qu’elle ne se cogne pas la tête.

« Quelle gentille attention ! ironise intérieurement la jeune femme. »

 Quelques secondes après avoir claqué la portière arrière, la voiture démarre doucement. Sophia a toujours les yeux bandés et les mains liées. Shrek est au volant. Ils roulent pendant plusieurs minutes sans qu’aucun mot ne soit échangé. Le cœur de la prisonnière bat la chamade. Elle a envie de pleurer mais elle refuse de faire ce plaisir à ses ravisseurs. Des dizaines de questions lui brûlent les lèvres mais elle n’a pas le courage de les poser. Elle a trop peur des réponses.

 Le silence lui permet d’élaborer des hypothèses toutes plus abracadabrantesques les unes que les autres. Elle se demande si son père n’est pas un mafieux. Son enlèvement permettrait aux deux complices d’obtenir beaucoup d’argent. Il se pourrait aussi qu’elle rejoigne un réseau de prostitution dans un pays de l’Est.

 Le copilote semble percevoir son trouble.

« Ne t’en fais pas, ça va aller ! Ce n’est pas ce que tu crois… tente-t-il de la rassurer.

- Mais ferme là toi ! s’écrie le conducteur en administrant une claque derrière le crâne de Gorille.

- Regarde, elle a l’air terrorisée la pauvre…

- Je t’ai dit de la fermer ! Tu vas tout gâcher ! »

 Il finit par s’exécuter.

« Je n’ai pas envie de contrarier la Boss. Tu sais comment elle est ! poursuit le chauffeur.

- C’est vrai qu’elle n’est pas toujours commode… »

 Le silence s’installe de nouveau dans le véhicule.

« Ainsi le cerveau de l’opération est une femme ? réfléchit silencieusement Sophia. »

 Finalement sa théorie de la maquerelle dealeuse de drogues tient la route. Cela n’a pas eu pour effet de la rassurer.