Les vagues du souvenir (2)

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— Angie ? Tu es là ?

— Oui, je t'attendais. Mais je ne comprends pas pourquoi tu m'as dit de te retrouver à cette heure ? On se voit tôt demain, tu as une compétition.

Il est presque onze heures et jamais Dany ne m'a demandé de le retrouver aussi tard. Cet été, c'est vrai, tout est ... bizarre. D'abord, c'est de plus en plus difficile de lui cacher à quel point il me plait. J'ai dix-sept ans et toute l'année scolaire, j'ai rêvé de lui. On a échangé quelques messages. On s'est même appelé une ou deux fois par mois. Mais... être face à son meilleur ami, pour lequel on ressent des sentiments plus qu'amicaux, c'est difficile.

— Arrête de t'inquiéter pour moi. J'ai l'habitude.

Dany s'assoit à côté de moi. Très près. J'ai peur qu'il entende mon cœur qui bat trop vite. Heureusement, l'obscurité cache la rougeur qui me brûle les joues lorsque sa main frôle mon dos lorsqu'il s'installe plus confortablement.

— Que se passe-t-il Angelina ? Tu es arrivée depuis deux jours et on a à peine pu se parler.

Peut-être parce que tu parles tout le temps avec Yseult !

Je le pense très fort mais me tais. Je ne veux pas paraître jalouse. Je me suis raidie en le revoyant collé contre ma sœur qui minaude avec lui. Certes il est de plus en plus... surfeur. Musclé, souriant, mèche rousse rebelle. Mais c'est mon surfeur et c'est pas parce que son enfoiré de petit ami l'a plaquée qu'elle doit me piquer mon ami. Je soupire un peu trop bruyamment.

— Angelina ? J'ai fait quelque chose ?

Oui clairement. Mais je ne vais pas te le dire.

— Non.

Menteuse. Il ne voit qu'Yseult et tu ne le supportes pas.

— Alors... autre chose te tracasse ?

Dany me saisit le menton et je me retrouve très proche de ses prunelles vertes. Il scrute mon visage avec attention comme s'il me voyait pour la première fois. Son souffle mentholé effleure ma joue.

— Tu as un petit copain à Paris ?

Sa question me perturbe. Je me suis posée tellement de fois la même. Il est étudiant à Bordeaux et évidemment les filles doivent se l'arracher.

— Non.

Je ne dirais rien de plus, mais je me mets à trembler lorsque sa main caresse ma joue.

— Tant mieux, souffle-t-il contre mon front, tu es devenue aussi belle que je l'avais deviné ià notre première rencontre, et je n'ai pas envie de me battre avec tes petits copains.

Comment? Dany a dit quoi ? Il me trouve belle ? Ou il se moque.

— Tu ne m'amuses pas, Dany. Arrête. C'est... gênant.

— Ce qui serait gênant... ou même pire que cela, c'est si...

Il ne termine pas sa phrase et se lève, glissant ses mains dans les poches de son jean. Il semble hésiter.

— De ?

— Rien. Laisse tomber c'était une mauvaise idée. On se verra demain, Angelina.

Je ne comprends rien. Jamais il ne m'a appelé Angelina. Il tourne les talons et part la tête entre les épaules. Jamais Dany n'a eu cette attitude. Je cours après lui et tire son tee-shirt blanc pour qu'il se retourne.

— Que se passe-t-il, Dany ? Dis-moi. On peut parler !

Je sens dans l'obscurité son regard sur moi.

— Viens avec moi.

Il saisit ma main et nous marchons en silence sur la plage. Les vagues crépitent à nos pieds, mais pour une fois, ni lui, ni moi ne prêtons attention aux odeurs marines et à la grande bleue. Une fête a lieu un plus loin et quelques jeunes chantent sur une musique que je reconnais. "Life on Mars" résonne dans la nuit alors que Bowie semble pleurer son envie de fuir la réalité. Je ne veux pas fuir. Comme Daniel ne parle pas, je décide de commencer. Tant pis pour mon pauvre petit cœur.

— Yseult et toi...

Je laisse ma phrase en suspens ne sachant plus que dire et Dany arrête brusquement de marcher.

— Quoi Yseult et moi ?

— Ben... elle te plait non ?

— Non. Désolé de te l'apprendre mais ta sœur est une emmerdeuse.

Je rigole doucement pour cacher mon soulagement. Il a parlé avec tellement de naturel que je sais qu'il est sincère.

— Bon, alors c'est qui, celle qui te plait ? C'est forcément ça qui te rend si... bizarre. Tu es tombé amoureux ?

Je ne veux pas savoir : mon cœur se serre déjà dans la crainte de sa réponse. Mais j'ai toujours pensé que refuser d'affronter le danger ne le ferait pas disparaître. Il hausse les épaules et me cache son visage en se détournant.

— On pourrait dire cela.

Une seule larme coule sur ma joue silencieusement alors que mon cœur se brise. Je savais que cela devait arriver.

— C'est bien.

Je n'arrive pas à dire autre chose.

— Ça serait "bien" si j'arrivais à lui dire. Si elle ressentait la même chose.

Il me regarde à nouveau bizarrement. Il veut que je l'aide ou quoi ? Il y a des limites à ce que je pourrais supporter. Sans réfléchir, je passe doucement ma main sur sa joue rugueuse. Il est si... magnifique que je ne peux me retenir de me hausser sur la pointe des pieds pour embrasser le coin de sa mâchoire avant de souffler les mots qui m'éloigneront de lui.

— Alors dis-lui.

— Tout parait si simple avec toi.

Nous sommes très proches et je sens qu'il glisse une main dans sa poche alors que l'autre entoure mes épaules.

— On va rentrer Angelina. Tu trembles de froid.

— D'accord. Comme tu veux.

Je ne sais plus si je suis déçue ou soulagée que notre conversation s'arrête là.

Nous arrivons devant la maison de Mamie. Lorsque Dany lâche mon épaule, je perds sa chaleur. Il glisse sa main contre mon cou et un morceau de métal frais frôle doucement ma peau.

— C'est un petit truc que j'ai trouvé à Bordeaux. Il m'a fait penser à nous. À demain Angelina.

Sa silhouette disparaît alors dans l'obscurité. Pourquoi ai-je l'impression qu'il fuit ? Pensive, je rentre chez Mamie et regarde machinalement ce que Daniel m'a offert, dans le miroir de l'entrée. Une chaîne dorée brille sur ma peau et sur un pendentif merveilleusement simple les lettres A et D s'entremêlent autour d'un cœur.

※※※※※※

Au souvenir de cette soirée, je souris. Le pendentif ne m'a pas quitté. Mon mari l'a toléré. Il n'avait pas le choix. Ce sujet était tabou entre nous. J'ai dû changer la chaîne trois fois, mais le petit cœur à nos initiales est resté où Daniel l'avait placé. L'été de mes dix-sept ans a donc commencé comme un miracle. Nos retrouvailles timides le lendemain de son aveu masqué. Nos premiers baisers échangés furtivement au petit matin avant les premières sessions de surfs. Nos étreintes, de plus en plus passionnées au crépuscule. Je vivais sur un nuage.

Des cris joyeux résonnent dans la nuit et je frissonne. Il est tard, je devrais rentrer. Mais j'ai envie de rester assise là à rêver de lui. De nous.

※※※※※※

— Angelina ? Réveille-toi !

La voix de Dany m'appelle et ses lèvres se faufilent dans mon cou. Lorsqu'il s'éloigne, j'ai froid et ouvre les yeux. Je ne vois d'abord que son large sourire heureux ,un peu craintif. Je me rends compte que nous sommes allongés sur la plage derrière une petite dune et que la brume matinale nous entoure. Je rougis brusquement alors que quelques douleurs me rappellent ce que nous avons fait cette nuit. Évidemment, Dany sourit de plus belle et je ferme les yeux en cherchant à éviter les images impudiques qui me reviennent à l'esprit.

— Ça va ma belle ? Tu... ne regrettes pas ?

Il me caresse la joue. Sa voix hésitante me fait rouvrir les yeux.

— Non, je...

Je suis incapable de terminer ma phrase. Ses lèvres effleurent les miennes en un baiser si doux que mon cœur fond.

- Angelina, c'était beau, nous deux.

Je me coule entre ses bras et glisse mon visage dans son cou. Blottie contre son cœur, je rêve de ne jamais quitter cette place.

— Ma belle, je dois te laisser, la compétition commence dans une heure.

Pour la première fois, j'ai oublié qu'il doit surfer.

— Vas-y. Je te rejoins.

— Ça ira ? Tu es certaine ?

- Arrête de t'inquiéter. Je vais rentrer me doucher puis je te rejoins.

Une nouvelle fois, mon cœur s'arrête alors qu'il m'embrasse. Ses lèvres me prennent avec une douceur et une passion dont je n'aurais jamais rêvé. Sans chercher à cacher mon désir, je lui rends son baiser, glissant mes doigts dans sa chevelure. Plus tard, Dany se détache et m'embrasse le bout du nez.

— Doucement Angelina, je dois garder l'esprit... clair. Je t'adore et déteste te quitter maintenant.

Je le repousse.

— File. Et gagne.

En riant, il se lève et s'habille rapidement. Un dernier baiser et il part en courant. Distraitement je laisse mon index glisser sur mes lèvres gonflées. On l'a fait. Il m'a fait l'amour et malgré la gêne de cette première fois, malgré ma maladresse, je sais que je chérirai cet instant toute ma vie.

※※※※※※

Allongée sur le sable, je dors d'un sommeil perturbé. Je voudrais me réveiller, mais la fraîcheur de la nuit et le bercement régulier des vagues me maintiennent dans cette somnolence. Je dois me réveiller.

Après une douche rapide, je croise en sortant Mamie qui me regarde bizarrement.

— Bonjour ma grande. Tu vas bien ? Tu as l'air toute guillerette.

— Je rejoins Dany. Il a une compétition.

— Couvre-toi avant de sortir. Il fait frais. Les orages d'août sont arrivés et la mer est mauvaise aujourd'hui. Ils ne devraient pas organiser de compétitions par ce temps.

Elle grommelle un peu, comme souvent.

— Je suis en retard. Je dois y aller.

— Ça serait la première fois ! s'esclaffe Mamie.

Pour lui faire plaisir, j'enfile une veste de laine et file vers la plage. Le vent est en effet très violent et mes longs cheveux bruns échappent rapidement à mon contrôle. Les vagues, impressionnantes, bravent le sol qui semble presque trembler. Aucun oiseau ne vole au-dessus de ma tête et je trouve cela curieux. Un attroupement me signale le lieu de la compétition. Silencieux.

Mon cœur tape soudain très fort et mes jambes pèsent une tonne, refusant d'aller plus loin. Les images défilent au ralenti devant moi. Les planches abandonnées en vrac sur le sol. Le gyrophare d'une ambulance garée au bord de la plage. Les surfeurs regroupés en combinaison qui chuchotent. La planche jaune fluo. La sienne. Couchée. Brisée.

Alors je me retrouve près de lui. Il est si pâle. Il a les yeux fermés et ses lèvres sont bleues.

— Dany.

Je ne peux que murmurer son prénom alors que je me laisse tomber à genoux près du corps inconscient. Je m'entends ensuite crier lorsque je réalise.

— DANIEL !

— Reculez, mademoiselle. Laissez les secours intervenir.

Comme une poupée désarticulée, je laisse un homme me déplacer. Ils s'activent autour de Daniel. Les hommes en tenue effectuent les gestes de premiers secours. Longtemps. Tellement longtemps.

J'entends les murmures autour de moi

— surfeur débutant... trop loin... parti le chercher... sauvetage miraculeux... Vague trop dangereuse.

Je veux juste que Dany se réveille et qu'il me sourit. Comme ce matin. Qu'il m'embrasse et soit à nouveau mon soleil. Mais mon soleil est immobile et pâle. Seules les vagues assassines hurlent pour moi le malheur qu'elles ont causé.

※※※※※※

— Maman ? Maman ? Réveille-toi !

La voix de Léo, si semblable à celle de son père, me ramène à la réalité.

— Maman, tu vas bien ? Pourquoi t'as dormi dehors ? Il fait vachement froid ici la nuit.

— Ça va.

— Ben, ça se voit pas, on dirait que tu as croisé un revenant.

Je contemple Léo un long moment.

— Non, mon chéri, je me suis juste laissée emporter par les vagues du souvenir. Mais le présent... est beau aussi.

Fin.

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