Coeur de glace (2)

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*****Deux ans plus tôt *******

Tout bascule en une seconde. Le jeune Billy glisse et son corps disparaît dans le vide entraînant avec lui Cristal. Gareth hurle et se précipite, retenant la corde entre ses doigts gantés. Fermement campés sur ses pieds ancrés dans le sol, il tire de toutes ses forces en appelant leur guide :

– Iris ! Viens vite. Aide-moi !

Iris, quelques mètres plus loin, le regarde. Paralysée.

Cristal pleure, suspendue dans le vide, elle bouge un peu. La corde céde. Gareth se jette à plat ventre sur le sol gelé et glissant, il tente de la rattraper.

En vain. Il disparaît à son tour en jetant un dernier coup d'œil désespéré à leur guide incapable de réagir.

Le bruit du corps de Billy heurtant le sol est écœurant, il résonne entre les montagnes splendides et indifférentes.

*****************************

Dernier jour. - 30 décembre.

Lorsque je suis sorti de chez elle, j'étais calme. Le genre de calme qui règne dans l'œil de la tornade, celui qui précède le chaos.

Apparemment je n'étais pas prêt. Pas assez fort encore.

Apparemment elle n'avait pas oublié. J'ai marché d'un pas vif ignorant l'air glacé, rejoignant mon hôtel. Sous la douche brûlante, j'ai hurlé mon impuissance, ma lâcheté qui m'a empêché d'atteindre mon objectif.

Ils sont morts par sa faute. À cause de ses mensonges, de son incompétence.

Chaque nuit, j’ai rendez-vous dans mes cauchemars avec le corps sans vie de mon frère Billy, broyé par sa chute.

Chaque nuit, je retrouve Cristal, ma fiancée agonisante, se vidant de son sang malgré mes tentatives de compression sur sa blessure à la cuisse. Cristal est morte deux jours après sa chute.

Chaque nuit, je revis leurs morts et son silence.

Les secours ne sont arrivés qu'après trois jours. Iris n'était pas guide, elle avait juste emprunté le matériel de son frère. Elle a prétendu s'être perdue. Maintenant, la justice tarde à reconnaître sa culpabilité. Moi, je n’en plus plus d’attendre qu’elle paie.

Jamais je n'oublierais

Jamais je ne pardonnerais.

Jamais mon cœur ne se réchauffera.

Elle paiera.

****

Iris

Je ne sais pas si j'ai dormi. Mais à sept heures du matin, je suis, je ne sais pas trop pourquoi, presque au sommet de Heart Mountain. Je n'y suis pas revenue depuis deux ans. Je ne fais plus de randonnées depuis deux ans. Mais j'ai besoin de comprendre. Un taré me suit la nuit. Je vois des corps disloqués dans une goutte de sang et mon comportement a fait fuir le seul beau gosse de Calgary.

Je dois comprendre.

Ce n'était pas de ma faute, n’est-ce pas ? Mon avocat m'a dit que Gareth ne pouvait rien prouver. C'est un déséquilibré. Il a été dans le coma pendant si longtemps. Et il a tout oublié aussi je crois. Essoufflée, je ne remarque ni les sommets enneigés ni les gouttes de glace qui tombent des branches de pin et glissent le long de mes cheveux, puis sur le sentier de randonnée. Je me retourne : mes empreintes sont déjà quasiment recouvertes par la neige qui tombe sans discontinuer.

Soudain, l'idée de me perdre dans cette forêt immense, qui recouvre les flancs de Heart Mountain, me vient à l'esprit.

Mais les arbres semblent s'écarter : le sommet est là. Gareth aussi. À quelques mètres de moi, debout au bord du vide, je reconnais sa silhouette puissante. Il ne m'a pas vu, car il fixe la falaise. Je dois fuir. Je fais un pas en arrière. Une branche craque. Il se retourne.

Je soupire de soulagement : ce n'est pas Gareth, c'est Franck. Je lui souris prête à lui sauter dans les bras de soulagement.

– Franck, c'est toi !

Il ne sourit pas et son regard bleu glacé me transperce. Bleu ?

Je secoue la tête. Impossible. Les morceaux du puzzle s'assemblent peu à peu.

Un lent sourire triste s'agrandit sur son visage pâle au fur et à mesure que je comprends et que la peur m'envahit.

– Mais tes... tes yeux.

Il fait la moue et hausse les épaules, semblant presque s'excuser.

– Lentilles teintées.

Mon cœur tape si fort que j'ai l'impression d'entendre l'écho résonner autour de nous.

Que me veut-il ? Pourquoi ? Je recule encore m'appuyant contre le tronc d'un jeune pin pour lui échapper.

– Que... que veux-tu ? Je n'y suis pour rien. Tu le sais. J'ai... j'ai appelé les secours, mais je me suis perdue. J'ai...

Il ne dit rien. Se contentant de fixer une longue corde enroulée et trempée. Il semble accablé.

– J'ai trouvé la corde juste ici sous la neige. Elle est là depuis longtemps. Depuis deux ans peut-être. Tu avais une corde supplémentaire ? Tu aurais pu me remonter et j'aurais aidé Cristal au moins. IRIS TU AURAIS PU LE FAIRE.

Il hurle maintenant.

Je me blottis contre l'arbre. Puis la fureur m'envahit : il n’a pas le droit de me reprocher cela. Oui j’avais une corde! Et alors ! Je me jette contre lui, martelant son torse de mes poings serrés.

– OUI. J'aurais pu. Mais je ne voulais pas. Cristal avait tout. Tu ne me regardais même pas. Elle méritait de te perdre. Je ne voulais pas qu'elle...

Je m'interromps sous son regard stupéfait et ma colère fond comme neige au soleil remplacée par la peur. L’instinct me dicte de me taire et de fuir.

Gareth secoue la tête comme s'il voulait effacer mes mots de sa mémoire. Attrapant mes poings crispés sur son blouson, il les détache avec horreur. L'horreur, la répulsion, c'est tout ce que je lui inspire maintenant. Gareth, Frank, j'ai perdu.

J'avance un peu plus vers lui espérant me tromper, mais il se détourne et plonge son regard vers le vide. Vers le lieu où ils ont disparu il y a deux ans.

En tremblant, je le rejoins au bord du vide. Je regarde cet homme si beau, si proche et si lointain que je n’ai pas perdu, je ne l’ai jamais eu. Je suis son regard vers...

Quoi ? Je me penche et me sens blêmir. Je ne peux plus respirer. Ce n'est pas possible ! Je ferme les yeux espérant faire disparaître l'image des corps. Mais ils sont toujours là.

– Gareth !

Mon gémissement plaintif le fait se retourner vers moi. Son regard clair m'interroge. La gorge serrée, je tente de lui montrer. Il les a vus. Forcément.

– Là, en-bas ...

Il regarde dans la direction que je lui montre et semble furieux.

– Quoi ? Oui, c'était là. Je le sais, j'y suis resté trois jours à mourir sur la glace, à petit feu, avec eux.

J'ose regarder à nouveau. Ils sont là. Billy, son blouson rouge vif, le corps disloqué dans une position qui ne laisse aucun doute sur son décès. Mais elle... Cristal, elle bouge un peu. Je l'entends gémir dans ma tête.

– Gareth, ils sont là. Cristal. Et le corps de Billy.

Il dégage d'un mouvement brusque son bras que j'ai agrippé.

– Tu es folle. Complètement folle.

Il soupire. Me contemple de son regard bleu glacier et semble prendre une décision. Il recule de quelques pas. S'éloigne du vide, de moi. Des corps qu'il faut sauver.

– Non, Gareth. Viens vite. Aide-moi. Aide-nous.

Je le supplie, mais il secoue la tête une dernier et s’éloigne encore, me tournant le dos. Il disparaît sous la frondaison enneigée.

Je suis seule.

J'avance d'un pas prudent vers la falaise. La glace qui dégèle sous mes pieds grince un peu.

En bas, le sang teinte la neige immaculée d'auréoles vives. Cristal gémit de plus en plus fort. Je serre la corde dans mes mains crispées. Je peux le faire. Je peux les rejoindre.

Un pas de plus. Ça grince, ça tremble sous mes pieds.

Je perds l'équilibre.

– AHHHHH

J'entends le cri horrifié d'une femme , comme un écho. Puis...

FIN


Publié dans le cadre d'un défi dont le thème était "Froid et Glace"

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