Le rêve de Juan (1)

10 minutes de lecture

Ce texte a été inspiré par le thème du premier défi que j'avais mis en place sur Wattpad. Le thème était "Rêve américain" , production bien entendu hors concours.

N.B. = Je n'ai pas respecté ma propre consigne "moins de 3000 mots". La nouvelle est ici découpée en deux parties.

##O##

Un samedi soir à Los Angeles.

Comment tout ceci a-t-il pu arriver ?

Cette question tourne en boucle dans mon crâne alors que je pique un dernier sprint. Mes poumons de fumeur, déjà fortement sollicités par la course poursuite, souffrent, à la limite de l'explosion. Les clameurs du bar sont loin derrière moi mais, par-dessus mon épaule, j'aperçois le grand brun tatoué qui me talonne, un couteau bien visible à la main, alors qu'un balafré chauve le suit. Deux ? C'est tout ? Les deux autres petites frappes ne se sont pas remises de la rencontre avec mes poings à moins qu'elles ne courent moins vite.

J'ai pas le temps de vérifier. Ma foulée s'allonge. Un espace moins éclairé, un lampadaire public bousillé, attire mon attention à quelques mètres. Dernier virage à gauche. Une ruelle sombre, aucun passant. Parfait. Je poursuis ma course. Pas très longtemps.

Un mur.

¡Mierda !

Je me hisse à la force de mes poignets sur le sommet de l'obstacle qui ferme l'impasse dans laquelle je me suis engagé.

Putain ! Comment tout ça a-t-il pu arriver ?

¡Deja de pensar, gilipollas y saca el culo de ahí!*

(*Arrête de réfléchir, connard, et bouge tes fesses de là.)

J'obéis à la voix impérieuse qui résonne dans ma tête, j'ai remarqué que globalement ses conseils sont bons à suivre.

Posé en haut du mur de briques nues, je jette un coup d'œil rapide derrière moi.

Ils sont encore là, pas très loin.

Sans même réfléchir, je bascule avec souplesse mes jambes de l'autre côté et saute dans une autre impasse aussi puante et sombre.

Dans un container métallique.

Le bruit de ma chute explose dans l'obscurité et dérange les chats du quartier qui dînaient tranquillement.

Je suis tombé dans une putain de poubelle. Pleine. De fureur, je frappe les rebords de celle-ci, éclaboussant mon unique chemise blanche de travail.

Vive l'Amérique ! Qui m'offre ici ce qu'elle a de mieux : les restes abondants, odorants et pourrissants d'une société de consommation sans limites.

Bien hecho Juan Luis Esteban Mendes. ¡Tu padre estaría orgullosa de ti y de tu éxito!*

(*Bravo Juan Luis Esteban Mendes. Ton père serait fier de toi et de ta réussite ! )

Ouais, parfois la voix de ma conscience est légèrement sarcastique et agaçante. Mais elle n'a pas tort, je le maintiens.

J'entend mes poursuivants derrière le mur m'agonir d'injures et me promettre une mort prochaine et douloureuse dans un langage qui ferait rougir Camilla, la putain la moins stylée du bordel de Tijuana, à qui mon cousin Carlos rend visite tous les vendredi soirs.

Quelques injures encore.

Puis des bruits de pas qui s'éloignent.

Le silence revient.

Mon coeur et mes poumons peuvent enfin reprendre un rythme normal alors que mon cerveau ressasse son interrogation éternelle :

Comment en suis-je arrivé là ? Comment tout ça a-t-il pu arriver ?

Une demi-heure plus tôt

Tout a commencé comme prévu. La journée était placée sous le signe du bonheur : le doyen de l'UCLA a accepté ma candidature après avoir attentivement examiné mes résultats plus qu'honorables au baccalauréat et m'avoir interrogé sur mes motivations. Il a fermé les yeux sur mes papiers "officiels", mis de côté assez rapidement. Je pense que l'homme considère que tout ça n'est pas son affaire et que le mur du Président Trump peut être poreux s'il lui permet de récupérer de bons éléments, même mexicains.

La première étape de mon rêve est atteinte. Je vais enfin pouvoir faire mes études aux States et, en plus, dans une université d'élite. Mais cela nécessite que je trouve rapidement gîte, couvert et... du fric. Pour cela j'attends, appuyé négligemment contre le mur, Leah, la belle blonde incendiaire, rencontrée la veille, enfin le matin même. Nous avons rendez-vous près du bar ce soir et elle sera, j'espère, la seconde clé de mon avenir aux States. Elle m'a dit hier, entre deux tequilas, que son père avait besoin d'un chauffeur et que je pourrais loger sans problème dans leur maison de Pacific Palisades.

Pacific Palisades, quartier luxueux proche de ma future université.

Le rêve.

Tout semble parfait.

Sauf que je commence à me poser des questions quand une décapotable rouge vif, très cliché, freine brutalement devant moi, suivi d'un SUV sombre. Ma belle blonde sort en trombe de sa voiture en claquant la porte. Vêtue d'un pantalon de cuir noir moulant ses cuisses et son postérieur appétissant et d'un petit haut en dentelle blanc très échancré, la demoiselle est cependant nettement moins... engageante que la veille. Soit mon charme est inefficace lorsqu'elle est sobre. Soit il y a un malentendu entre nous.

Elle n'est pas venue seule. Quatre types, de grands costauds ressemblant à mes cousins du cartel l'accompagnent, extirpent leurs carcasses du SUV et se placent quelques pas derrière elle.

– Qu'en as tu fait ?

Ses premiers mots ne font pas étalage d'une politesse excessive et confirment mes craintes. Voix tranchante et traits tendus indiquent qu'elle ne plaisante pas. Tous mes sens sont en éveil ; j'écrase lentement sur le sol ma cigarette, me décollant à peine du mur. Je sens que ma réponse ne va pas lui plaire.

– Bonjour, ma belle. Je suis désolé mais je ne sais pas de quoi tu parles.

Elle tape du pied comme la gamine capricieuse qu'elle est.

- Tu te fous de ma gueule ? Putain, tu t'es servi dans MON sac. Tu m'as VOLÉE ! Et tu crois que je vais laisser passer ça ? Où est-elle ? Me dis pas que tu l'as déjà re-vendue, connard ?

¿Qué le robé?*

(*Je lui ai volé quoi ?)

Mon cerveau ne met que quelques secondes à analyser la situation. J'ai l'habitude. Drogue.

Je comprends que même si j'arrive à lui prouver mon innocence, mes chances de trouver un boulot chez elle se sont envolées. De toute façon, une fille qui se drogue ou qui deale, non merci, j'ai pas quitté le Mexique et la merde dans laquelle la moitié de ma famille est impliquée pour recommencer ici. Dominant ma déception et ma colère d'être accusé à tort, je tente de la raisonner.

– Je te garantis que je ne t'ai rien volé, ma belle. Tu étais totalement ivre hier soir et le bar était plein à craquer, n'importe lequel des mecs contre qui tu t'es frottée aurait pu te piquer ta coke. Parce qu'il s'agit de coke, non ?

Bien sûr, mon discours ne la calme pas et après m'avoir adressé un dernier regard bleu glacé, elle fait un bref signe à ses gorilles avant de tourner les talons et de remonter dans sa voiture. Pour elle, selon doute apparence, la discussion est achevée. Les quatre gros balauds s'avancent alors dans un bel ensemble décérébré vers moi, la mine aussi fermée que leurs poings.

Le message est clair. La plus chic de mes tenues, mise en l'honneur de la belle blonde, va souffrir et je vais devoir vendre ma peau assez cher.

Merde, c'était pas vraiment prévu au programme ça.

Comment tout ça a-t-il pu arriver ? me dis-je en échouant à esquiver le premier coup.

Le balafré chauve a ouvert les hostilités et m'éclate la pommette gauche.

- ¡Deja de pensar! ¡Ataca y corre, tonto !*

(*– Arrête de réfléchir! Frappe et fuis, idiot ! )

Le même jour, beaucoup plus tôt, à deux heures du matin

Il est deux heures du matin. Je suis crevé mais je dois tenir encore une heure. J'ai encore des clients à servir à quatre tables. Même si le bar est plus calme car on est en semaine, ils sont dans un sale état et pas très agréables. Je soupire en portant un énième plateau de bières et de vodka à un groupe de fêtards hipsters. Ils aiment mélanger. C'est leur problème s'ils veulent boire de la merde.

Moi, je veux juste rentrer dans le trou à rat qui me sert de chambre et dormir.

Demain matin, enfin dans moins de 6 heures, j'ai rendez-vous avec le doyen de l'université de Los Angeles, avec mes faux papiers et mon diplôme mexicain. Il va falloir le convaincre de m'accepter et je dois déjà m'estimer heureux d'avoir décroché ce putain de rendez-vous. Reposant le plateau vide sur le bar, je m'y adosse quelques secondes pour souffler un peu, parcourant la foule du regard. C'est là que je la vois.

Blonde, fine, avec des formes à faire baver mon cousin Carlos. Sa robe violette dévoile plus qu'elle ne couvre, une poitrine qui doit avoir augmenté le capital d'un chirurgien de quelques milliers de dollars. J'en ai rien à fiche de ce genre de filles d'ordinaire mais....

Premièrement, elle ne me lâche pas de son regard bleu azur et c'est un peu déstabilisant.

Deuxièmement elle pourrait être ma chance.

Troisièmement... et merde... ça fait un bail que j'ai pas baisé.

Alors je fonce vers elle, bien qu'elle ne soit pas encore installée à une de mes tables.

– Mademoiselle, je peux vous aider ?

Ma voix est la plus professionnelle possible, mon anglais le plus parfait. Cependant, concrètement, mon langage corporel, le fait que j'empiète délibérément dans son espace personnel, exprime autre chose, qu'elle comprend parfaitement..

Cálmate Juan, no la ataque*.

(*Du calme Juan, lui saute pas dessus.)

Sauf qu'elle est très réceptive et se colle à moi. Mon corps entend ce message non verbal comme un encouragement très net à aller plus loin. Il n'a peut-être pas tort mais ma priorité est autre et je prie intérieurement mon sexe de se calmer.

- Une téquila et ... quelques renseignements sur toi, beau gosse.

On est sur la même longueur d'onde. C'est juste parfait. Le rêve est peut-être à portée de main.

– Je m'appelle Juan. Je finis mon service dans...

Je consulte ma montre, celle héritée de mon père, avant de poursuivre dans un sourire enjôleur.

– ... dans 45 minutes.

Elle me sourit à son tour et, avec une petite moue boudeuse, s'approche encore plus près de moi, se haussant sur la pointe des pieds pour murmurer contre mes lèvres.

– Pour toi, je peux attendre.

Ses seins sont exposés, comme dans une vitrine, à mon regard et je dois faire un effort pour reculer et reprendre mon souffle.

Ensorceleuse.

Faisant un clin d'œil à peine discret, je file lui chercher sa tequila. Sûrement pas la première de la soirée. Ce genre de fille est absolument ce que je cherche depuis deux semaines, en bossant dans ce bar plus ou moins miteux : fille à papa, riche et peu farouche. Ces filles-là, et leur famille, ont toujours besoin de quelqu'un, jardinier, chauffeur ou autre. Un second job, logé si-possible, c'est vraiment ce dont j'ai besoin aujourd'hui. Beaucoup plus que de la draguer.

Vraiment, j'ai de la chance d'en être arrivé là.

Deux semaines plus tôt

Nous sommes maintenant une trentaine à nous observer furtivement sans oser dire un mot. Trente ombres apparues peu à peu dans le silence de la nuit. J'ai froid et je remonte la fermeture de mon blouson en cuir, relevant le col, comme pour éviter le regard des autres dans la pénombre. Ils reflétent trop mes propres peurs.

El Lobo nous a rassemblés dans un parking à l'arrière d'un vieil entrepôt pourri de la zone industrielle. Les States sont à moins de quatre kilomètres, comme toujours, mais bizarrement j'ai l'impression qu'ils sont loin, très loin. J'ai réglé mon passage directement à El Lobo. Un privilège peut-être. Un privilège à quatre milles dollars... ça fait cher du kilomètre. Surtout quand j'imagine ce que mon père a dû faire durant des années pour préparer tout cela. Je meurs d'envie d'allumer une cigarette mais El Lobo a été strict : silence et obscurité. Rien ne doit trahir notre présence ici. Il circule de groupes en groupes donnant les dernières instructions.

J'ai dit au revoir à mes sœurs et à Carlos il y a une heure et mon cœur souffre déjà. Louisa a à peine cinq ans et Mia aura la pleine responsabilité de notre petite sœur. Pedro n'était pas là. Cela fait deux jours que mon jeune frère n'est pas rentré à la maison. Oncle Sandro a tenté de me rassurer en me disant qu'il veillerait à ce qu'il ne s'implique pas dans des trafics louches. J'ai peur qu'il ne soit trop tard. Pedro a la rage de s'en sortir, de ne pas vivre comme nos parents... et il n'a pas la même "chance" que moi : partir. Il a saisi qu'il doit construire seul son avenir. À Tijuana. Dans la pauvreté et sans aide.

Je me demande si j'ai eu raison de me lancer dans tout cela. Les States peuvent- ils m'apporter ce dont je rêve ? Ce dont ma famille rêve ?

Un bref sifflement me sort de mes pensées. Nous nous rapprochons. El Lobo vient d'ouvrir la porte arrière d'un immense container chargé sur un camion.

– ¡Venga! ¡Sube rápido! Todos en la parte trasera del contenedor.*

(* – Avancez ! Montez rapidement ! Tout le monde au fond du container.)

Il surveille notre ascension. Le type devant moi tente de grimper avec deux vieilles valises mais El Lobo d'un claquement de doigts lui fait signe d'en laisser une. Le deal était clair : pas de bagage. Toute ma vie est dans mon sac à dos désormais et mes papiers sont roulés et cousus dans le col de mon blouson. Je m'assoie dans la pénombre derrière une pile de cartons, serré contre un jeune homme à l'odeur aigre, autre candidat à l'immigration clandestine. Il a l'air épuisé. Il a dû déjà traverser plusieurs pays avant d'arriver à cette dernière étape stressante. El Lobo grimpe à son tour , nous inspecte à la lueur de sa petite torche, puis complète la pile de cartons de façon à ce que nous soyons invisibles pour tout contrôle, peu approfondi, de la cargaison.

– Ahora no más ruido ni luz, apague sus teléfonos. NADA. De lo contrario, estás muerto. Buen viaje.*

(*Maintenant aucun bruit, aucune lumière, pas de téléphone. RIEN. Sinon vous êtes tous fichus. Bon voyage.)

Ce sont les derniers mots que j'entendrais au Mexique. La porte se ferme sans bruit nous laissant dans le noir le plus absolu. Moi qui espérais franchir la frontière en observant le pays que je quitterais pour un avenir bien meilleur, c'est terré comme un rat, ballotté dans un camion bruyant et sale, accompagné de la misère du monde ou du moins du continent sud américain que je dois commencer à créer mon avenir et celui de ma famille.

Pour la première fois, je me demande comment tout ça a pu m'arriver ?

(à suivre)

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