Le rêve de Juan (2)

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Un mois plus tôt à Tijuana

Je grimace en contemplant la poêle noircie que je récure. Les restes de tortillas carbonisés prouvent que mon jeune frère Pedro est passé par là. Ranger et nettoyer la cuisine, après avoir passé deux épreuves de bac et effectué mes six heures de service au restaurant de l'oncle Sandro n'est pas franchement engageant. Mais il est minuit et Carlos, mon cousin, et moi, avons faim. Il s'est installé sur le canapé défoncé du salon et a allumé la petite télévision en noir et blanc.

Il est déjà captivé par une quelconque série américaine et m'a, comme d'habitude, délégué la tâche de cuisiner pour nous. Les coudes posés sur les genoux, la tête calée dans ses mains, il est fasciné. Tout en cassant les œufs, je jette un œil à la télévision. Un beau mec, costume noir et chemise blanche impeccables, regard charbonneux, séduit une blonde sans cervelle - mais avec une tonne de maquillage - dans une boite de nuit. Ils rejoignent un superbe loft au dernier étage d'une tour. Vue de rêve sur Los Angeles.

OK. Classique. Carlos est fou de ces séries-là, un vrai gosse.

– T'as vu ? Lucifer a encore emballé la meuf. Elle a une poitrine d'enfer.

Oui, il regarde ça aussi. Je hausse les épaules, il n'y a rien à dire.

– Tu crois qu'elles sont toutes comme elles à L.A ? Tu as une veine de cocu, mec ! Dans un mois, quand tu seras là-bas, tu vas toutes te les faire.

Je juge inutile de lui rappeler que notre grand voisin est le pays où le taux d'obésité est le plus élevé du monde, et casse quelques œufs dans la poêle avant d'épicer le tout. J'adore Carlos, il est comme mon frère, mais ses raisonnements simplistes m'épuisent parfois.

– Beau gosse comme t'es, et avec ton cerveau de dingue, à toi les filles et les belles voitures. A toi Hollywood et la grande vie.

Il soupire, envieux. Je lui jette un torchon au visage.

– Moi ? Beau gosse ? Je te plais alors ?

Faire diversion avec Carlos, qui a les capacités de concentration d'un poisson rouge, ça marche à tous les coups. J'ai pas envie de parler des States et de mon départ. Pas maintenant. Je dois passer le baccalauréat d'abord. Même si ce n'est qu'une formalité pour moi. Et gérer mon frère Pedro qui déconne depuis la mort de Papa. Et ranger la maison. Et m'assurer que mes frères et sœurs auront assez de fric jusqu'à mes premiers envois. Et surtout, surtout, ne pas penser à ce qui m'attend là-bas.

- Sûr que tu me plais, beau ténébreux... mais t'aimes trop les filles et ... ma Camillia m'arracherait la peau si je lui étais infidèle.

Oui, Carlos est bizarre... Il est fidèle à sa prostituée. Il l'aime : c'est son côté fleur bleue.

Il soupire et continue en bon moulin à paroles qu'il est.

– J'aurais une chambre, rien qu'à moi, à l'année dans ta baraque sur les collines de L.A. ? Promis ? Et je pourrais conduire toutes tes bagnoles, bien sûr.

Il me voit déjà acteur, ou metteur en scène célèbre et richissime. Je secoue la tête et retourne en cuisine.

– Eh tu m'as pas répondu, beau gosse ? me crie-t-il du salon.

Je fais glisser deux tortillas express sur une grande assiette, attrape deux canettes de cervezas dans le frigo et rejoins mon cousin. Je le pousse de l'épaule pour m'asseoir à côté de lui sur le canapé. Le fauteuil, c'est celui de papa et il est hors de question que je le prenne.

– Sérieux ? Tu veux aller à L.A. à ma place ? dis-je en commençant à picorer dans le plat.

- Dios mio ! Non. Je veux juste profiter de toi.

Il me fait un clin d'œil et dévore, avec nettement plus d'appétit que moi, l'omelette fumante.

– Sérieusement, mec...

¿Qué estupidez va a decir?*

Aie ! Que va-t'il me sortir ?

– Tu es prêt à partir ?

Suis-je prêt à partir ? À quitter ma famille qui a besoin de moi pour tenter un rêve un peu fou ? Nous sommes des milliers à y croire, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants traversant cette putain de frontière en espérant que notre voisin nous offre une vie plus facile, la richesse, la célébrité peut-être.

Je mâchonne la nourriture qui soudainement a un goût de terre, en contemplant la table comme si cet objet sans conscience pouvait me répondre.

– Non. Mais il le faut. Tout est prévu, j'empoche mon bac, je quitte ce taudis avec le fric que Papa a économisé pour ça. El Lobo, le passeur est payé d'ailleurs. Je serais aux States dans 20 jours... si Dieu le veut.

The American Dream... c'est pour bientôt pour moi et je tremble de frousse plus que d'envie alors qu'une question commence à tourner dans ma tête : comment en suis-je arrivé là ?

Un an plus tôt à Tijuana.

La porte de la classe s'ouvre brutalement et Mme Juares, la secrétaire de direction y fait une entrée remarquée. Trente-cinq têtes d'adolescents, cessent leurs activités diverses, consistant rarement à écouter les équations de M Traverso et se fixent sur elle, la faisant rougir. Elle survole nos visages comme si elle cherchait quelqu'un en particulier, mais elle ne nous connaît pas. Finalement, la femme choisit de regarder M. Traverso qui s'est immobilisé le bras en l'air, une craie rouge entre les doigts.

- Juan Mendes. Il doit prendre ses affaires et quitter le cours. On l'attend chez lui immédiatement.

Je me sens blanchir et me lève pour rassembler à toute allure mes affaires quand j'entends ce connard de Costero ricaner.

– Alors Mendès ? Dis-nous tout : c'est ton cousin Carlos, ton petit frère Pedro ou ton père qui s'est fait coffrer pour avoir dealé à ton avis ?

Pobre capullo*

(*Pauvre con.)

Je ne le regarde même pas malgré l'envie soudaine de lui enfoncer mon poing dans la figure. Je sais pourquoi je dois rentrer et je n'ai qu'une envie : y être le plus vite possible.

Le trajet dans le bus délabré passe dans un brouillard dont je ne garde trace. Pourvu que j'arrive assez vite.

Lorsque les vieilles portes jaunes et rouillées s'ouvrent, je cours vers chez moi, sautant entre les flaques et esquivant la boue qui recouvre la rue non goudronnée. La pluie résonne sur les tôles des baraquements du quartier.

La porte s'ouvre comme si je voulais l'arracher. Comme je le craignais, la maison est pleine à craquer de monde. Les cousins, cousines, oncles et tantes sont tous là. Les femmes en pleurs évidemment. Oncle Sandro sort de la chambre de mon père et me fait un geste de la main pour que je m'approche. Je bouscule de l'épaule quelques personnes dans ma hâte de le rejoindre et inspire fortement avant de rentrer dans la chambre.

Pedro, Mia et même la petite Louisa sont là bien sûr, à genoux au bord du lit de papa que je n'ose pas encore regarder. J'ai peur. Peur qu'il ne soit trop tard. J'essaie de déchiffrer dans le regard de ma sœur Mia, une réponse, un espoir mais elle a enfoui son visage dans les boucles brunes de Louisa. Elles se réconfortent mutuellement. Pedro, comme toujours, ne regarde personne, n'exprime rien. Il fixe le mur les mâchoires serrées et la pâleur inhabituelle de son visage me montre qu'il souffre comme nous tous.

– Juan ?

La voix qui m'appelle est ténue mais la force qu'elle contient me redonne espoir et me jette au pied du lit. Il est semblable à lui- même. Grand, impérieux. Mais il a tellement maigri depuis quelques mois, qu'il est plus décharné que mince et sa chevelure brune a entièrement blanchie. La maladie, ce cancer des poumons, dû à l'amiante, a marqué de ses griffes l'extérieur et surtout l'intérieur de son corps meurtri.

– Papa ?

– Mon grand. Il me reste peu de temps.

– Non c'est ..

– Tais-toi, Juanito ! J'ai besoin de toi. Besoin que tu sois fort pour ton frère et tes sœurs. Tu vas être le chef de famille et ton oncle Sandro t'aidera. Tu n'as que 17 ans mais tu peux le faire. Tu vas passer ton baccalauréat dans quelques mois. Après....

Il s'interrompt quelques secondes pour reprendre son souffle.

– Après... tu dois partir. Tu dois quitter cette putain de ville et aller là-bas. Comme ta maman le voulait. Elle voulait que son grand garçon réussisse et ne vive pas comme nous.

Là-bas. Encore cette histoire. Je n'ose pas l'interrompre et l'écoute poursuivre. Le souvenir de maman, si pâle, si maigre malgré sa dernière grossesse, quelques jours avant d'accoucher de la petite Louisa, me souriant avec fierté et tendresse, effleure mes pensées. Elle est morte peu après. Épuisée par une vie de pauvreté et de ménages chez les riches oisifs et exigeants.

– J'ai mis un peu d'argent de côté pour payer ton passage. Sandro, mon frère prendra en charge les petits mais toi, Juan, tu vas aller là-bas et réussir. Tu vas réussir pour nous tous. Pour les petits surtout. Bosser toute ta vie comme moi, comme Sandro, dans l'usine qui va te bouffer à petit feu, c'est pas possible, tu mérites mieux. Et touche pas à cette merde comme les cousins Sanchez.

Il suffoque. Cherche son souffle. Furieux comme à chaque fois que l'on évoque la moitié de la famille qui a réussi. En dealant.

– La-bàs, grâce à toi, notre famille a une chance de s'en sortir. C'est ce que voulait Maria, ta pauvre mère.

Il saisit ma main et cherche mon regard.

En prenant sa main froide et si frêle, je maudis ces connards de profiteurs qui payent des villas de luxe et des fourrures à leurs femmes en faisant bosser leurs ouvriers dans de la poussière d'amiante, sans les informer, pour un salaire de misère.

– Promets mon grand. Promets ! Promets que tu iras aux Etats-Unis.

La gorge serrée, d'un signe de la tête, j'acquiesce. Que puis-je faire d'autre ?

Juan Antonio Mendes me sourit doucement et pose légèrement sa main sur ma tête comme une bénédiction, puis sur celle de mon frère et de mes sœurs.

Je jure que je n'oublierai jamais cet instant où sa poitrine s'est soulevée sur un dernier souffle douloureux et où ses yeux se sont fermés.

Retour le samedi soir à Los Angeles, devant une poubelle.

Un petit rire me fait lever la tête et sortir de ma colère. Je cherche autour de moi et une petite silhouette, emmitouflée dans une grande veste en laine, surmontée de boucles rousses brillant sous les lampadaires, attire mon attention.

– Salut.

La voix de la fille est douce, légèrement moqueuse.

– Euh... salut.

Realmente eres un gran orador Juan.*

(*T'es vraiment un beau parleur Juan.)

Je sors du container de la façon la moins ridicule possible et m'approche pour lui serrer la main avant de stopper brutalement. Je dois puer.

J'essuie mes mains sur mon jean un peu fébrilement en l'observant. Elle est belle. Simplement et magnifiquement belle. Un soleil en pleine nuit. Émergeant du col de la longue veste de laine verte, au niveau de sa poitrine, une petite tête féline me scrute de ses yeux phosphorescents. Je désigne du doigt l'animal.

– C'est ton chat ? Je l'ai dérangé, je pense. Désolé. Mais c'est dangereux pour une fille comme toi de traîner dans les rues la nuit.

Elle ne paraît pas relever, et tant mieux, ce qui semble être une sorte de condescendance machiste vis à vis des "filles fragiles" mais qui n'est que l'expression maladroite d'un curieux sentiment protecteur.

– Il s'appelle Dream, il a fugué, il adore les poubelles. Comme toi apparemment. Moi c'est Amber et... t'as une peau de banane sur l'épaule.

Elle me tend la main avec un magnifique sourire franc. J'essuie une dernière fois ma main droite sur mon jean avant de saisir la sienne.

– Moi ,c'est Juan et je te promets que mon rêve, c'est vraiment pas de vivre dans une poubelle.

Je ne sais pas pourquoi j'ai dit cela mais cela provoque chez elle un nouveau petit rire adorable.

Soudain, savoir comment tout ça a commencé n'a plus aucune importance.

Ce qui compte, c'est que je sais que j'ai une putain de chance d'aller tout au bout de mes rêves.

FIN

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