Chapitre 58

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     L'entrée en matière. Un lundi matin, début novembre, à neuf heures précises, le choix des postes, réduit à sa plus simple expression pour les débutants, me contraignit à inaugurer mon internat dans le service du docteur P. Il me reçut avec chaleur, courtoisie et sympathie, me confia le pavillon ouvert, mixte, logeant une trentaine de pensionnaires. Là où le redoutable surveillant blanc-bec sadisait son monde, où Simone, infirmière psy, accomplissait des prouesses sur le plan thérapeutique.


De ce début, en m'engageant dans mes premières vraies responsabilités médicales auprès des malades mentaux, je ne conserve pas de souvenirs pénibles et traumatisants. Les débordements, les crises, se réglaient dans les meilleures conditions humaines, sans excès de chimiothérapie, de contention, sans faire appel à des vigiles ou aux forces de l'ordre. Les quelques jeunes adultes, hospitalisés librement pour dépression grave ou schizophrénie, autant que je me souvienne, ne se manifestaient pas sur un mode agressif et violent.


Simone, avec qui le courant passa évidemment d'emblée, m'exposait régulièrement les entreprises sournoises, les « vacheries », du surveillant visant à me « démolir ». Ce mot revenait très souvent au cours de ses développements. En ce temps là il est vrai que l'angoisse de perdre leur équilibre psychique taraudait les soignants. Cependant, soit parce que j'avais suivi les recommandations de ma collaboratrice, soit pour toute autre raison, je me suis bien entendu, finalement, avec ce personnage que l'on considérait si mal, peut-être injustement. Mon souci de raisonner dans sa propre logique, d'argumenter jusqu'à plus soif sans chercher à le convaincre par autorité, à lui imposer quoi que ce soit, a sûrement été payant. Simone se montrait ravie de voir mes prescriptions de neuroleptiques à minima, qui lui permettaient de poursuivre ses entretiens psycho thérapeutiques quasi quotidiens, et en prime, avec l'accord du surveillant. Très vite, je compris qu'en ce domaine de la Médecine, la parole pouvait se révéler plus efficace que les médicaments. Tout le monde y trouvait son compte.


Dès notre première rencontre, le docteur P. me demanda de le remplacer à sa consultation d'hygiène mentale qu'il devait assurer la semaine suivante, au dispensaire situé dans la ville de mon collège-lycée, où vivaient mes deux sœurs aînées avec mari et enfants, à quelques kilomètres de mon village natal où résidait l'essentiel de ma tribu familiale, « la tribu du sujet » comme disait le médecin-chef du service enfants. En début de carrière, cela ne se refuse pas. Mais il y eut de quoi raviver ma trouille constitutionnelle, que je ne parvenais à maîtriser qu'en cas de nécessité absolue. Je l'ai donc remplie, cette mission. Aucune personne de ma connaissance ne se trouvait parmi les consultants, pour qui je ne fis que renouveler des ordonnances. L'après-midi s'était bien passé et je rentrai chez moi soulagé.


Le semestre suivant, je me retrouvai dans le service du docteur E., dans son pavillon de chroniques, que l'on désignait, de manière fort indélicate, sous le nom de « pavillon de défectologie ». Je me suis attaché à ses vieillards déments, déprimés, souvent persécutés, à tort ou à raison, par leur entourage. Pour l'un d'entre eux, un paysan de mon si beau village, hospitalisé depuis quelques jours, mon curé me demanda, par téléphone, de ne pas le laisser sortir trop tôt, en m'expliquant avec force détails, combien son ouaille avait « complètement perdu les pédales ». Toutefois, après avoir été réhydraté et requinqué, avec un traitement léger mais approprié, le patient en question put retourner chez lui, au bout d'un bref séjour parmi nous. Il n'est pas revenu et mon curé ne m'a jamais rappelé.


Mon intérêt pour ce type de malades, mon entente parfaite avec le surveillant ancien militaire, nos initiatives originales pour améliorer la vie et le confort des pensionnaires, faisaient un peu désordre au yeux du médecin-chef. Parce que nous « foutions la pagaille dans cet endroit », il me délocalisa vers le pavillon des entrées. Et là, je subis les foudres d'une adolescente de dix-sept ans, caractérielle, agitée et particulièrement agressive. Elle venait jusque dans ma villa où je la recevais avec beaucoup de patience et de bienveillance, avant de la raccompagner dans ses pénates, trop peu hospitalières à son goût. Le pire, c'est que je n'avais pas peur d'elle, je ne me rendais pas compte du danger qu'elle pouvait représenter pour ma personne, malgré les avertissements des infirmiers qui assuraient en fait ma protection. Jusqu'au jour où ils me signalèrent, profondément tourneboulés :


- Tu l'as vue, Jean-Paul, la boule de pétanque qui est passée à quelques centimètres de ta tête ?

- Ben... non... j'avais le dos tourné.


Dès lors j'appris à rester sur mes gardes et à prendre mes distances avec les rapprochements affectifs un peu trop pathologiques. Encore que...


Pendant mes loisirs, j'écrivais quelques petits textes en vers relatifs à mon expérience en psychiatrie, je les lisais à l'internat où ils obtenaient un certain succès d'estime. Malheureusement je les ai égarés, mais ma mémoire a retenu celui-ci :


L'interne


Pour sa demi journée

Il arrive endormi

Toute la matinée

Il travaille à demi


Dans son demi bureau

À la déco rétro

Il écoute à demi

Et il parle à demi


Bien souvent il hésite

Et se voit mal barré

Les malades le quittent

À demi rassurés


En ce lieu contrefait

Perfide et sans pitié

L'interne est ainsi fait

Qu'il n'est qu'une moitié.


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