Chapitre 51

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   Cet HP de deux ans d'âge n'avait pas encore eu le temps de s'encroûter dans un processus d'asilification. Le bâtiment où étaient logées les élèves infirmières donnait sur les fenêtres de notre cuisine et salle à manger. Chaque jour je recevais à distance d'agréables sourires de ces demoiselles. Ma nouvelle vie commençait sous des auspices moins défavorables qu'au premier abord.


Avec un réel plaisir je retrouvais ma vie champêtre. Les promenades en forêt renforçaient mon moral, solidifiaient mes défenses naturelles, me maintenaient en bonne santé. Au beau milieu de cette nature se trouvait la petite maison du jeune couple de gardes forestiers, avec lequel les internes avaient noué des liens d'amitié. Je quittais le statut de péquenaud, d'idiot à la ville, qui s'était collé à mes basques pendant toutes mes universités. Dans ce microcosme psy, ce monde particulier empreint d'un état d'esprit et d'un mode de pensée particuliers, non conventionnels, parfois carrément en marge de la société dite normale, je me sentis à l'aise.


Peut-être bien que pour la première fois dans ma vie je me voyais considéré et respecté là où je devais l'être, c'est-à-dire là où l'on ne vantait pas exagérément mes qualités, où l'on ne blâmait pas à outrance mes défauts. Le directeur, un petit homme replet, jovial et avenant, que je croisais souvent, me parlait volontiers. Il vivait seul, sans cacher son homosexualité, aimait galéjer et plaisanter, il pensait que les psychiatres en général ne reflétaient guère la joie de vivre, « vous ne trouvez pas que vos collègues, ils sont tristes ? ». Il me semble que je lui plaisais bien. On le disait incapable de prendre des décisions, laissant le pouvoir aux mains de son économe, un homme sec, intransigeant, autoritaire, mais rigoureux et selon toute vraisemblance, foncièrement honnête.


L'internat comptait cinq internes. Le plus ancien, Charles, était en fin de parcours, expérimenté en particulier pour la géronto-psychiatrie, sérieux comme un pape, il maniait l'humour avec finesse et distinction. Marié avec une grande brune svelte, voire maigrichonne, qui aimait rire et s'amuser, passionnée de cinéma et de danse, il faisait en quelque sorte figure de doyen de cette noble assemblée, bien qu'elle ne possédât point officiellement de protocole.

Pierre et Bernadette, mariés également, formaient un couple éminemment discret et silencieux, tout en ne refusant pas de s'intégrer à la communauté, de se joindre aux fêtes et aux cérémonies régulièrement organisées. J'ai bien apprécié les liens, complices et jamais superficiels, que je pus entretenir avec eux. Ils allaient bientôt passer leur thèse et quitter l'internat pour installer leur cabinet en ville.

Patrick, célibataire, jouait le rôle de bouffon. Il ne cessait de sortir des énormités, de faire des frasques à longueur de journées. Il buvait comme un trou, roulait comme un fou, s'amusait à nous provoquer avec ses armes dont nul ne sut comment il se les était procurées. Parmi ses exploits, il a mimé le geste de mitrailler, la voix pétaradante, les malades dans une cour de l'HP. Il m'a poussé à jouer à la roulette russe avec un vrai flingue, j'étais mort de peur. Un soir, il a explosé l'ampoule d'un lampadaire avec son fusil de chasse mais, par manque de chance, l'économe qui passait juste à ce moment là sous la cible, crut qu'on voulait l'assassiner, et ce ne fut pas une mince affaire de l'empêcher de porter plainte devant les tribunaux. Nul n'a su s'il avait réellement participé à cette modification outrageuse des lettres, inscrites en grand sur le mur d'entrée de l'hôpital, « centre psychothérapique » en « centre psychotique». Patrick est parti assez rapidement vers d'autres horizons et je n'ai jamais su ce qu'il était devenu.


Richard, l'exotique, trouvait sa place dans ce monde hétéroclite. Bâti comme un boxeur poids lourd, comme un guerrier ottoman, typé brun, barbu et chevelu, il venait du Liban et s'était rallié à la cause palestinienne. Il parlait français, arabe et anglais couramment. Sa voix de stentor faisait trembler les murs. Son humour était infaillible. Son pouvoir énorme, vu qu'il possédait sa thèse de doctorat en Médecine. Le seul vrai docteur de la troupe, en quelque sorte. Peu attiré par la psychiatrie malgré des qualités certaines en ce domaine, il envisageait d'ouvrir un cabinet de médecine générale en région parisienne. De temps à autre, sa femme, une belle et grande blonde suédoise, qui ne parlait pas notre langue et nous semblait assez tourmentée, venait passer des séjours à Seglas, en compagnie de leur fils âgé de trois ans, puis ils se querellaient et elle repartait en Suède.


Mais ce fut avec François que j’établis une relation vraiment proche, amicale et fructueuse. Le plus citadin des membres de cet internat typiquement provincial. Le plus ouvert à la psychanalyse. Son physique sans signes particuliers, discret et passe partout, son profil d'intellectuel quelque peu évaporé, son regard acéré derrière des lunettes carrées, sa voix fluette et enjôleuse, jamais haut perché, imposaient le respect et ne donnaient à personne envie de lui chercher des noises. Nous passions beaucoup de temps à analyser les cas qui nous posaient problème. Son épouse, Sylvie, participait activement à nos discussions. Petite nana brunette, qui attirait par la séduction du verbe et du coup d’œil, rayonnait de dynamisme et d'activisme. Elle avait été formée, en tant que psychologue par l'équipe du Pr Sven Follin à l'hôpital Sainte Anne de Paris. L'un et l'autre formaient un joyeux contraste. Lui, calme, elle animée, lui, peu disert, elle, volubile, lui, moins disposé à se lier aux autres, elle, s'accrochant à eux. François était issu d'un milieu très défavorisé. Placé dès sa prime enfance, avec son frère, ils avaient pu poursuivre des études grâce à l'assistante sociale. On les considéra longtemps comme déficients intellectuels, il devint psychiatre et son frère professeur de Sciences Politiques à la faculté de Toulouse. Forcément, cela ne pouvait que nous rapprocher.


Pour clore ce répertoire, nous étions deux nouveaux, inscrits en stage interné de septième année, mon camarade Lucien, qui se préparait à une carrière de médecin généraliste dans son village natal, et moi-même.

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