Chapitre 39

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   Il ne me restait plus qu'un dernier stage avant de découvrir mon orientation médicale définitive et de terminer mon parcours initiatique. Le virage ultime avant la ligne d'arrivée. Je choisis le service de médecine au troisième étage du centre anti cancéreux. En fait j'y exerçais les fonctions d'interne. Le patron m'avait à la bonne, c'était un jeune agrégé, originaire de ma région natale et d'un milieu modeste, on racontait que le doyen lui avait quasiment payé la totalité de ses études, car le mécénat et le protectionnisme se rencontraient encore au sein de la confrérie médicale. Il m'accordait toute sa confiance, me confiait sa déception de voir que les externes nouvelle génération n'en faisaient pas la rame, se défilaient devant leurs responsabilités, n'étaient jamais là quand on avait besoin d'eux.


Dès l'entrée dans ce service, qui recevait des enfants, des femmes et des hommes jeunes, des personnes âgées, l'angoisse nous serrait les tripes et l'estomac. Les jeunes novices se déprimaient et s'absentaient, non pas à cause de la fainéantise ou du je-m'en-foutisme mais pour échapper au stress. Il existait un fossé, pour ne pas dire un gouffre, infranchissable entre les médecins cancérologues et leurs patients. Les premiers entretenaient le fol espoir de vaincre ce fléau des temps modernes, car ils obtenaient des « rémissions à cinq ans » grâce aux médicaments anti mitotiques, à la chirurgie, et la cobaltothérapie. Les seconds ne pouvaient pas entendre le mot « cancer » ni l'annoncer à leur entourage, on leur disait qu'ils avaient un « néo », diminutif de néoplasme, ou une tumeur maligne. Trop souvent, ils ne supportaient pas les effets secondaires des traitements qu'on leur proposait, voire qu'on leur imposait, comme les troubles digestifs, la fatigue, la perte des cheveux, l'amputation d'organes tels que les seins ou le larynx. Cela ne les rassurait nullement de savoir que leur cancer régressait.

Et quand le mal les terrassait, nous restions muets et sidérés. Nous n'étions pas préparés à les accompagner jusqu'à la phase terminale de leur maladie, quand tout traitement avait été arrêté, quand leurs plaintes et cris de douleur devenaient intolérables. Les questions d'éthique relevaient de la conscience morale de chaque individu, elles n'étaient pas institutionnalisées ni enseignées dans une discipline à part. Je n'avais pas la responsabilité de décider du moment où l'on pouvait, où l'on devait, soulager la douleur en augmentant les doses de morphine, au risque de provoquer la mort. Avec le recul je trouve que, finalement, le chef de service assumait parfaitement cette responsabilité, sans en référer à qui que ce soit d'autre que les malades eux-mêmes et leurs proches.


En tant que faisant fonction d'interne, j'assistais aux « staffs » du samedi, qui réunissaient tous les médecins du Centre, sous la houlette du médecin-directeur. Des dossiers y étaient présentés, on y parlait des progrès obtenus grâce à une étroite collaboration avec d'autres universités. Des débats s'y installaient, aboutissant à des protocoles thérapeutiques. Je me souviens de cette intervention du patron de la chirurgie, concernant un cas de rémission spontanée de cancer, totalement inexplicable, chez un sujet de quatre-vingts ans, en phase terminale et ne suivant plus aucun traitement. Le professeur avait conclu son propos en disant : « s'il était allé à Lourdes on aurait parlé de miracle. » Ces staffs représentaient pour moi un espace rassurant, ils me permettaient d'oublier le mal être ressenti dans le service de médecine anti-cancéreuse.


En dépit de repas succulents au réfectoire, de locaux de garde confortables, équipés d'une télévision en noir et blanc et d'un magnétoscope VHS offerts par les labos, je demeurais stressé, tendu, nauséeux, pendant toute la durée de ce stage. Au moment de partir, le patron me confirma tout le bien qu'il pensait de moi, il m'offrit dans la foulée un poste d'interne et même par la suite, d'assistant, en me faisant miroiter un plan de carrière hospitalo-universitaire, via l'agrégation de cancérologie et carrément, sa succession. Toutefois, comme les candidats pour travailler avec lui ne se bousculaient pas au portillon, il me semblait qu'il gonflait quelque peu mes mérites pour avoir enfin un associé.


Aussi, je déclinai poliment sa proposition, en le remerciant chaleureusement. Je lui dis que je ne comptais pas me présenter au concours de l'internat, n'envisageant pas une carrière de spécialiste.
- « C'est bien dommage ! Vous auriez pu être un bon cancérologue ! Il vous reste encore un dernier stage cette année. Vous allez le faire dans quel service ? »

- « En psychiatrie adultes, à l'HP de la ville qui fonctionne avec la fac de Médecine. »

- « … Hum !.. si c'est votre choix... je le respecte... Bon courage ! Au revoir ! »

- « Merci ! Au revoir !»


Sans avoir à me plaindre, loin de là, il me manquait quelque chose que je n'avais pas trouvé dans la « vraie » médecine, la vraie science et le vrai savoir médicaux. Je ne m'y retrouvais pas dans le peu de communication, de relation, d'empathie, avec les malades, le rapport au pouvoir sur eux, la tentation vers l'auto-suffisance. Je ne me voyais pas prêt à subir la servilité envers le Pouvoir, à répondre à mes questionnements par des certitudes, à considérer la médecine comme une science exacte uniquement et non plus comme un art. L'édification de chapelles de pensée me gênait, ainsi que la confraternité forcée, les hiérarchies de valeurs établies entre généralistes et spécialistes, et au sein même des spécialités. Enfin et surtout, je craignais de succomber aux charmes aliénants de l'idéologie dominante embourgeoisée. En un mot, je devais aller voir ailleurs.

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