Chapitre 21

4 minutes de lecture

   Parti avec des fantasmes sur le pouvoir de séduction du carabin aussi étincelants que les lumières de Lyon un huit décembre, il me fallut vite déchanter. D'abord parce que cette première année se déroulait à la faculté des Sciences, ensuite parce qu'en me voyant tellement malhabile à dissimuler mes apparences de péquenaud derrière un baratin éculé, les jolies filles dans le vent haussaient les épaules avant de se retirer, ou exprimaient un sentiment de pitié empreint de charité condescendante, voire me riaient carrément au nez. Je survécus grâce à la compagnie par défaut, d'amis assez nombreux et variés, autour desquels je papillonnais sans parvenir à m'intégrer durablement dans une bande. Parmi eux, des voisins de palier, inscrits en fac de lettres, comme Tim, clarinettiste virtuose et étudiant dilettante, qui embrassera plus tard une carrière de prof de musique dans les collèges de l’État, et Gaston, excellent joueur de tarot, dont j'ignore ce qu'il est devenu. Évidemment je traînais de temps à autres avec des camarades de ma promotion, en particulier un groupe de cinq ou six joyeux lurons. Je fréquentais en outre Pierrot, un voyageur solitaire qui me prêtait volontiers sa 4 chevaux Renault, jusqu'au jour où je l'ai un peu fracassée contre un transformateur en rase campagne ; je dus passer par les urgences pour suturer un cuir chevelu endommagé par sa rencontre avec le pare-brise. Les voitures de l'époque ne possédaient pas encore de ceintures de sécurité, et les airbags ne hantaient pas les bureaux d'études. Cependant, mon plus fidèle ami, celui que j'ai conservé tout au long de nos études, nous l'avions surnommé « le p'tit Hugo », non parce qu'il écrivait mais parce que c'était son prénom et que sa taille frôlait le nanisme. Il préférait les relations duelles, tout en rejoignant le cas échéant l'équipe de boute-en-train, où son aspect taciturne et revêche, son absence totale de sourire, ses réticences à aligner plus de trois mots dans les dialogues, sauf pour râler, suscitaient l'hilarité générale. Il se montrait serviable, volontaire, luttant d'arrache-pied contre ses difficultés pour apprendre, n'ayant que le bac philo dans ses bagages. Notre association se révélera fructueuse, lui, de par son énergie à me coller aux révisions, à me sortir plus d'une fois du foyer, des tables de jeux de cartes, de la salle de ping-pong : « tu arrêtes tes conneries ! Tu viens, on va bosser ! » ; moi, de par ma capacité à lui expliquer les matières scientifiques, à dédramatiser l'épreuve du savoir, à trouver des astuces mnémotechniques drôles et efficaces.


Le grand amphi de la fac des Sciences se garnissait chaque jour de nos sept cents potaches émérites. Les entrées et sorties se déroulaient librement, sans responsables de la sécurité, sans fouilles des sacs ou au corps, sans avoir à présenter nos papiers d'identité. Les universités fonctionnaient en territoire indépendant, auto protégé, dans lequel la police et l'armée ne pénétraient pas. Les cours de maths, physique, chimie, sciences naturelles, ne constituaient guère de nouveautés, compte tenu de mes bonnes bases acquises au cours de mes deux excursions en math élem. Suivre ces programmes ne me posait pas de problème particulier. Très vite, plus personne ne souhaita se placer à mes côtés, au dernier rang. Grâce à mon cerveau multi fonctions, je pouvais écouter le prof, noter tout ce qu'il disait, et en même temps sortir des vannes monstrueuses à mes voisins en rebondissant sur certaines expressions du discours magistral. Pas grave, je continuais tout seul à alimenter mon stock de saillies comiques et je les testais dans les après cours.


Sans doute par un excès de sentiment de persécution, nous, candidats probatoires aux études médicales, pensions que les profs de cette Fac, des scientifiques à part entière, ne nous aimaient pas, qu'ils jalousaient les médecins, plus riches et plus fiers qu'eux, qu'ils n'hésiteraient pas à nous sacquer aux examens de fin d'année. En fait, ce fut pour moi à vrai dire un sentiment stimulant. Parmi les éléments que ma mémoire a conservés, il y eut ce cours particulier du prof de biologie. C'était un catholique fervent et militant. Je le voyais, les dimanches, à la grand-messe, au milieu de la chorale, chanter les cantiques en latin, le credo, le tantum ergo, le salve regina entre autres. Rendons cette grâce à Dieu de m'avoir permis de chanter fort et faux comme une casserole dans ses églises, alors que partout ailleurs on me privait de ce plaisir intense. Quant au prof de biologie, un jour il nous fit un cours d'une heure sur l'amour vu sous l'angle de Jésus et de ses apôtres. J'ai admiré ce courage devant un amphi subjugué et attentif, y compris du côté des païens, des athées, des agnostiques et des mécréants.


Outre le fait de traverser un désert sentimental, je ne manquais pas d'occupations ni de distractions. Notamment, j'écumais les trois salles de cinéma de la ville, non encore équipées en multi complexes, avec des projecteurs dont les lampes grillaient souvent au beau milieu des projections. Je voyais tous les films dès leur sortie, chefs d’œuvre, hors d’œuvre et navets, sans distinction d'origine ou de facture. Mes comédiens préférés se nommaient Raimu, Gabin, G.Philippe, J.Marais, Belmondo, B.Blier, B.Bardot, Deneuve, R.Schneider, M.Morgan, Bourvil, Noiret, Marielle, Rochefort... et bien d'autres. Une salle diffusait les week-ends des films interdits aux moins de dix-huit ans. Une véritable arnaque qui ne montrait rien de ce que nous espérions y voir. Ce ne sera que dans les années 70 que je pourrais parfaire ma culture en cinéma érotique, en succombant à des invitations qui ne manquaient pas d'originalité : « la masseuse perverse », « bananes mécaniques », « ma femme est un violonsexe », « gorge profonde », « derrière la porte verte », « l'enfer pour Miss Jones ». Mais à ce moment là, sous la férule de la censure, les films pornos n'étaient rien moins que des attrape-nigauds. L'un d'eux racolait le chaland sous le titre alléchant: « Y'a pas plus NU ». Avec un copain, fort irrités de nous être lamentablement fait avoir, nous sommes retournés au beau milieu de la nuit, devant le cinéma puis là où l'affiche était placardée, pour ajouter au feutre noir un L au dernier mot du titre. Un L parfaitement intégré à la police originale. Les jours suivants il y était encore ; nous nous sentîmes moins penauds en observant les sourires des badauds qui jetaient, en passant, un coup d’œil faussement innocent sur l'objet de nos représailles.

Annotations

Vous aimez lire Jean-Paul Issemick ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0