Chapitre  20

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   La Fac ! Quel périple ! En dehors de mon village et des localités environnantes, je ne connaissais le monde que dans les livres, les journaux et les revues. Nos voyages en famille ne dépassaient pas quelques jours, se limitaient à la Touraine et la Haute Savoie, où nous étions hébergés par les copains de régiment de mon père. Pas question de camper avec des amis, de faire de l'auto stop, de jouer aux aventuriers. Mes peurs de l'inconnu et ma paresse me poussaient au repli sur ma tanière, au refus de parcourir le monde sous prétexte de démarches et préparatifs fastidieux, de méconnaissance des langues étrangères. Ma sœur aînée avait souhaité entreprendre des études d'infirmière, mais, à quatorze ans, on ne l'a pas autorisée à s'expatrier à plus de cent kilomètres du cocon familial. Là où j'allais désormais vivre pendant six années révolues.


Débarqué à l'Université tel un martien sur la terre, tel un immigré de l'intérieur, je découvris en premier lieu la nécessité de devoir faire la queue. Dès l'inscription, je fus immergé dans une longue file de créatures bizarroïdes, aussi paumées que moi, attendant de se soumettre au joug des secrétaires aimables comme des garde-chiourmes. La carte d'étudiant en poche, dont l'importance résidait principalement dans les rabais au cinéma et chez les libraires, les tickets de resto U à 1,50 francs le repas, l'attribution d'une piaule au pavillon Buffon, chambre 228, à 85 francs par mois, je pris mes nouvelles dispositions vers l'autonomie sociale dans un état proche d'une décompensation de la névrose d'angoisse.


La chambre, au second étage d'un quartier de petits immeubles identiques, rapprochés sur le campus, se révéla toutefois plutôt accueillante, spacieuse, propre, lumineuse, avec vue imprenable sur la bibliothèque universitaire, où, soit dit en passant, je n'ai jamais mis les pieds. Il n'y avait évidemment pas de téléphone, pas de cuisinière ni de réfrigérateur, pas d'installation audio-visuelle, juste un lit confortable, un bureau, des étagères, un placard et une penderie, ce qui représentait pour moi le summum de l'indépendance et de la liberté d'action. Les distractions se trouvaient au rez-de-chaussée, dans un foyer assez vaste avec un grand poste de télévision en noir et blanc, des coins équipés de tables et de chaises pour se désaltérer et discuter en petits groupes, et au sous-sol aménagé en garage à vélos et en salle de ping-pong. La cité de garçons était séparée de quelques centaines de mètres de celle des filles. L'interdiction de recevoir des personnes de sexe opposé dans les chambres ne souffrait d'aucune exception. Les visites accordées dans les foyers d'accueil devaient obligatoirement cesser à 22h30. Ce qui suscitait un mécontentement farouche des étudiants, pour la plupart majeurs civilement, qui militaient pour la libre circulation dans les cités U. Ce qui aboutira au mouvement du 22 mars 1968, à l'invasion des garçons dans les chambres des filles à Antony. Mouvement qui se poursuivra par la contestation estudiantine générale et les manifestations virulentes, au cours du mois de mai suivant. Enfin, pour clore la présentation du décor, tout à côté du campus se trouvait une base de l'aviation militaire ; les multiples vols quotidiens des mirages 3 au-dessus de nos têtes, accompagnés des passages de mur du son, n'allaient pas faciliter la concentration pour mener à bien des études supérieures.


En dépit de l'insouciance de notre jeunesse, l'ambiance n'y reflétait pas toujours la bonne humeur. Moins du fait de la confrontation des peuples occupant les lieux, des races, des cultures, qu'en raison d'un déracinement et d'un isolement des personnes. Les suicides n'étaient pas rares. Un étudiant en fin d'année d'études médicales, nommé responsable médical de la cité avait fort à faire pour apaiser les angoisses et les stress. Bienveillant et empathique, il n'avait dans son arsenal thérapeutique que de la poudre de perlimpinpin. De la drogue circulait, mais je ne fus jamais sollicité par les dealers, probablement parce qu'ils soupçonnaient chez moi un manque d'attributs financiers. Je ne connus comme addiction matérielle que le tabac, et spirituelle que la séduction.


Entouré de camarades dont les parents, foncièrement riches et radins, ne pourvoyaient que chichement à leurs besoins en argent de poche, je ne me plaignais pas sur ce plan là. Mon pécule constitué par les bourses d’État, des emplois saisonniers à Monoprix, de gains en tant que moniteur de colonies de vacances, me suffisaient amplement. Quelques fois, j'ai même pu dépanner certains de ces malheureux gosses de riches en rupture de fonds.


Finalement, je pus m'installer dans cette nouvelle vie grâce à des amis de ma région déjà dans la place, en Médecine, Sciences ou Lettres. Par comble de masochisme, dans le but d'accéder à une véritable indépendance, en sachant que ce ne serait pas très évident à assumer, je décidai de ne retourner chez mes parents qu'un WE par mois. J'ignorais alors qu'en me libérant d'un système aliénant, j'allais m'enliser dans un autre bien plus aliénant encore.

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