Vertikal[6][4] { In Awe Of }

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— Alors ?

—  Alors ça bouge pas, m’sieur Jones.

—  Vous avez entendu lieutenant ? Ça ne bouge pas. Rentre petit, il ne m’inspire quand même pas confiance. Créature du diable.

—  Comment ça, elle ne vous inspire pas confiance ? Je croyais qu’elle était morte ?

—  Techniquement, lieutenant, c’est une machine, elle ne peut pas être…

—  La ferme, Denis. On s’en fout. Jones. Est-ce qu’elle est morte ou pas ?

—  M’sieur Jones, j’ai cru voir bouger quelque chose. Là.

—  …

—  Jones ?

—  Merde de Dieu d’enfoiré de salope ! Lâche-le, lâche-le !

—  Jones ? Jones ! Henry, réponds !

—  …

—  Merde, que quelqu’un me donne un visuel !

 

<S3L> Le bruit de mes bottes dans la boue sonne étrangement contre le voile du silence. La pluie a relevé une épaisse chape de brouillard depuis le sol, qui enlace de ses brumes les contours du carnage. Mon pistolet, la culasse en arrière, est plaqué contre mon torse comme un talisman. Dans mes oreilles la radio continue de demander des points sur la situation, seul un bruit blanc désagréable prend la peine de répondre. Au pas de demi-course à cause de ma jambe boiteuse, je me dirige vers l’ombre du tank que j’aperçois au loin.

 

La pluie lave gentiment la sueur qui me pique le front, c’est ce moment que choisit mon nez pour se remettre à sentir. Un mélange de parfums se lance soudainement dans mes narines : l’odeur humide des cadavres, les senteurs ferreuses des mares de sang qui fleurissent partout sur le champ de bataille, la poudre, la poussière et les fumées qui s’emmêlent en un nuage fétide survolent le tout. C’est dégueulasse, ça donne envie de vomir, mais je n’en inspire pas moins deux ou trois bonnes goulées.

 

Puis j’aperçois le géant. Par réflexe, je me jette à terre et le regrette aussitôt quand ma jambe blessée recommence à me brûler, je me force pourtant à rester immobile. Il est agenouillé juste devant le tank, le bras tendu, mais il me semble… mort ? Des feux brûlent dans son dos et sur l’une de ses épaules, le reste semble également le même état déplorable. Prudemment, je m’approche de la carcasse, le ridicule pistolet inutilement braqué sur elle, de près, il paraît encore plus impressionnant. J’avance, jusqu'à presque toucher la créature, l’odeur de fer est de plus en plus forte, puis mon regard se jette dans le cockpit, vide. Sans quitter des yeux les câbles étranges qui pendent au fond, j’escalade le devant du char. Je glisse un peu sur l’huile noire qui coule depuis le ventre ouvert du mécha puis la main tendue vers le cockpit, j’effleure le sol de l’habitacle. C’est chaud, humide, visqueux également, portant mes doigts à la lumière des phares du tank, je réalise. Du sang.

 

L’intérieur de l’habitacle en est recouvert.

 

Je recule un peu trop vite, mes pieds se prennent dans quelque chose de solide. Quand je baisse les yeux, je reconnais le regard noisette de Martin, son nez cassé pendant une bagarre de gosse pointant fièrement au milieu des taches de rousseur. Il avait sur le visage la même expression de chien battue, mais en plus pâle. On aurait pu se méprendre, si seulement son torse n'était pas tourné dans direction opposée à sa tête.

 

— Pas lui.

 

Les mots sont sortis malgré moi, pourtant, je ne le connaissais pas bien. Il venait de Paris-Sud, tout près de Versailles. Toujours collé aux bottes de Jones, garçon de courses, mascotte, il était tout un tas de choses, mais assurément pas un soldat.

 

C’est alors que des bruits secs et réguliers commencent à raisonner contre les brumes silencieuses. Laissant derrière moi le regard vide de Martin, le pistolet de nouveau levé, je me dirige avec précaution vers le son.

 

Ça fait comme un battement, comme si on laissait tomber quelque chose dans une surface humide. Sans que je ne sache pourquoi, j’ai le coeur qui bat, la sueur qui me coule le long du dos. Mes mains se serrent un peu plus sur la crosse de mon arme.

 

Quand je la vois, je cligne plusieurs fois des yeux. La vision qui s’étale devant moi est tout simplement irréaliste. Comme sortie d’un rêve, une jeune fille assise par terre rit en se balançant d’avant en arrière. Dos à moi, elle ne m’a pas encore vue.

 

Un tintement résonne contre mes oreilles, cherchant son origine, mes yeux remontent le long de ses longs cheveux noirs et lisses. Un ruban rouge enlace l’une de ses mèches, les clochettes qui y sont accrochées chantent joyeusement au rythme des mouvements de sa tête.

 

Comme hypnotisée, je sens mes jambes s’approcher avec précaution. Comme pour ne pas effrayer cet animal sauvage. Malgré tout, le canon de mon arme reste planté sur elle. Je sens quelque chose monté au fond de moi : de la peur. Pourtant cela me semble tellement en décalage avec le personnage devant moi, que je préfère repousser le sentiment et reporte mon attention vers elle.

 

Elle a soudainement lancé sa tête contre le sol.

 

Claquement sec.

 

Elle se redresse avec grâce, sa longue chevelure semble couler mollement jusqu’au sol. Le visage tourné vers les nuages, elle semble savourer le moment. De ses lèvres s’échappe un soupir de contentement. Puis de nouveau : balancements de tête, claquement sec.

 

Je peux maintenant voir son profil, la pluie fine coule le long de son visage, glisse gracieusement sur la peau mate de la fillette, contourne le coin de ses sourire et cascade sur son menton avant de s’enfuir vers le sol.

 

Claquement sec, claquement sec.

 

Cette fois, je suis en face d’elle quand elle relève la tête. Le mouvement a rabattu ses cheveux sur son visage. D’un geste délicat de la main, elle replace la mèche fautive bien coincée derrière son oreille. Je retiens un hoquet d’horreur : elle est couverte d’un sang épais et visqueux, la substance écarlate coule lentement le long de son visage, vient s’emmêler avec les ruisselets de pluie qui coulent, indifférents. Incapable de détacher mon regard de cette vision, j’aperçois derrière le rouge qui la maquille d’innombrables cicatrices et blessures.

 

Claquement sec. Claquement sec.

 

Enfin, elle semble me remarquer, sans bouger son corps, sa tête se tourne lentement vers moi, son regard borgne est fixé dans le mien. L’œil encore valide brille intensément. Il s’enfonce au plus profond de moi et brûle ma volonté. Un hurlement me déchire la gorge sans pouvoir sortir, un liquide chaud me coule le long des jambes. Je sens mon cœur se figer dans ma poitrine. Je ne l’avais pas remarqué, trop occupé à dévisager ce petit corps, je n’avais pas vu le cadavre sanguinolent du commandant Jones sous elle.

 

Il a le crâne défoncé.

 

La fille me lance un sourire magnifique, le blanc innocent de ses dents, contraste avec la couleur sombre du sang qui la couvre. Elle frappe de nouveau.

 

Son front plonge dans la bouillie de chair et d’os qui reste, étale un peu plus la cervelle du commandant. Encore un claquement sec. Une tache rouge vif lui fait un diadème macabre. Mais elle ne sourit plus, elle à l’air déçu. Je crois même voir une pointe de colère au fond de son oeil.

 

Le corps titubant, elle se lève avec maladresse. Ses bras pendent sans vie à ses côtés, l’un est brisé en plusieurs endroits, autour de l’autre une longue chaîne noire serpente et s’enfonce contre sa peau, avant de rejoindre le sol. Le reste de son corps est dans un état tout aussi lamentable, teinté de rouge, les vêtements en lambeau dévoilant des plaies sanguinolentes, et pourtant, je sais qu’elle pourrait me détruire aussi facilement qu’elle a réduit en miette le crâne du commandant. Aussi facilement qu’elle a tordu Martin. Mes jambes se dérobent sous moi.

 

Ses pas sont maladroits. Derrière elle, la chaîne racle par terre avec un bruit métallique. D’un mouvement de tête, elle fait jouer ses cheveux mouillés, qui se collent un peu plus contre sa peau pour y couvrir la moitié de son visage. Elle me sourit. Maintenant agenouillée devant moi, la tête penchée sur le côté, elle plonge ses yeux, l’aveugle et l’autre, dans les miens.

 

J’entends un rire nerveux sortir de ma gorge alors que les larmes coulent sans s’arrêter. J’ai peur. De la peur primaire et animale qui noue le cerveau, qui pétrifie les membres et s’enfonce dans les chairs. Elle va me dévorer, je ne peux rien faire. Mon esprit rentre dans un long tunnel sombre et froid, qui ne montre à la sortie que cette créature prédatrice et monstrueuse qui avance lentement sa main vers moi, le sourire innocent couvert d’un voile de rouge sombre presque noir. Mais, au lieu de bondir sur moi, c’est lentement qu’elle tend ses doigts ensanglantés, c’est tendrement qu’elle effleure ma joue.

 

L’horreur glacée, qui se jette contre moi, et soudaine et brutale, le contact de sa peau contre la mienne enfonce dans mes nerfs un millier de piques de terreur abjecte. Ça me fait comme un électrochoc. Du revers de la main je repousse violemment la sienne et à ce moment-là, un misérable bout d’instinct de survie se réveille enfin. Il me crie : cours. Habituées à obéir aux ordres, mes membres s’activent comme ils peuvent. Mon coeur à cesser de ressentir, il ne fait que son boulot. Pomper du sang aux bras et aux jambes qui rampent, à quatre pattes ou le ventre par terre, laissant les roches et les débris rentrer dans la peau de mes avant-bras. Mon esprit est réduit à n’être qu’un pur instinct animal. Fuir.

 

Les yeux fixés sur la devanture du restaurant, je n’ose pas regarder derrière moi. Sur ma joue, les traces de sang qu’elle m’a laissées me font l’effet d’une brûlure intense. Je la sens derrière moi, le bruit de ses pas se rapproche. Mes mains écorchées s’enfoncent dans le mélange de boue et pierre, elles tirent mon corps fatigué vers l’avant.

 

—  Je suis forte. Je suis intelligente. Je travaille dur… Je suis belle… Je ne suis… pas meilleur que les autres… Je suis.

 

Les mots de papa me reviennent à l’esprit. Sa voix grave qui me souffle les paroles à l’oreille. Moi qui fais semblant de ne pas me souvenir, pour l’entendre commencer la phrase et pouvoir la finir avec lui. Je vais mourir, aide-moi papa, je vais mourir.

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