Vertikal[3][4] { Disharmonia }

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— Le train à destination de Levallois-Perret va bientôt partir, voie 7.

 

<S4R> Une voix féminine me tire de ma torpeur.

 

Mon dos est froid. Le moindre mouvement lance un éclair de douleur à travers chaque fibre de mon corps. Et puis il y a ce boucan qui n’arrange pas la migraine qui commence à me taper l’arrière du crâne. Combien de fois j’ai répété à Retori et Nihiline de ne pas s'entraîner ou jouer quand je dormais. Lentement, je parviens à me redresser, l’esprit encore embrumé et  la vue trouble, je les vois toutes les deux, formes vagues cachées dans l’obscurité. Je leur lâche d’une voix pâteuse :

 

— Vous ne pouvez pas vous éloigner ? Ce n’est pas comme si on…manquait…d’espace.

 

Un cercleux s’est tourné vers moi. Il porte une veste dans un état remarquable compte tenu des circonstances. Une très seyante cravate bleu marine autour du cou contraste joliment avec le rouge presque vif de ses organes visible à travers la déchirure sur son torse. Tout me revient d’un coup, la chute, la gare remplie de cercleux. Mon cœur s’est remis à battre à toute vitesse, la douleur qui me mord les jambes ne me laissera pas aller bien loin. Je reste pétrifiée de peur. Derrière lui, je vois un flot continu de cercleux qui piétinent et parlent sans s'arrêter. Il fait un pas vers moi, puis un autre l’interpelle d’une voix forte. Celui ci à un bandeau rouge ceint sur le bras qu’il lui reste et une casquette vissée sur le crâne.

 

L’amas de sons gutturaux qui sort de sa gorge ouverte de tout son long semble être parfaitement compréhensible pour le cercleux à la cravate. Il prend un air outré et rétorque d’une ton sec que le train à plus de trente minutes de retard, pour la troisième fois cette semaine.

 

Profitant de l’altercation, je commence à ramper. Mes muscles endoloris protestent à chaque mouvement, les coupures qui recouvraient mes mains se sont rouvertes. Je me mords les lèvres pour m'empêcher de crier, j’avance. Le nez dans la poussière, l’atmosphère est remplie d’éther stagnant, j’ai du mal à reprendre mon souffle. Au-dessus de ma tête, la voix féminine continue de lancer ses annonces depuis les haut-parleurs de la gare. Partout autour des cercleux s’agitent, et commencent leur journée normale, leur trajet habituel. Ils marchent, courent, se bousculent sans faire attention aux gravats par terre, sans se soucier des murs abattus ni des cadavres au sol. Tout ça ne fait pas partie de leur réalité. Leur réalité ne se compose maintenant plus que d’une habitude.

 

Ils ne jettent même pas un regard à l’énorme serpent couvert de fer qui toise la foule de ses multiples yeux vitreux. Son interminable corps, lui aussi couvert d’une épaisse couche de métal, s’étend loin. Sur son chemin gisent les restes d’un mur abattu, monticule de briques et de poussières, léchés par les courants d’air. Mais le son de sa respiration n’est que le vent qui serpente à travers ses vitres brisées, son corps n’est que peintures écaillées et tôles froissées. Ce serpent n’était qu’un train qui a arrêté de vivre il y a déjà bien longtemps, comme tous ceux, mort aussi, qui peuplent les quais de la gare.

 

Il y a des cercleux partout. Alors, je m'insère dans leur réalité, paraître normal. La sueur me coule le long du front, je me force un sourire sur les lèvres. J’ai plutôt envie de pleurer, de m’enfuir en courant, mais pas ici. Pas maintenant.

 

Les cercleux vont travailler.

J’emboîte le pas de l’un des leurs, j’essaie de maîtriser le cœur qui bat bien trop vite dans ma poitrine, malgré l’odeur fétide que dégagent ces corps, malgré l’éther pourri qui emplit le bâtiment. Je me retiens de crier, je continue de suivre.

Chaque fois que l’un d’entre eux me bouscule, c’est comme si une vague amère de souvenirs tristes se jetait sur moi, et dévorait ma volonté à petit feu. En réponse, je lance un mot d’excuse, un sourire, je donne la réplique du mieux que je peux. Malgré la perfection de leur acte, impossible de ne pas remarquer le faux dans leurs gestes, dans leur simili vie. C’est infect, mais je n’ai pas le choix.

Retori, elle, n’aurait pas tremblé, sûrement pas. Elle avait toujours brandi devant elle cette hargne nourrie de sa confiance. Cet esprit qui l’empêchait de dévier, de tracer droit. Que j’aurais aimé l’avoir devant moi, à slalomer avec aise parmi les cercleux, et nous, suivant dans son sillage, se nourrissant de sa certitude.

Puis, je revois son visage dans la grotte, la fatigue sur ses traits. Je me rends compte que c’est la première fois que nous sommes séparées de la sorte. Même si parfois Nihiline disparaissait pendant quelques heures, elle revenait toujours le sourire au coin, des mots d’enfants plein la bouche, et recouverte d’un presque sang noir et visqueux. Ça a commencé après l'hôpital, je n’ai jamais osé aborder la question.

 

—   Allo, allo en bas ? Est-ce que ça entend ? Si oui, agite les bras en l’air et viens dans la salle de contrôle.

 

Je mets quelques secondes à sortir de mes pensées et quelques autres avant de jeter les mains bien haut. Une voix humaine. J’ai du mal à y croire, est-ce que ça pourrait être un message automatique ? Mais le doute n’est plus permis quand l'annonce reprend. Je me retiens à grande peine de sauter de joie, j’ai déjà les bras qui dansent au-dessus de ma tête.

 

—   Enfin, ce n’est pas obligé, hein. Ce n’est pas comme si nous pouvons vous forcer.

—   Non ! Je viens, je viens, attendez-moi !

—   Comme tu veux, par contre c’est conseillé de ne pas trop faire de bruit, les cercleux ne sont pas fan. Ça risque de les faire bugger.

 

J’écoute à peine, je cherche fébrilement les directions vers la salle de contrôle. Glissant avec une motivation renouvelée entre les cadavres vivants et guidés par la voix de l’humain je ne mets pas longtemps à me trouver devant une grande porte grise, juste après une volée de marche et quelques couloirs cachés. Un panneau indique : “Salle de contrôle”

 

Je m’arrête, la main à quelques centimètres de la poignée. Est-ce que je suis présentable ? C’est ma première rencontre avec un humain depuis si longtemps ça serait bête de faire une mauvaise première impression. Je lisse ma chemise, me recoiffe du mieux que je peux, et abandonne rapidement en voyant les larges traces noires partout sur mes habits. Je dois faire peur à voir. Après un soupir et une grande inspiration, je tourne enfin la poignée.

 

<R3T> Je dois être juste en dessous de la gare, ça veut dire que ça grouille de cercleux à l’étage. Mais s’il en a un qui descend ici… Un frisson me glisse le long de l’échine, les mains fermement serrées pour les empêcher de trembler, je scrute l’obscurité à la recherche d’un couloir qui m’amènerait loin d’ici. Devant moi le plafond s’est effondré. Sur un large panneau publicitaire, une femme rayonnante à le regard planté vers le ciel. “Découvrez de nouveaux horizons !”, que dit l’affiche. Quelle blague !

 

Le second et le troisième tunnel ne mènent nulle part non plus. Toujours des gravats, des murs brisés, un chemin inondé. Il ne me reste plus qu’à prendre l’escalier.

 

Il est au bout du quai, derrière un début de barricade tout aussi moisie que la précédente. Par terre, des outils traînent encore, pas loin du cadavre de leur propriétaire. Ces gars-là sont probablement plus récents que le général. Mais je ne m’attarde pas sur leur corps. J’en ai vu suffisamment pour aujourd’hui. L’escalier me fixe de ses éclairages pâles et clignotants, ses marches sont autant de dents qui m’amèneront vers son estomac déjà plein d’une horde de cercleux.

 

La sueur coule le long de mon front, malgré mes vêtements encore humides, il fait trop chaud dans cet endroit. Au moindre bruit, je m’aplatis tout contre le sol et j’attends. Le nez dans la poussière, je fixe l’ennemi qui va gicler de là-haut.

 

La lumière blanche cascade doucement sur les marches, glisse sur l’impact des tirs, contourne les douilles, escalade le corps posé là, et vient éclairer les gouttes de sueur qui disparaissent déjà dans le sable. Ma respiration n’arrive pas à se calmer, mes jambes commencent à me faire mal à force de rester plier sous moi. Je me force à repartir, encore quelques volées.

 

— Allez.

 

Je murmure entre mes dents. J’ai envie qu’ils surgissent soudainement, qu’on en finisse. J’ai toujours eu horreur des surprises. Surtout quand ça implique des putains de bestiole crevée et en manque de violence. La main sur la peinture écaillée qui trace de fines bandes bleues sur les murs, mes pas me semblent faire un boucan pas possible. Encore un autre bruit, encore le nez dans la poussière. Je n’en peux plus, je hurle à plein poumon.

 

—     Je suis là !  Allez !

 

Mon cri résonne dans la gorge vide de l’escalier avant de disparaître dans l’obscurité. J’attends l’oreille tendue. Il n’y a rien. Que dalle. Juste le macchabée sur les marches me regarde de ses yeux révulsés, l’air de dire : “C’était très con ça, gamine.”

 

Peut-être, mais ça fait du bien de gueuler un coup. Si rien n’arrive dans les prochaines minutes, je vais devenir tarée. Alors, tombez-moi dessus, butez-moi, mais faites qu’il se passe quelque chose.

 

Quelques minutes s'égrainent. Rien ne s’est passé.

 

Je m’assois sur les marches, à côté de mon compagnon cadavérique. La bouche grande ouverte, du sang a tracé deux fins sillons rouges le long de son menton. Machinalement je plonge une main dans les poches de son uniforme. Une petite mare couleur carmin s’est formée dans un creux sur son torse.

 

Alors que mes mains sont occupées à détrousser le mort, mon esprit s’active et réalise peu à peu.

 

Son sang carmin… carmin. J’effleure la joue encore chaude et humide du cadavre. À la lumière, le bout de mon doigt est devenu rouge vif.

 

—   J’y crois pas, un putain d’humain.

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