Vertikal[3][5] { Disharmonia }

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<S4R> La porte grince en s’ouvrant.

 

—   Bonjour ?

 

Aucune réponse. J’avance un peu plus dans la pièce, foulant du pied les morceaux de plastique qui jonchent le sol. Puis je l’aperçois. Éclairé seulement par la lumière pâle qui s’échappe des écrans qui tapissent les murs de la salle, il est assis dans un trône fait d’un tas immense de matériel informatique. Sale, mal rasé, la peau blanchâtre tirée par des rides venues trop tôt, il a pourtant l’air parfaitement à l’aise. En tout cas, son corps l’est.

 

—   Slt, comment va ?

—   Euh... salut aussi, j’imagine.

 

Sa voix est enjouée, bien trop pour les traits qui semblent collés en un masque sans expression sur son visage.

 

—   Ça te dérange aps qu’on laisse éteint ? La lumière, ce n’est pas trop le top avec les cercleux en bas.

 

“Slt, aps” ?

 

—   Non, pas du tout, euh...

 

Je n’arrive pas à me reprendre, il parle vite, et utilise des mots que je ne comprends pas. Je m'éclaircir la gorge et tente de récupérer le fil de la discussion.

 

— Monsieur, je m’appelle Sara, et moi et mes… Monsieur ?

 

Son regard est devenu vide, la tête tournée sur le côté, un filet de bave coule au coin de ses lèvres. Je fais prudemment un pas dans sa direction, quelque chose est louche avec cet homme. Tout un coup il recommence à bouger et continue la conversation comme si de rien n’était.

 

— Ouep ! Tout à fait, t’es avec la rousse c’est ça ? Elle a été spotted par le réseau, il n’y’a pas quatre cents clicks.

Spotted ? Vous voulez dire que vous l’avez vu ?

— C’est ta copine ?

— Oui !

 

Elle a réussi à s’échapper elle aussi. Pourtant dans la grotte, elle semblait si désespérée. La réponse est sortie spontanément, avec un peu trop d'enthousiasme. Je me rends compte que j’ai un grand sourire sur le visage. J’ai l’impression de pouvoir respirer normalement de nouveau.

 

Je m'éclaircis la gorge, et continue d’une voix plus posée.

 

—   Enfin, je veux dire, oui, on voyage ensemble.

 

Je me sens stupide d’avoir les joues rouges, j'espère qu’il ne le remarque pas. Moi, je remarque bien le changement dans ses yeux. Son regard vide pétille, le coin de sa bouche s’anime, pour la première fois, il me regarde. Réellement. Il sourit, ça le rajeunit terriblement. Mais il est secoué d’un spasme violent, puis son visage s'éteint de nouveau. Seule sa voix continue d’exprimer les expressions qu’il cache derrière sa façade.

 

— Elle a pris l’escalier depuis les quais. Elle devrait arriver au camp, deux étages en dessous. Elle a du bol, les cercleux ne s’enfoncent jamais aussi profondément.

 

<R3T> Je remonte les marches quatre à quatre, passe à travers les tas de sacs mortuaires noirs entassés en des monticules de plastique et de chairs attendant d'être cramées. Celui-là, je vais pas le louper, je peux pas le louper. Le cadavre tout chaud, le sang encore rouge, celui qui a buté ce gars doit être dans le coin. Ma cervelle cogite à fond. Pourquoi on l’a buté ? Des pillards ? Un camarade récemment encerclé ? Peu importe. Il y a des humains au bout de cette réponse, au moins un avec une masse couverte de sang.

 

Le plan ? Je le chope, je lui pose les questions, épicée de quelques pains dans sa face au besoin, et il cause. J’ai du mal à me retenir de crier : “Hey ! Je suis là, si t’es humain, suis ma voix ! » Mais il me reste suffisamment de bon sens pour ne pas ameuter tous les cercleux de la gare. Et si les gars sont hostiles, boum, embûche. Pourtant.

 

— Hey ! Je suis là, si t’es humain, amène toi !

 

<S4R> Les cercleux n’aiment pas les souterrains. C’est donc pour cela qu'on en a jamais croisé dans les tunnels. Distraitement, je déblaie le sol des débris de plastique qui le recouvre. Mais alors, si c'était lié au rayonnement des étoiles plafond-ciel, pourquoi est-ce qu’ils sont encore actifs dans les bâtiments ? Mon regard s’accroche sur un câble qui traîne sous mes pieds. Machinalement, je remonte des yeux jusqu’à son origine, il passe d’abord sous une table, longe le mur, fait le tour du trône de l’homme et finit sa course dans son corps.

 

Je fais un grand bond en arrière, les pieds dérapant dans les débris.

 

— Un node ?

 

Un mélange de rouge et de noire suppure de la jointure entre les chairs et le câble. L’épaisse aiguille est profondément enfoncée entre ses côtes. J'aperçois aussi une multitude de filaments, beaucoup plus fins, qui sortent de son crâne et vont rejoindre le plafond. Son expression n’a toujours pas changé, sa voix par contre, est devenue plus froide, à l’image de son visage.

 

— Je croyais...

Non, j'espérais. Je ne sais pas si c’est la tristesse d’avoir un brin d’espoir encore une fois brisé, ou bien la colère d’avoir été trompé qui fait trembler ma voix. C’est pour ça les absences, c’est pour ça le masque inexpressif.

 

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu étais un node ?

— Tu n’as rien demandé. Et puis, ça revient au même, ici ou dans le réseau. Pour nous c’est l’éternité. Pour toi, c’est notre, ma, voix à chaque écran. Pourquoi être en colère, nous pourrions nous aider. Comme nous sommes en train de le faire, ensemble. Alors, qu’est-ce que ça change ?

 

Qu’est-ce que ça change ? Il ose poser la question ? À la place d’un être humain qui à le courage de vivre, j’ai un monstre qui a tout abandonné, qui a préféré laisser tout derrière lui, parce que c'était trop dur. À la place d’un morceau de mouvement chaud et vivant, j’ai un bout de plastique à peine tiède. J’ai soudainement envie d’arracher ces maudits câbles qui m'enlèvent un être humain. Voir ces fils noirs dégouliner sur le sol me paraît impardonnable. La colère autant que l’éther s’empare de mon corps, je sens ma fureur prendre forme, les mots sortir de ma bouche, s’aiguiser et cristalliser leur violence en des lames d'éther acérées. Dans un coin de ma tête, une petite voix s’interroge. Je n’ai pas de raison logique de lui en vouloir, et encore moins le droit de le tuer. Les épées d’éther vrombissent autour de moi, elles vibrent de rage elle aussi. Je sais que je dois le détruire, cela ne fait aucun doute.

 

Lui, il n’a pas bougé. Il est reparti dans le réseau, le regard de nouveau absent, il s’est affaissé un peu plus dans son trône. Pas longtemps cette fois, presque aussitôt il se réveille en sursautant.

 

— Tiens, on dirait qu’elle a un problème. Ta copine.

 

Je m’arrête en plein geste. Toujours indifférent aux lames qui lui font face, il continue de la même voix désinvolte.

 

— Elle vient de rejoindre le premier hall. Mais l’autre est aussi dans le coin. Dommage pour elle.

 

Il m’énerve à rester vague. Comme il ne semble pas vouloir offrir d’explications supplémentaires, je prends une inspiration avant de poursuivre d’une voix forte.

 

— L’autre, quel autre ? Un cercleux ? Un node ?... Un pillard humain ? Réponds !

 

Sa tête se retourne brusquement vers moi. C’est la première fois que je vois une expression sur son visage. Et cela ne me plaît pas du tout. Un large sourire s’étire sur tout son visage, montrant des dents noires et sales. Mes jambes font un pas en arrière, mes lames s’avancent un peu plus. Quand sa voix sort enfin de sa gorge, elle s’est transformée en un caquètement sauvage et ridicule. Terrifiant aussi.

 

— L’autre, c’est un gob-gob. Un gobelin !

 

<R3T> Il était accoudé à la rambarde rouillée, poussant de sa patte un crâne humain jusqu’à ce qu’il bascule dans le vide. Habillée tout de noir, je n’ai vu la créature qu’au dernier moment, quand un rayon bleuté à doucement glissé sur sa peau plastifié. Mais, avant même de voir son visage, j’ai entendu sa respiration. Trainant et bruyant, le son dégouline aux oreilles et gratte les tympans. Il se tourne lentement, bougeant gauchement son corps au dos arrondi. Des os accrochés à sa ceinture cliquettent sinistrement. Ce n’est pas un cercleux, ce n’est pas un humain non plus, pas avec une gueule pareille. Il me regarde de ces deux larges yeux globuleux, de la bave coulant du bout de son long museau gris. Je vois les trois doigts de sa main se refermer sur le manche d’une hache encore dégoulinante de sang.

 

Tueur d’humains.

Je n’ai pas le temps de réfléchir, je suis sur lui, mon poing est déjà parti. L’éther n’a pas attendu, il s’est jeté sur moi. Il court le long de mon bras, et jailli de ma paume ouverte. L’autre crache un bruit sourd alors que ses pieds décollent du sol en même temps qu’un nuage de poussière, je ne m’arrête pas, le mouvement est encore là, juste entre nous deux. Pivotant sur ma jambe d’appui, je saisis l’éther du bout des doigts et ramène mon bras en arrière, balançant  ma respiration accompagnée de mon autre main. Mon poing, fermé cette fois-ci, écarte le rideau de sable pour percuter de nouveau la créature. J’entends clairement un délicieux craquement. J’espère que tu n’as pas finis, parce…

 

Son poing a répondu sans prévenir. Je l’ai pas vu arriver, la poussière, l’excitation. Mais déséquilibré par mon assaut, il n’a pas mis de force derrière son attaque, il ne fait que m’effleurer la joue. Je lui envoie mon pied dans ce qui lui sert de ventre avant de m'écarter d’un bond. Hé bien, il est plus solide qu’il n’y paraît. À moins que…

 

D’un geste rageur il arrache de son torse une plaque en bois fissuré sur toute sa hauteur. C’est donc ça la surface dure que j’ai sentie tout à l’heure. Tant mieux, ça aurait été triste d’en finir aussi rapidement. Je me demande s’il s’en rend compte, ce que j’ai fait à son armure de fortune, je peux le refaire sur son petit corps tout mou. D’un coup de sa hache, il défonce la rambarde en acier, il hurle et grogne. Il cherche à m’intimider. Il est mignon. Il n'a pas réalisé, pas encore. Alors quand il se jette sur moi, je l’accueille avec un grand sourire, et toute la violence de mes membres saturés d’éther.

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