2.    Le baiser interdit

10 minutes de lecture

La relation entre Armand et Amaury devient en quelques semaines complètement fusionnelle. On ne pouvait en croiser un sans que son acolyte soit bien loin. Le jeune brûlé retrouva peu à peu une belle joie de vivre et le futur chasseur délaissa les rixes avec Germain au profit de traits de sarcasme idéalement placés. Les deux garçons travaillaient ensemble, lisaient ensemble, comme s’ils avaient trouvé en l’autre quelqu’un qui ne le jugeait pas sur son apparence, mais sur ce qu’il était vraiment. Armand ne s’étonna donc pas de recevoir un petit mot de son ami lui donnant rendez-vous après le couvre-feu à la bibliothèque. L’extinction des feux prononcée, il se glissa dans les ombres pour rejoindre son camarade. Amaury se fendit d’un sourire soulagé.

  • J’ai cru que tu ne viendrais pas, avoua-t-il.
  • Une sœur patrouillait dans le couloir sud, j’ai dû faire un détour, expliqua l’albinos. De quoi voulais-tu me parler ?

Un étrange silence gêné s’installa entre eux. Amaury fuyait le regard d’Armand et l’albinos s’en inquiéta jusqu’à ce que son ami dévoilât :

  • Je t’aime beaucoup.
  • Moi aussi, répondit Armand. Tu es un super copain.
  • Tu es plus que ça pour moi, soupira Amaury.
  • Comme un frère ?

Le garçon ne répondit pas, seuls les battements réguliers de l’horloge qui trônait dans la bibliothèque rompaient le silence qui s’était de nouveau installé. Amaury avait plongé son regard sans vie dans celui d’Armand. L’albinos se sentit horriblement étrange. Sa raison lui hurlait que c’était contre nature et qu’il ne fallait pas, mais son cœur s’était, à cet instant, emballé. Il ressentit un curieux fourmillement dans son ventre lorsque son ami s’approcha. Il avait la bouche sèche, et tellement de mal à respirer, comme si quelque chose lui enserrait la gorge. Un frisson lui parcourut l’échine quand Amaury posa ses mains sur son visage et se mit doucement à l’étudier du bout des doigts. Une étrange tension emplit soudain l’atmosphère et Armand recula d’un pas en soufflant :

  • On n’a pas le droit. C’est contre nature.

Il ne comprit pas pourquoi il avait envie de pleurer à cet instant. Le sourire de son ami s’étiola et il se recula en s’excusant.

  • Je… je n’aurai pas dû, soupira-t-il. Je suis désolé.

Amaury ferma les yeux pour refouler des larmes naissantes. Ce fut à cet instant que quelque chose se brisa en Armand ; comme un barrage qui se rompit, déversant dans son âme un maelstrom de sentiments. La raison fut balayée par ce flot d’émotions. Il combla les derniers centimètres qui le séparaient d’Amaury et l’embrassa passionnément, s’abandonnant totalement au moment présent, sans se soucier de ce qui pourrait arriver. Ce fut l’instant le plus enivrant de toute sa vie, leur esprit, leur corps, leurs lèvres, tout semblait avoir fusionné. Un hoquet de surprise brisa cette fabuleuse passion et les deux adolescents se reculèrent vivement. Armand tourna alors son regard vers l’embrasure de la porte et comprit qu’ils allaient avoir de très gros ennuis. Une sœur se tenait là, choquée par ce qu’elle venait de surprendre.

***

Armand s’était retrouvé un milliard de fois dans le bureau de la Mère Supérieure pour ses rixes avec Germain, mais jamais il ne l’avait vue aussi furieuse que ce soir-là. Ses mains tremblaient de rage et elle se retenait visiblement d’exploser. Amaury et lui se tenaient stoïquement devant la directrice depuis déjà de longues minutes et le silence qui régnait laissait présager une punition comme ils n’en avaient jamais eue. L’albinos dut rassembler tout son courage pour faire un pas en avant en déclarant :

  • Tout est de ma faute. Je ne sais pas quelle folie a traversé ma tête.

Il coula un regard à Amaury pour s’assurer que le garçon ne vienne pas briser son mensonge par son attitude. Son ami gardait les yeux baissés, il était au bord des larmes. Il ne devait pas souvent se retrouver dans une telle situation. Armand révéla alors :

  • En fait, Amaury m’a expliqué comment on s’y prenait pour embrasser une fille, mais je n’y comprenais rien. Donc dans une démarche parfaitement scientifique d’expérimentation, il…

Il comprit son erreur lorsque le regard de la sœur se remplit de rage pure en entendant les mots science et expérience. Il secoua la tête et déclara catégoriquement :

  • Ça ne se reproduira plus jamais, je peux vous le promettre.
  • Oh ça ! J’y compte bien ! rugit soudain la Mère Supérieure. C’est pourquoi vous recevrez chacun cinq coups de fouet demain matin devant tout le monde. Hors de ma vue.

Amaury tournait docilement les talons, prêt à quitter les lieux, mais Armand réagit :

  • Tout est entièrement de ma faute, déclara-t-il. Amaury n’a pas à pâtir de mes erreurs et de ma conduite intolérable. Je suis prêt à subir sa punition en plus de la mienne.

La directrice de l’orphelinat hésita un instant puis accepta, baissant la sentence à huit coups pour le courage et l’abnégation dont avait fait preuve l’adolescent.

***

Ce fut avec une boule dans le ventre qu’Armand se présenta le lendemain au petit-déjeuner. Il toucha à peine à son repas, inquiet de ne pas avoir vu la directrice et angoissé à l’idée qu’elle apparaisse. Amaury s’était volontairement assis à l’écart, comme s’il voulait éviter l’albinos. On aurait dit que l’incident de la veille avait brisé quelque chose entre eux. Armand avait beau ressasser les événements, il ne comprenait pas ce qui pouvait expliquer cette brusque froideur. Perdu dans ses songes, il sentit son sang se glacer quand la Mère Supérieure entra dans le réfectoire. Son visage fermé, limite colérique, et le martinet qu’elle tenait à la main ne laissait aucun doute sur la correction que l’adolescent allait recevoir. Il se leva, les jambes flageolantes lorsqu’elle héla son nom. Le chemin jusqu’à la mère lui parut durer une éternité. Un étrange brouhaha s’éleva au milieu des autres orphelins qui se demandaient quel pouvait bien être sa faute pour écoper d’une telle punition. Seul Amaury restait stoïque, les yeux baissés sur son assiette comme hypnotisé par cette dernière. Armand aurait tellement souhaité un geste de sa part, ne serait-ce qu’un regard, qui le rassurerait sur le bienfondé de son sacrifice. Là, il était réduit à un unique espoir : que la directrice ne révèle pas à ses camarades la raison de son châtiment. Il la remercia intérieurement pour son mutisme lorsque le premier coup s’abattit sur son dos, déchirant sa chemise. Le second lui arracha une grimace de souffrance qu’il ravala vaillamment, mais quand les lanières de cuir claquèrent une nouvelle fois, Armand ne put retenir un cri de douleur. Il devait montrer un courage sans faille, après tout il vivrait de pires choses une fois qu’il serait chasseur. Cependant, malgré sa bravoure, son esprit vacilla au cinquième coup. Avait-il eu raison de vouloir protéger Amaury ? Il lui suffisait de revenir sur ses paroles de la veille pour être libéré de cette torture. Il leva un regard sombre vers les orphelins, beaucoup semblaient se délecter du spectacle, avides de sang. Certains, plus émotifs, blêmissaient, mais seul Amaury réagissait comme un véritable être humain. Bien qu’aveugle, il fermait les yeux à s’en fendre les paupières et, les deux mains sur les oreilles, il tentait vainement d’atténuer les sons qui l’entouraient. Le coup suivant fut plus violent que les autres, à moins que ça ne fût le dos meurtri de l’albinos qui ne supportait plus la sentence. Armand fit de son mieux pour retenir un cri de douleur, préférant opter pour de silencieuses larmes. Le martinet allait de nouveau claquer quand la voix d’Agathe retentit dans le réfectoire.

  • Mais combien allez-vous lui en donner ?

La sœur accourut auprès d’Armand. Elle parlementa à voix basse avec la directrice. De là où il était, l’albinos pouvait capter la conversation, mais son esprit était entièrement accaparé par la douleur. Il faisait de son mieux pour refouler ses larmes, sachant qu’il restait encore deux coups à endurer. Il sentait un liquide chaud couler le long de sa colonne et ça n’était pas de la sueur. Agathe s’agenouilla devant lui pour lui demander :

  • Mon garçon, quoi que tu aies fait, tu n’es pas prêt de recommencer ?

Armand était incapable d’articuler le moindre mot, aussi se contenta-t-il de faire non de la tête. La sœur se redressa alors et, d’un ton empli de mépris, déclara :

  • Le spectacle est fini. Retournez à vos études.

Puis, elle entraina Armand jusqu’à l’infirmerie.

***

Alors qu’elle était affairée à soigner ses plaies, Agathe ne put s’empêcher de demander :

  • Mais qu’est ce que tu as bien pu faire pour écoper d’une punition pareille ?

Armand n’avait toujours pas pipé le moindre mot et la sœur ne savait pas si c’était l’humiliation du moment ou la douleur qui le gardait muet.

  • Ce doit être une faute extrêmement grave pour qu’on en vienne à une telle sentence.
  • J’ai… lâcha le garçon dans un soupir… Je le méritais. Agathe, tu n’aurais pas dû intervenir.

L’infirmière délaissa sa tâche pour planter son regard dans celui de l’albinos.

  • Qu’est-ce que tu as fait ?

Armand prit une longue minute avant d’avouer à la sœur :

  • Quelqu’un m’a fait comprendre qu’il avait des sentiments pour moi et je l’ai embrassé.

Agathe s’indigna immédiatement :

  • Mais voyons, tu n’es pas le premier pensionnaire qui craque pour une camarade et…
  • C’était Amaury, coupa le garçon.

L’infirmière se trouva sans voix.

  • Armand, murmura-t-elle, c’est…
  • Contre nature, s’emporta l’albinos. Je sais ça. Il y a juste une chose qui me terrifie. C’est que malgré la punition, je ne regrette pas. J’ai sciemment menti à la Mère Supérieure, endossant l’entière responsabilité de cet acte parce qu’il m’était intolérable de le voir souffrir.

Au lieu d’afficher de la colère, Agathe se contenta de lui sourire.

  • Tu grandis, Armand, et il est normal que tu te poses un milliard de questions sur ta vie. N’oublie pas ton objectif, il te reste trois ans à attendre avant de postuler pour devenir chasseur. Tu voudrais annihiler tout le travail que tu as déjà fourni pour une simple histoire de cœur ? Il n’y a que deux avenirs pour les gens comme ça : soit ils sont riches et influents et il leur suffit de descendre dans une maison close pour assouvir leurs vices, soit ils sont sans le sou, employés de ces établissements jusqu’à ce qu’ils soient arrêtés et exécutés pour leur déviance.

Elle essuya maternellement une larme qui coulait sur la joue du garçon en continuant :

  • Il y a un glorieux futur qui t’attend. Enfouis ce secret au fond de ton cœur et concentre tes efforts sur ton objectif. Ce serait bête de tout gâcher si près du but.

Armand acquiesça tristement. Il ne comprenait pas pourquoi, mais une seule certitude persistait : il devait s’éloigner d’Amaury. Pour leur sécurité, à tous les deux.

***

Armand savait qu’il fallait le faire, mais les jours qui suivirent furent les plus compliqués de sa vie. Il s’évertua à fuir Amaury et dès que ce dernier s’approchait, il devait se faire violence pour l’éconduire froidement. Son âme se révoltait à chaque fois que le garçon tournait les talons d’un air triste, mais il n’avait pas d’autre choix. Certaines sœurs épiaient ses moindres faits et gestes à la recherche d’une quelconque attitude déviante, il n’allait pas leur donner cette faveur. Aussi préféra-t-il enfermer ses fantasmes dans un coin de son cœur et y penser chaque nuit, une fois les feux éteints. Parce que oui, il ne fallait pas se mentir, ce baiser l’obsédait et il ne comprenait pas ce qu’il y avait de mal à ressentir une telle affection pour Amaury. Pourquoi lui était-il interdit de l’aimer ? Tant d’émotions et tant de pensées qui se bousculaient dans sa tête qu’Armand avait grand mal à se concentrer sur le livre qu’il était en train d’étudier. Chaque mot était parasité par un songe déviant et il soupira tout en englobant la pièce du regard. Elle était chargée de souvenirs, il revivait sans cesse ce moment, ce déluge de passion qui avait fait chavirer son cœur. La bibliothèque était calme, les élèves étaient, comme lui, plongés dans leur lecture. Ses yeux se posèrent presque machinalement sur Amaury assis à quelques tables de là, la tête baissée sur un livre en braille qu’il tentait de déchiffrer. Ses doigts qui couraient sur le papier lui donnèrent des frissons. À cet instant, il ne rêvait que d’une seule chose, se lever et l’embrasser passionnément, devant tout le monde, sans se préoccuper des conséquences de son acte. Il refoula avec rage ce désir qui montait en lui ; un horrible sentiment d’injustice mâtiné d’une frustration infinie lui étreignit le cœur. Il ferma son livre avec violence et quitta les lieux avant de dévoiler sa faiblesse. Il arrivait à peine dans le couloir qu’un brouhaha attira son attention. Un groupe d’enfants s’était rassemblé à l’entrée. Intrigué, il s’avança. Trois sœurs aidaient un inconnu à marcher. Le type était salement blessé, il retenait un gros flot de sang de son flanc et devenait de plus en plus pâle à chaque pas. Armand sentit son cœur louper un battement quand il entraperçut un morceau d’uniforme caché par son long manteau noir. C’était un chasseur. Son cerveau se mit immédiatement en route. Il tourna les talons et courut jusqu’à l’infirmerie. Après tout, s’il se trouvait au bon endroit au bon moment, peut-être parviendrait-il à parler à cet homme… ou à servir d’aide à Agathe.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 11 versions.

Vous aimez lire Angy_du_Lux ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0