3.    Le chasseur

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Armand esquissa un sourire victorieux. Il venait d’arriver en vue de l’infirmerie, les trois sœurs et le chasseur s’étaient arrêtés devant Agathe et cette dernière observait la plaie avec gravité.

  • Je vais avoir besoin d’aide, déclara-t-elle. Déposez-le à l’intérieur et courez me chercher une bassine d’eau et des linges propres.
  • Je m’en charge, proposa Armand.

Et avant que quiconque ne pût réagir, il tourna les talons et se précipita vers les cuisines. Quand il revint auprès d’Agathe, les autres sœurs avaient disparu. L’infirmière avait relevé la chemise de l’homme révélant une plaie profonde et purulente. La vue du sang laissait Armand indifférent ; encore un atout pour sa future vie. Il vit Agathe chercher des yeux ses instruments tandis qu’elle peinait à retenir l’hémoglobine. L’albinos comprit rapidement ce qu'elle voulait et s’empara d’une pince longue. L’infirmière sembla ennuyée, elle hésita un moment avant de demander :

  • J’ai besoin d’aide pour panser la plaie le temps que j’extraie la balle.

Armand acquiesça immédiatement et, suivant les indications de la sœur, il comprima la blessure comme il le put tandis qu’elle œuvrait. Il ne lui fallut qu’un battement de cœur pour retirer le corps étranger. Elle fit tomber le morceau de métal sanguinolent dans la main de l’albinos qui se recula pour laisser Agathe achever son travail. Il se sentait tellement fier de lui. Il avait aidé un homme… un chasseur qui plus est. Il s’intéressa alors au projectile et une question s’imposa à son esprit. Pourquoi avait-on tiré sur lui avec une balle consacrée ? Une étrange suspicion s’empara de lui. Il avisa les armes du blessé : un fusil court et une épée, l’uniforme ne paraissait pas factice. Pourquoi ce doute ? L’inconnu était à présent évanoui et Agathe l’auscultait à la recherche d’autres blessures. Elle dévoila une horrible plaie cicatrisée à l’avant-bras et Armand blêmit. La morsure avait été vraiment profonde et selon lui, aucun chien n’avait une dentition si puissante.

  • Agathe, demanda-t-il sans préambule, est-ce la pleine lune cette nuit ?
  • Bien sûr, répondit l’infirmière, pourquoi cette question ?

Armand rassembla les pièces du puzzle immédiatement. Ce type n’était pas un chasseur… ou du moins, pas un membre de l’Ordre. Les sœurs de l’orphelinat avaient ouvert leurs portes à un lycan sans se rendre compte qu’elles tombaient dans son piège.

***

Armand était dans une impasse, il aurait pu prévenir les habitants de l’orphelinat, mais qui l’aurait vraiment cru ? Il fondait sa certitude sur quelques détails et surtout sur son intuition. Avec son affabilité et sa gentillesse naturelle, il était parvenu à faire sortir Agathe. Après tout, l’infirmière devait se reposer et elle n’avait pas encore mangé de la journée. Il promit de surveiller le blessé le temps que la sœur prenne une pause bien méritée. Il était à présent seul avec cette hideuse menace. Sa première intention fut de cacher un scalpel dans sa botte ; au cas où. Il observa ensuite les affaires du chasseur. Son regard se posa sur le fusil. Il n’avait jamais pointé un quelconque canon vers quelqu’un et l’idée de le faire le fascinait tout autant que ça l’angoissait. Il caressait délicatement la crosse quand l’inconnu ouvrit les yeux en grognant. Armand réagit au quart de tour, il s’empara de l’arme et visa le suspect. L’homme ne fut nullement impressionné par le garçon et se mit doucement à ricaner :

  • Qu’est-ce que tu crois faire, gamin ? demanda-t-il d’une voix profonde et menaçante.
  • Je sais pourquoi vous êtes ici, déclara Armand d’un ton qui se voulait ferme et assuré. Vous êtes un lycan et vous vous êtes fait cette blessure pour pénétrer en ces lieux et y faire un carnage.

L’homme ne réfréna pas son hilarité.

  • Si je suis bien ce que tu avances, reprit-il. Qu’est-ce qui m’empêche de quitter ce lit, de fondre sur toi et de te dévorer les entrailles ?

Armand raffermit sa poigne sur la crosse du fusil et menaça :

  • Bouge un seul cil et je tire.

L’inconnu reprit son petit rire inquiétant tout en se redressant comme s’il se moquait des menaces qu’Armand venait de proférer. L’albinos réagit au quart de tour, il pressa la détente de l’arme. Le fusil cracha la mort, mais il ne regarda pas s’il avait fait mouche. Il tourna les talons et quitta l’infirmerie au pas de course. Il pensait être à la hauteur pour vaincre cette créature… mais il était bien loin de la vérité. Tandis qu’il détalait comme un lapin, son esprit se mit à réfléchir à cent à l’heure. Il fallait s’armer. Il ne devait rester qu’une seule balle dans le fusil qu’il tenait à la main et ce n’était pas suffisant pour tuer un tel monstre. Il atteignait le bout du couloir quand son sang se glaça dans ses veines. Un hurlement venait de retentir juste derrière lui : celui d’un loup. Il ne prit même pas la peine de regarder l’entrée de l’infirmerie, il savait ce qui s’était lancé à ses trousses. Armand entra avec fracas dans le réfectoire faisant sursauter ceux qui mangeaient là. Il se précipita vers Amaury et lui saisit la main :

  • Viens avec moi.

À peine venait-il de dire ça que les portes volèrent en éclat sous les coups d’un puissant loup-garou. Des hurlements de terreur retentirent alors et les orphelins s’éparpillèrent comme une nuée d’étourneaux. La bête se jeta sur le plus proche, laissant à Armand et son ami le temps de fuir. Mais il comprit bien vite que ce n’était pas la meilleure des idées. Amaury était aveugle et même en lui tenant fermement la main, il ne pouvait courir à son allure. Il décida donc de s’arrêter devant un placard. Il demanda à son ami de rester là et de ne pas faire de bruit puis ferma la porte avant de reprendre sa course. Il atteignait le bout du couloir quand il se retourna pour voir s’il était suivi. Le lycan apparut alors, gigantesque, terrifiant. Il marchait paisiblement en direction de l’albinos, les babines retroussées sur une rangée impressionnante de crocs. Il s’arrêta brusquement alors qu’il arrivait à hauteur de la cachette d’Amaury et huma l’air. Armand comprit immédiatement ce qu’il allait se passer. Son cœur s’accéléra tandis que la créature lacérait la porte d’un coup de patte. Il était trop loin pour intervenir. La bête attaqua le petit aveugle tandis que l’albinos hurlait sa rage. Il pointa le fusil vers le hideux monstre et tira. La balle vint se ficher dans le flanc de l’animal qui recula en jappant. Armand n’écoutant que son courage attrapa le canon de l’arme et fondit sur le lycan, abattant violemment la crosse sur la gueule de la créature tout en vociférant à chaque coup :

  • Ne t’approche pas de lui.

La bête fut à peine sonnée. D’un coup de patte, elle envoya valser l’arme de l’albinos et se rua sur lui. Armand saisit comme il le put les babines écumantes de rage, priant pour ne pas subir une morsure qui lui serait fatale. Son regard naviguait machinalement du fusil qui gisait au sol au loup qu’il tentait de retenir. Ses muscles se tétanisèrent sous l’effort et il sut qu’il devait trouver rapidement une solution. Il lâcha toute la pression d’un seul coup, profitant de l’élan de l’animal pour se baisser et lui échapper. Il attrapa au passage le scalpel qu’il avait caché dans sa botte et l’enfonça profondément dans l’iris de la créature. Cette dernière recula en jappant, offrant l’ouverture qu’Armand attendait. Il se rua sur le fusil et, en désespoir de cause, le pointa sur le lycan. Il ferma les yeux. La bête s’apprêtait à bondir sur lui et, priant pour qu’il reste des munitions dans l’arme, tira. Une violente déflagration retentit dans le couloir puis un silence de mort entrecoupé de la respiration haletante d’Armand. L’albinos s’autorisa alors à regarder. La créature gisait au sol, la balle l’avait touchée en pleine tête, lui explosant le crâne. L’adolescent n’y crut pas, il avait vaincu un loup-garou. À lui tout seul. Ses pensées se tournèrent immédiatement vers son ami. Il murmura son prénom et se précipita vers l’armoire. L’horreur qu’il vît se grava à jamais sa mémoire. Amaury était mort, ses yeux vitreux ouverts dans une expression de pur martyr. Le reste de son corps n’était qu’une bouillie informe de chair, de sang, d’entrailles et d’os. Armand tomba à genou, incapable de détacher son regard de son ami. Sa gorge se serra et il sentit ses larmes monter, il ne tenta pas de les retenir. Pourquoi ? Pourquoi lui avait-on arraché ainsi Amaury ? Il se maudit à cet instant, il l’avait si rudement repoussé alors que toute son âme hurlait de céder à la tentation.

  • Moi aussi, je t’aimais, murmura-t-il. Pardonne-moi de ne pas avoir eu le courage de te l’avouer. Ce baiser a bouleversé tellement de choses en moi. J’aurai dû me damner, endosser les supplices qu’on voulait me faire subir ; juste pour avoir le réconfort de te serrer dans mes bras.

***

Les mois qui suivirent furent pour Armand un calvaire. Certes tout l’orphelinat s’accordait sur le fait qu’il était un héros sans qui un carnage aurait eu lieu, mais l’albinos se sentait honteusement responsable de la mort d’Amaury. Il n’aurait jamais dû essayer de le sauver, il serait sans doute encore en vie à l’heure qu’il était. Le poids de la culpabilité se couplait aux horribles images de son cadavre qui s’imposaient à son esprit dès qu’il fermait les yeux, l’empêchant de trouver un sommeil paisible. En plus des cernes qui peu à peu s’étaient dessinés sur son visage, il maigrissait à vue d’œil, il ne mangeait que parce qu’il y était obligé et était, à présent, incapable d’avaler le moindre morceau de viande un peu trop saignante. Il passait ses journées, plongé dans ses livres, parlait très peu. Il fut rapidement affublé du sobriquet de fantôme qui lui allait à ravir. Les sœurs tentèrent de le questionner afin de comprendre son état d’esprit aussi sombre, mais il restait totalement hermétique à toute discussion. Même Agathe en arriva à penser qu’il était mort à l’intérieur. Armand lisait paisiblement ce matin-là, indifférent à l’assiette qui refroidissait devant lui quand le silence du réfectoire le tira de sa lecture. Le brouhaha quotidien s’était brutalement arrêté. Un homme venait d’entrer. On ne pouvait déterminer son âge, mais il avait une prestance envoûtante. Peut-être son uniforme de l’Ordre y était pour quelque chose ou la bienveillance naturelle qui se peignait sur son visage. Quoi qu’il en soit, son apparition avait fait taire la moindre conversation.

  • Puis-je savoir où se trouve le dénommé Armand ? demanda-t-il d’une voix chaleureuse.

Tous les regards se tournèrent vers l’albinos et quelques doigts le dénoncèrent. Il y a encore quelques mois, l’adolescent se serait damné pour un tel moment, mais aujourd’hui, dans la dépression qui le rongeait, il ne ressentit aucune émotion : ni quand le chasseur s’approcha de sa table ni quand il vint s’asseoir en face de lui.

  • Il est de notoriété publique que ce livre est un ramassis de clichés et de théories saugrenues, déclara l’homme pour lier conversation.
  • Je sais, répondit froidement Armand. Mais au lieu de bêtement juger l’œuvre de cet auteur en me basant sur des on-dit, je préfère m’en faire ma propre opinion. Il est vrai que certains concepts sont mal amenés et maladroits, mais il y a quand même quelques idées qui semblent bonnes à garder.
  • Lesquelles ?
  • Le fait que les déviants ne sont pas des animaux ; qu’ils pourraient avoir une hiérarchie, une cohésion qui ne seraient pas dictées par un rapport de force, mais par un sentiment plus abstrait, plus impalpable.
  • Du respect par exemple ? demanda tout haut le chasseur.
  • Pourquoi pas.

L’inconnu se fendit d’un sourire bienveillant et expliqua :

  • Les sœurs de ce couvent nous ont écrit pour nous parler de toi. C’est vrai que tu as terrassé un lycan ?
  • J’ai eu de la chance, répliqua Armand avec amertume. D’autres en ont eu moins que moi.

Le souvenir était trop présent et trop douloureux pour l’albinos, il ne rêvait que d’une chose : écourter cette conversation et partir. Il s’excusa poliment et s’apprêtait à se lever quand le chasseur demanda sans préambule :

  • Est-ce que ça t’intéresse de rejoindre notre confrérie ?
  • Je dois attendre encore trois ans avant de pouvoir postuler, expliqua Armand.
  • Non, trancha l’inconnu. Je te propose de préparer tes affaires et de me suivre… maintenant. Je te laisse une heure pour faire tes adieux à tes amis.

Armand resta sans voix, au milieu de la noirceur de son spleen, une lumière s’était allumée. Il dévisagea cet homme pour déceler le moindre mensonge, mais l’inconnu paraissait sincère. Son sourire avait quelque chose de paternel comme s’il savait déjà qu’Armand ne refuserait pas. Il prit ses aises sur sa chaise et tourna le livre posé sur la table afin d’entamer sa lecture en déclarant :

  • Va, je t’attends ici.

***

Passé l’enthousiasme de réaliser enfin son rêve, une claire suspicion s’empara d’Armand. Il venait de quitter l’orphelinat avec ses maigres affaires et se dirigeait vers l’inconnu avec un type qu’il avait rencontré moins d’une heure auparavant. Qu’est-ce qui lui prouvait que c’était un vrai chasseur et qu’il se rendait bien à pied vers les terres de l’Ordre ? Ça aussi, ça lui semblait incongru, ils devaient traverser tout le royaume pour y arriver, ça représentait des jours voire des semaines de marche. Ce gars devait arpenter le pays en long en large et en travers et il n’avait même pas de cheval ? Les suspicions d’Armand trottaient dans son esprit durant des heures, puis ce fut au tour de la peine et de la fatigue de prendre le dessus. Il sentit peu à peu une gêne le gagner au niveau des pieds, il avait l’impression que chacun de ses pas se faisait dans un torrent de feu. Ses jambes se mirent à trembler sous l’effort, menaçant de céder sous son poids s’il continuait à pousser ses limites. Le chasseur quant à lui semblait se promener, contemplant silencieusement le paysage sans se soucier de l’adolescent. Ils firent cependant une halte salvatrice à l’orée d’une forêt. Le soleil plongeait doucement à l’horizon et Armand comprit qu’il venait de marcher toute la journée. Il lança un regard agacé à l’inconnu quand ce dernier lui ordonna de préparer un feu. L’albinos ne rêvait que d’une seule chose : s’asseoir, retirer ses bottes et espérer ne pas découvrir ses pieds en sang. Il ravala sa hargne et obéit aux directives sans que la moindre plainte ne sorte de sa bouche. Il poussa cependant un soupir de soulagement lorsqu’il put enfin se laisser tomber au sol. Il en était certain, pour la première fois depuis des mois, il dormirait cette nuit. Du moins le pensait-il. Il venait à peine d’extirper son pied de sa première botte que le chasseur s’anima. Il retira son baudrier et le lança à Armand et déclarant :

  • Les nonnes de l’orphelinat m’ont dit que tu ne dormais pas. Ça tombe bien, tu prends le premier tour de garde.

L’albinos se retrouva en un instant avec le fusil du chasseur et une épée qui faisait trois fois son poids sur les genoux. L’homme prit alors ses aises près du feu et ferma les yeux. Armand ne comprit pas ce qu’il venait de se passer. L’inconnu lui avait confié ses armes. Il se désintéressa de la lame qu’il ne pourrait de toute façon pas soulever sans un effort colossal et s’intéressa à l’autre partie de son arsenal. Des centaines d’horribles souvenirs resurgirent de sa mémoire quand il caressa la crosse. Il eut une certitude : soit le lycan qu’il avait tué était un ancien membre de l’Ordre, soit le type qui l’accompagne n’en était pas un non plus. Alors qu’il étudiait ce qu’on lui avait confié, il remarqua une inscription discrète sur une lanière de cuir : « À mon fils, Kerban. ». Peut-être venait-il d’apprendre le prénom de cet homme. Armand sursauta quand le chasseur demanda dans un grognement guttural :

  • Comment tu as su que c’était un loup-garou ?

Armand sentit son pouls s’accélérer : et si c’était un autre piège ? Tout en analysant les moindres faits et gestes de son interlocuteur , il raconta ce qu’il avait pensé quand il avait compris que le lycan avait été blessé par une balle consacrée et surtout lorsqu’il avait vu la morsure. Il décrivait son ressenti avec une masse de détails jusqu’à ce qu’un ronflement s’élève au milieu du camp. L’albinos ne retint pas un soupir d’exaspération : ce type ne voulait juste qu’une histoire pour s’endormir. Vexé, il se concentra sur la surveillance bien que la fatigue fût présente. Il ne se ferait pas surprendre par ce gars en train de dormir au lieu de monter la garde. Il laissa ses sens aux aguets tout en plongeant son regard dans les flammes qui crépitaient devant lui. Il sentit cependant le sommeil le gagner et il sursauta lorsqu’il dodelina de la tête. C’est alors qu’il capta un son sur sa droite. Une brindille venait de se rompre. Il tendit l’oreille quand un bruissement de feuilles s’éleva à gauche. Le cœur de l’adolescent s’accéléra. Il se leva d’un bond et déclara :

  • On nous attaque.

C’est alors qu’il pointa le canon de son fusil devant lui. Un homme venait de sortir des fourrés.

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