Chapitre II - Jeux d’ados, jeux de maux

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Lorsqu’on se retrouvait chez Dadee en fin de semaine c’était l’occasion de se raconter nos journées respectives car nous fréquentions toutes les trois des établissements différents et on ne se voyait que très peu : Christie étudiait à Sainte Anne, le seul lycée privé catholique de Mahé. C’était un de ces établissement où le port de la blouse était obligatoire. Layla fréquentait le lycée Rabah dont elle ne parlait jamais vraiment, on avait toujours l’impression qu’elle nous cachait quelque chose. Rabah était exclusivement réservé aux filles musulmanes, vêtues d‘une longue robe verte sur un pantalon blanc et qui portent le voile ; c’était leur uniforme.

 Moi, classée 2,099 aux examens du CPE - Certificate of Primary Education - j’avais été accepté au LNM ; le Lycée National de Mahé, où j’avais fait la connaissance de Vâni. Le jour des résultats j’étais terrifiée à l’idée d’avoir échoué et de devoir me retrouver avec les « repeaters » qu’on entassait dans une même salle. Je tenais la main de ma mère en faisant la queue pour récupérer mon bulletin ; le papier bleu et blanc me semblait pâle mais les lettres en noires me faisaient peur. Être classée 2,099 sur 28 654 élèves, ce n’était pas un échec disait les autres mais moi je le vivais ainsi. A la radio, les animateurs donnaient les noms de ceux qui s’étaient classés parmi les dix premiers de l’île ; Suren Akilesh était le premier sur vingt-huit mille six cent cinquante-quatre élèves. Je le regardais s’éloigner le sourire jusqu’aux oreilles. Son père le tenait par les épaules et sa mère ne pouvait s’empêcher de l’embrasser en pleurant toute sa fierté sur son enfant. Tout le cycle du primaire n’avait été que compétition, devoirs, classement, cris et larmes. Ce jour-là, jour des résultats signait la fin du round 1.

Ma mère pleurait, elle aussi, car elle ne savait pas ce qui adviendrait de sa fille unique, deux mille quatre-vingt-dix-neuf c’est loin, très loin de dix. Quel collège accepterait de me donner une place, me laisser une chance ? J’avais pleuré, dans ma chambre, toute la nuit d’avoir été si nulle, d’avoir tout gâché et imposer à mes parents une autre source d’angoisse. J’aurais voulu être Suren, qui avait probablement fait la fête avec toute sa famille et reçu des tonnes de cadeaux. Je pensais surtout à sa place au Royal College, à son bel uniforme : chemise blanche, pantalon gris, veste grise et cravate bordeaux. Je m’étais demandé s’il me parlerait en me voyant dans mon uniforme rose et bleu du primaire, assise sur le banc des gueux avec les redoublants. Heureusement je n’y avais passé que trois semaines bien que ce fut les trois semaines les plus longues de mon enfance.

 Le jour où je mis les pieds au LNM était le jour où ma vie allait changer radicalement. J’avais croisé plusieurs fois Suren, je lui souriais fièrement l’air de dire regarde, je n’ai plus mon uniforme du primaire, je suis une grande maintenant. Je pense qu’au fond, il se fichait de l’uniforme que je porterais. On se retrouvait à l’arrêt de bus pour rentrer à la maison, on marchait ensemble, mais pas trop près, il fallait bien laisser une petite distance entre nous afin de ne pas donner l’impression que nous étions des amoureux. Sa mère et sa sœur en seraient folles de rage. Repenser à cette partie de mon enfance me plonge encore, parfois, dans un abysse où il m’est très difficile de ressortir indemne.

 L’adolescence avait laissé des traces sur mon âme que Dieu seul saurait effacer un jour, mais qui, heureusement demeuraient invisibles aux yeux du monde. Nul besoin d'évoquer le fait que j’étais bel et bien amoureuse de Suren; pourquoi lui ? Je n’en avais pas la moindre idée. Sait-on seulement pourquoi on est amoureux quand a douze ans ? En tout cas mon petit cœur de gamine battait à toute allure en le voyant. Je rigolais bêtement à tout ce qu’il pouvait faire ou dire. L’année de notre entrée au collège lançait le round 2, on nous préparait de la Form 1[1] au passer le School Certificate[2]. Il avait encore fallu se battre avec les autres, porter des cartables à notre en rendre bossues et prendre des leçons particulières avec les mêmes professeures qui ne foutaient rien en cours mais qui se donnaient à fond chez eux car les parents payaient. Ces professeurs-là avaient déjà une belle situation mais ils avaient faim de cuivre et de papier. Le vénal l’emportait sur la morale sans états d’âme. Ils étaient très bien payés par l’Etat ; grâce aux impôts des contribuables mais se contentaient du strict minimum. Je me souviendrais toujours de certains qui avaient humilié plus d’un juste pour le plaisir : faire lire les timides et se moquer d’eux, lancer l’effaceur du tableau sur l’élève qui noté la mauvaise réponse au tableau ou encore ceux qui se moquaient de nos noms de famille pour en faire des jeux de mots.

C’est ainsi que j’ai retrouvé Akilesh un après-midi en me rendant aux leçons particulières de mathématiques avec un le meilleur professeur de Mahé. Il enseignait au Royal College et donnait aussi des cours particuliers chez lui. Je fus agréablement surprise de l’y retrouver. On avait trouvé notre petite routine, on rentrait ensemble en discutant de tout et de rien. Monsieur Deepak avait beau être le meilleur professeur de mathématiques de toute l’île, il ne pouvait rien pour moi qui n’était pas du tout faite pour les maths. Ma mère avait fini par comprendre que quelque chose ou quelqu’un d’autre y avait toute mon attention. Trois mois plus tard je n’y étais plus inscrite. Il m’était devenu difficile de voir Suren. Parfois, au lieu de rentrer à la maison après cours, bravant la colère de mon père, je faisais un détour rapide vers La Plaine où les garçons jouaient au foot sans jamais l’y apercevoir. Jusqu’au jour où Devraj s’était arrêté en me voyant, les autres s’étaient arrêtés de jouer, il s’était retourné vers moi en faisant non de la tête, d’un air agacé. Que s’était-il passé ? Est-ce qu’il était arrivé quelque chose à Suren ? Je refusais de quitter le terrain tant que je n’aurais eu pas son numéro de téléphone. Devraj me fixait encore de son regard noir et pour éviter les conflits, Clifford avait fini par céder en me donnant le numéro des Akilesh.

- Tu ne devrais pas appeler chez eux, ne sois pas conne.

- Merci de ton soutient frangin…

C’était tout ce qui s'était dit entre nous.

  J’aurais dû écouter Clifford ce jour-là mais l’histoire aurait été différente. Sur le chemin du retour je n'avais cessé de repenser à la phrase de Clifford. Voulais-je me rassurer ou montrer que nul ne pouvait décider à ma place ? Je savais que je ne pouvais pas appeler Suren à moins d’être chez Christie ou Vâni car nous n’avions pas de téléphone à la maison, cela coûtait bien trop cher. Une des filles me laisserait sûrement appeler de chez elle avant que leurs parents ne rentrent du travail. Le dîner fut silencieux et rapide, je n'étais pas d'humeur à parler et j'avais laissé croire aux humeurs changeantes et insupportables des adolescents.

Ne pouvant trouver le sommeil, j’avais gribouillé des dizaines de discours possibles, pour le grand jour, mais aucun d’eux ne me semblait assez bien. Il y avait très peu de chance que ce soit lui qui réponde mais je me devais d’essayer, s’il répondait, je pourrais enfin comprendre ce qui s’était passait. Cela faisait trois semaines que je ne l’avais pas croisé une seule fois, il ne jouait plus au foot à La Plaine et aucun des garçons ne semblait avoir de ses nouvelles à en croire leurs dires. Mais je voyais clair dans le jeu de Devraj, il savait ce qui se passait mais il ne m’aurait rien dit. Pas à moi, il me tolère parce que je suis la sœur de Clifford mais jamais il ne s'abaisserait à me parler.

Presqu’un mois sans nouvelles de lui, c’était trop pour mon petit monde d’adolescente qui s’était construit autour de nos rendez-vous quotidiens, nos petits mots et nos non-dits. Il fallait que je prenne mon courage et que je l’appelle. La mère de Vâni devant travailler tardivement un soir, chez les Duclos, donna l’opportunité tant espérée. Ils recevaient un de leur ami de Paris à qui il voulait faire découvrir la cuisine typique de l’île ; la cuisine de Timmie. Nous sommes toutes retrouvées chez Vâni où les filles m'avait observé avec de grands yeux sans dire un mot. J'avais composé les sept numéros de mes petits doigts tremblants mais raccroché à la deuxième sonnerie. Cinq minutes plus, j'avais réessayé tard pour enfin entendre sa voix ; il ne s’attendait pas à m’entendre, il ne pouvait pas me parler longtemps, ni me dire grand-chose. Il avait prétendu parler à Devraj, disant qu’il ne pouvait toujours pas jouer au foot car il devait se concentrer sur ses études et que ses parents pensaient à son avenir.

- Il ne faut pas que tu m'appelles, je ne peux désobéir à mes parents.

- Je ne comprends pas, c'est parce que je suis une créole... c'est ta mère qui t'interdit de me parler...

Il avait raccroché…

Je m'étais entêtée, je voulais des réponses mais je n'étais pas plus éclairée qu'avant. Nous sommes rentrées chez nous sans un mot. Je ne voulais pas pleurer devant mes copines mais elles savaient toutes le chagrin qui me rongeait le cœur. J'avais repensé au regard noir de Devraj, au mépris qu'il me portait sans réelle raison. Je refusais d'admettre qu’il ne m’appréciait pas. Je ne pouvais pas me faire à l’idée qu’il n’aimait tout simplement pas ce que j’étais ou ce que je représentais. A vrai dire, il ne savait rien moi, il ne savait pas qui j’étais et il ne voulait surtout pas le savoir. Ce qui l’emportait c’était que je n'étais pas des leurs.

Il avait eu vent de mes sentiments à l'égard de Suren et refusait que je puisse déroger à la règle ultime. On n'est pas de la même couleur, avait-il balancé en parlant de moi... Et pourtant nous étions de la même couleur; tous les deux marrons, tous deux descendants des coolies, mais son arbre généalogique n'était pas teinté de sang d'esclaves. Cependant, je n'avais jamais compris pourquoi il adorait mon frère mais ne pouvait pas me voir en peinture. Qu'avait Clifford de plus que moi ? Lui aussi était un créole, lui aussi était un descendant bâtard entre un coolie et une esclave, mais cela ne semblait pas problématique... Peut-être qu'il était un mâle. Malgré nos différends, il était toujours courtois envers moi, probablement plus par amitié pour Clifford que par réel respect pour moi.

 Layla, Christie, Vâni et moi étions des filles beaucoup trop libres ; selon lui, nous n'étions pas des filles respectueuses et pieuses. Pourtant comme toutes les autres filles, nous ne devions pas traîner après les cours mais rentrer directement chez nous, aider nos mères ou nos grands-mères à préparer le dîner. N’ayant pas de sœurs lui-même, Devraj nous comparait à ses cousines, exemplaires, qui marchaient toujours d’un pas pressant, la tête baissée et ne parlaient jamais personne. Elles étaient pour lui, l’exemple de la jeune fille modèle, parfaite, celle que nous ne pouvions pas être et celle que je ne serais jamais. Je marchais la tête haute, avec trop d’assurance, Christie disait haut et fort ce qu’elle avait à dire à qui elle voulait même si ce dernier ne voulait pas l'entendre ; Vâni c’était différent, elle n’avait pas de père et sa mère travaillait chez les Duclos, ce n’était pas entièrement de sa faute, c'était une poissarde. Quant à Layla, on savait tous qu’il l’aimait bien, au fond, parce qu’elle correspondait, mieux que nous, à son idéal de la jeune fille modèle. Mais il la détestait de se gâcher avec nous.

[1] Equivalent de la 6e

[2] Equivalent du DNB

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