CHAPITRE 3 – N’est pas rouge qui veut.

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Cette histoire avec Suren je l’avais vécu avec Layla, Vâni et Christie. Nous avions écrit, des pages entières, dans notre journal commun assises sur le banc en béton devant le terrain de foot. J’avais attendu de revoir Suren malgré tout, refusant d’accepter la triste vérité. Je l’avais attendu, avec les filles des mois entiers durant. Elles avaient été d’un silence et d’un réconfort incomparable. Aurais-je eu le courage de questionner les garçons sur ce qui s’était réellement passé ? Christie pensait que c’était une très mauvaise idée, qu’ils se ficheraient encore de moi et que je passerai pour une idiote confirmée; une fille facile qui court après les garçons. Les filles comme Christie et moi venons au monde avec cette étiquette collée sur le front, elle dégouline dans nos cheveux bouclés, frisés ou crépus. Il était aisé de nous qualifier de petites dévergondées pour avoir souri à un garçon. Elle avait raison Christie, je le savais, mais c’était je pensais pouvoir changer le monde.

 C’était l’année la plus importante de notre vie, l’année du bac et on jouait notre avenir. Tous les regards seraient à nouveau braqués sur nous, comme des chevaux de courses… J’avais eu la chance, il y a deux ans, de lui parler au téléphone et je devais me tenir à l’écart à présent. Mais tout dans ma tête hurlait le refus d’abdiquer. J’avais besoin de comprendre ce qui avait bien pu se produire pour qu’il disparaisse du jour au lendemain sans aucune nouvelle. Pourquoi ne pas avoir laissé un petit mot. On avait creusé, un jour de grève et pour passer le temps, un petit trou dans le mur et qui devait servir à nous laisser des messages au cas où on ne pouvait pas attendre l’autre pour rentrer. Les miens avaient fini par complètement obstruer le trou, ils avaient jauni au fil du temps, mais je n’avais pas dit mon dernier mot. Christie avait réussi à convaincre Vâni de ne pas me laisser rappeler les Akilesh de chez elle. Toutes les trois m’avaient formellement interdit de le faire, je devais le jurer sur notre amitié.

 J’ai juré, toutes les grossièretés que j’avais entendues, toutes celles que je connaissais mais je ne pouvais pas leur promettre de ne pas essayer une dernière fois. Cet après-midi-là, j’ai marché jusqu’à la cabine téléphonique la plus éloignée, à une demie heure de chez moi. Il y avait moins de chance que je croise les filles ou que quelqu’un me reconnaisse. J’ai glissé la monnaie que j’avais économisé pour pouvoir l’appeler ; mon cœur battait si fort que la sonnerie du téléphone me paraissait de plus en plus loin. Au bout de six sonneries, alors que je m’apprêtais à raccrocher, j’entendit une voix de femme « Oui, allô, c’est qui ? ». J’ai inspiré et répondu « c’est Sandrine, je voudrais », je n’avais pas pu terminer ma phrase : « Non, non et non, n’appelle plus jamais ici ou on va devoir en parler à tes parents. On ne veut pas de toi. Et une fille ne devrait pas appeler comme ça chez les gens ». Et elle a raccroché.

 Si cet épisode ne m’avait pas servi de leçon, rien ne l’aurait fait. J’ai laissé tomber le combiné du téléphone, je suis sortie de la cabine et j’ai couru jusque chez moi aussi vite que j’ai pu. On ne veut pas de toi, ces mots cognaient de plus en plus fort dans ma tête. J’aurais voulu lui dire que je ne voulais pas d’eux non plus et que seul Suren comptait, mais à quoi bon ? Arrivée vers La Plaine j’ai aperçu les filles, de loin, sur le banc en béton, elles m’ont fait un signe de la main mais j’ai continué à courir, plus vite, et encore plus vite afin que personne ne puisse voir mes larmes. C’était probablement la mère ou la grande sœur de Suren qui avait décroché, pourquoi ne devais-je pas appeler chez les gens ? était-ce un crime ? Qu’importe, je m’étais entêtée, je voulais en avoir le cœur net et j’avais le cœur meurtri. Je ne devais plus repenser à Suren, nous n’appartenions pas au même monde. Chez lui les murs sont rouges ; rouge vermillon, rouge sang, rouge Maharajah. Chez moi, les murs sont bleus, bleu océan, bleu espoir, bleu ciel. Nos mondes s’effleurent mais ne se touchent guère. C’est comme ça, sur l’île, les couleurs des murs de nos maison donnent l’impression d’un arc-en-ciel mais chaque bande de cet arc cache un mur qui démarque nos espaces de vie.

 Pourtant chez lui comme chez moi, les filles sont toutes rentrées à la maison avant dix-huit heures, nous sommes toutes, après avoir fait nos devoirs, en train d’aider à la cuisine que nous rangerons avec nos mères avant d’aller nous coucher. Chez lui, comme chez moi, nous faisons une prière avant de nous coucher, moi en gardant ma Bible miniature sous mon oreiller, lui en touchant les pieds de la statuette de Shiva. Je ne parvenais pas à comprendre pourquoi nous devions restés éloignés à cause de nos différences. Je n’avais pas demandé à naître créole, lui n’avait pas demandé à naître hindou et pourtant il aurait plus de chance que moi car, non seulement, il est né hindou mais il est aussi né garçon. Il est né sans étiquette, sans être un poids pour la société, sans avoir besoin d’être protégé de tout et sans avoir besoin de préserver sa réputation si ce n’est celle de sa famille jusqu’à son mariage.

 Suren était ce garçon brillant, beau et drôle dont mon petit cœur de douze ans s’était amouraché. Il était cependant très maladroit ; plus il faisait attention, pire c’était. Il avait deux mains et deux pieds gauches, il brisait tout ce qu’il touchait et même ce qu’il n’avait que frôlé, comme mon cœur. Bien évidemment, après ce fameux coup de fil, je l’ai revu, on ne se parlait pas mais la vie avait repris son cours. On se faisait un petit sourire et on continuait notre chemin sans jamais ouvrir la bouche. Mon petit cœur blessé pansait ses blessures en lisant, je m’étais créer un nouveau monde, un monde où seuls les cœurs des autres se brisaient. Après tout je ne pouvais pas réécrire mon histoire, je ne pouvais que la vivre car d’autres l’avaient déjà écrite pour moi.

 Peut-être était-ce pour cette raison que j’avais voué à Vijay une fascination disproportionnée pendant des années. Il venait d’une famille riche, plus aisée que celle de Suren, il n’en avait que faire de ce que disaient les gens de lui ou sa famille. Ils pouvaient tout acheter, même leur silence et leur respect baignés dans l’hypocrisie la plus dégoutante qui soit. Il avait perdu son père à l’âge de trois ans, à cet âge-là, le temps ne nous laisse aucun souvenir de ceux que l’on perd. Il leur a laissé une fortune colossale, amassée depuis des dizaines d’années grâce à sa propriété sucrière. Il est mort juste avant que l’industrie du sucre ne se casse la figure et avait vendu son bien au père Duclos qui venait de s’installer sur l’île avec sa femme et leur fille Bénédicte. La mère ne Vijay n’attachait aucune importance à qui voyait son fils ; nous avions déjà aperçu Vijay avec des filles de toutes les communautés mais jamais une blanche ; la rumeur voulait qu’il ne les supportât pas car des blancs avaient acheté ce qui aurait dû lui revenir.

 Jaya était une toute petite femme d’à peine un mètre cinquante mais elle marchait toujours la tête haute, jamais un sourire et jamais un regard pour les autres. D’ailleurs, personne ne tenait à ce qu’elle leur parle car elle avait la réputation de ne pas avoir sa langue dans sa poche. Je l’admirais, je voulais être comme elle, un petit bout de femme qui gère une fortune et qui inspire le respect, bien que par la peur, à tous les habitants du quartier. Elle avait des yeux gris, Jaya, un gris qui faisait penser au malheur, au néant et à une énorme tristesse qu’elle savait si bien cacher sous ses airs de tyran. Je la suivais du regard à chaque fois que je le voyais dans la rue, je voulais qu’elle me regarde, qu’elle me voie et qu’elle me parle mais elle n’a jamais baissé les yeux vers aucune de nous. Elle était probablement un peu misanthrope car on ne la voyait jamais parlé à qui que ce soit, elle était toujours seule si elle n’était pas en compagnie de son fils. Jaya était un autre mystère que je devais percer à jour.

 Bien évidemment, je la comparais à la mère de Suren qui nous regardait toujours de haut lorsqu’elle nous croisait chez Dadee, on aurait dit qu’elle nous haïssait du plus profond de son âme. J’ai eu envie de la confronter des centaines de fois mais n’ai jamais eu le courage nécessaire pour le faire et j’avais bien trop peur de ce que les oreilles de la ville pourraient rapporter à celles de mes parents. Et puis, comme disait Christie, il ne servait à rien de se rajouter d’autres étiquettes sur le dos, nous en avions suffisamment et elles commençaient à peser lourd avec le temps. Naître fille, naître créole, naître pauvre, naître proie facile, naître fardeau pour la société, la liste s’allongeait depuis notre naissance et nos têtes devaient encore s’abaisser sous son poids.

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