Chapitre 1 - Illusions

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Cela faisait dix ans que nous avions emménagés à Mahé, petite ville côtière de quelques 15 000 habitants. Les vendredis, de la terrasse, je pouvais observer les joueurs de carrom assis sur des pirogues retournées, leur bouteille de bière à leurs pieds. Je les entendais tantôt se gueuler dessus, tantôt exploser de rire. C’était une ville où il faisait bon vivre, une ville où on pouvait longer la côte et se poser sur la plage en regardant le coucher du soleil. Je m’estimais heureuse de voir tous les soirs ce beau spectacle ; un peu comme le petit prince sur sa planète. La vie y était plutôt simple ; j’avais de bonnes amies, on était plutôt populaire au lycée, on inspirait l’envie et le monde nous appartenait ! Bien sûr il y avait des moments moins glorieux où l’on marchait la tête baissée pour ne pas qu’on nous reconnaisse. On avait peur de ce qui pourrait se dire, se savoir mais surtout de ce qui pourrait s’inventer et se faufiler jusque dans nos maisons car à Mahé les filles devaient être irréprochables, du moins en apparence et nous, nous étions considérées comme des marginales.

 Mahé était une petite ville côtière simple et belle mais aussi sombre à certains égards et certains endroits. Christie, Layla, Vâni et moi, on représentait toutes les couches de la population de l’île et on avait réussi à faire en sorte que jamais nos différences, ou plutôt celles dictées par la société, n’entachent notre amitié. On était venues au monde femelles et on mourrait femelles alors autant assumer les diversités et en faire notre force. On n’était pas toujours d'accord, les sujets tels que les castes, les rangs sociaux ou encore les religions pouvaient dégénérer mais sans réelle conséquence. A notre âge, on répétait très souvent les paroles de nos parents comme si elles venaient de nous sans vraiment en comprendre l'essence. Vijay nous mettait toutes d’accord en un vrombissement de moteur. Ce bruit de moteur restera à jamais gravé dans mes oreilles ainsi que ce vendredi 13 où nous l’avons vu pour la première fois sorir de sa Mercedes ; les conversations se sont tues.

 Je n’ai jamais compris cette obligation plus forte que nous et qui nous poussait à toujours nous taire devant les blancs. Vijay lui s’en fichait royalement ! Il avait ses habitudes : tous les vendredis, il se rendait à la superette du coin pour y faire ses courses. Il avait à la main la liste donnée par sa mère, écrit en rouge afin que Daadee ne se trompe pas avec son vieil âge et ses lunettes qu’elle n’avait pas renouvelé depuis au moins dix ans car elle n’en avait pas les moyens, disait-elle. Vijay avait toujours la même routine ; il éteignait sa cigarette juste avant d’entrer dans la boutique, la balançait à l’autre bout du trottoir en soufflant la dernière fumée juste devant l’entrée de la boutique et passait sa main dans ses cheveux.

 On était scotchées en le regardant faire, on n’avait d’yeux que pour lui et pourtant il n’avait jamais jeté ne serait-ce qu’un regard vers nous. Il entrait, donnait sa liste et son sac de courses puis il s’asseyait sur une des caisses de bière entassées dans un coin de la boutique pendant que Daadee rassemblait le nécessaire à deux à l’heure. Lorsque tout était enfin prêt, il se levait pour sortir une grosse liasse de billets de la poche de son jean, payait et sortait en allumant une autre cigarette avant d’entrer dans sa Mercedes pour repartir aussi vite qu’il était arrivé ; dans ce même énorme vrombissement de moteur. Peut-être était-ce son air si mystérieux qui nous intriguait ou alors tout le mystère qui entourait sa personne.

 Tous les vendredis c’était donc la même rengaine, je rentrais du collège vers 15 heures, buvais une bonne tasse de thé au lait en mangeant une tranche de pain grillé que je tartinais de beurre et de beurre de cacahuète. Je prenais ainsi mon goûter devant la fenêtre en regardant rentrer les autres jeunes du quartier ; guettant chacun de leurs gestes, qui ils côtoyaient, où ils allaient puis je retrouvais Vâni, Layla et Christie « Chez Daadee ». Ces rendez-vous étaient très attendus car c’était le seul jour de la semaine ou on avait le droit de ressortir de la maison après le lycée. Les autres jours chacune se contentait de son journal intime pour décrire sa journée et se délaissaient des tracas d’adolescentes, où on pouvait oublier, en écrivant, tous les soucis que cette période implique.

 On se racontait donc nos petites histoires et faisait le point sur nos trépidantes vies, nos rêves mais surtout pour voir la Mercedes et Vijay. On le trouvait beau, bien sûr, on avait quinze ans et aucune de nous ne venait d’une famille qui aurait pu se payer la moitié de sa « White Merco ». On nourrissait secrètement l’espoir que le propriétaire s’adresse à nous, un jour, qu’il nous emmène « faire un tour » dans sa voiture mais aucune de nous ne l’aurait avoué. On avait bien trop peur d’être entendue ; les rues ont des petites vieilles qui nous observent sous les plis de leurs yeux et de leurs oreilles qui pendantes. Les mêmes petites vieilles qui auront vite fait de créer le pitch parfait, dans lequel nous aurions le rôle principal des vilaines, des mauvaises et serions punies pour avoir ne serait-ce que rêver de voler plus haut qu’il ne nous l’était permis.

 Dans la ville, comme partout sur l’île, tout se sait, tout se dit et beaucoup s’inventent. Vijay payait toujours en liquide, les liasses de billets dépassaient toujours des poches arrière de son jean. Il ne faisait pas partie de ceux qui avaient un carnet de commission chez Daadee. Il n’était pas de notre monde ! Peut-être était-ce pour cela qu’il ne nous regardait jamais ; on devait lui paraître insignifiantes avec nos chopines de Kozade à la main, assises sur le maigre banc en bois devant la boutique. Lorsqu’il repartait, nous savions qu’il serait bientôt l’heure pour nous, filles, de rentrer à la maison avant que les cloches de l’église annoncent l’angelus. C’était notre couvre-feu, nous savions tous qu’aucune fille ne devait être encore dans la rue après dix-huit heures au risque de rencontrer une âme en peine qui voudrait s’accrocher à elle ou encore de croiser le Minis Prins. On ne croyait, bien évidemment, qu’à moitié à ces histoires racontées par nos grands-parents mais la peur l’emportait toujours car personne ne voulait attraper le mauvais air.

 J’ai grandi devant cette immense fenêtre qui donnait sur l’océan en me demandant ce qu’il pouvait bien y avoir tout au bout, deriere brizan, au-delà des récifs. Parfois, lorsque je ne trouvais pas le sommeil, j’observais les hommes ; pères, frères, cousins et beaux-frères, prendre le large dans leurs pirogues pour aller pêcher. C’était le métier de la plupart des habitants ; la mer c’était un peu notre mère à tous. Les familles de classe très modestes représentaient la grande majorité de la ville puis il y avait les blancs qui habitaient un peu plus loin, vers la Pointe Guillaume ; dans de belles maisons toutes blanches au style colonial exubérant, et qui donnaient sur la plage. Eux avaient droit à leur bout de plage privé, eux avaient le fric pour s’acheter un morceau du monde ; un monde auquel nous n’appartenions pas.

 L’ile comptait plusieurs communautés, il y avait les hindous, les blancs, les tamouls, les musulmans, les chinois ; c’est ainsi que l’on appelait les descendants de Chinois venus faire du commerce sur l’île, et puis il y avait nous ; les créoles. On reconnaissait facilement chacun à la couleur des murs extérieurs de sa maison ou à la divinité qui trônait dans la cour. Il y avait des maisons aux murs rouges, bleus, jaunes et verts ! C’était assez simple pour un local de s’y retrouver. Là où l’étranger voyait un arc-en-ciel, nous on voyait des cases bien distinctes, sans parler de la partie de la ville où s’aggloméraient les cases en tôles ; quatre plaques de tôle pour s’abriter du vent, pour avoir un peu d’intimité et un toit au-dessus de leurs têtes. Chez ceux-là, on observait de loin les belles propriétés où seules les femmes et quelques adolescentes iraient faire le ménage pour nourrir leurs familles.

 Les choses étaient ainsi et nul ne le remettait en question si ce n’est entre les quatre murs de leur foyer, où ils étaient protégés. Mais le dimanche, c’était le plus beau jour de la semaine, le jour du marché, où tout le monde se retrouvait sur la place pour faire leurs achats ; les locaux de toutes croyances, les agnostiques, incrédules, les blancs, noirs, chinois et les touristes, un sacré massala comme on dit chez nous. Nul n’accordait d’importance aux représentations, à la couleur des yeux ou à la raideur de la chevelure ; ce jour-là était un jour paisible.

 Les dimanches étaient synonymes de fête, on se levait tôt, on allait à la messe, au temple, à la pagode ou à la mosquée puis on se retrouvait sur la place pour manger quelques paires de dholl-puri[1] en faisant bien attention de ne pas salir nos beaux habits du dimanche et siroter une chopine de Coca-Cola avant de se lancer dans la foule à la recherche d’un trésor unique. La mère de Vâni tenait un stand de vêtements qu’elle cousait elle-même. Elle feuilletait rapidement les magazines et brochures lorsqu’elle faisait le ménage chez monsieur Pascal pour ensuite les reproduire chez elle et les vendre, au marché, afin d’assurer un avenir à sa fille. Elle avait l’œil, ath’ai Timmie. Les magazines de madame Duclos arrivaient de Paris tous les vendredis, elle y faisait son shopping tout en étant à des milliers de kilomètres, pour sa fille Bénédicte et pour elle, tout cela, le plus simplement du monde ! Nous étions fascinées et envieuses !

 On jalousait toutes Bénédicte, on aurait tout donné pour un de ses chemisiers Lacoste couleur pastel. Il n’y avait pas de boutique Lacoste sur l’île et quand bien même il y en aurait eu une, nous n’aurions jamais eu les moyens d’y acheter le plus simple foulard qui soit. Contrairement aux filles, j’enviais surtout Bénédicte parce que je ne serais jamais aussi bien vue qu’elle… même si j’étais persuadée d’être la plus brillante de nous deux. Au lycée, je portais un uniforme bleu sur une chemise jaune claire tandis que Bénédicte portait ses vêtements parisiens et se maquillait pour se rendre au lycée Paul Eluard. Tout nous opposait et je la détestais pour ce qu’elle représentait. Le mur qui séparait nos deux mondes était un mur que je ne pouvais franchir sans montrer pattes blanches et les miennes étaient loin de l’être.

[1] Galette de pois cassés jaunes qui se mangent avec du curry.

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