Evaporation

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Sael perçut d’abord l’odeur du désinfectant, puis une douleur lancinante dans son bras. Lorsqu’iel tenta de le remuer, cette gêne se mua en souffrance sourde. Jetant un regard brouillé sur son corps allongé, Sael constata qu’une attelle maintenait fermement son membre blessé contre sa poitrine. Les bandages qui en dépassaient et le tiraillement de sa peau lorsqu’iel avait bougé semblaient indiquer qu’on l’avait opéré.

Fourbu de courbatures, iel se redressa en grimaçant, puis remarqua une présence assise à l’autre bout de la pièce, une femme brune qu’iel ne reconnut pas immédiatement avant de se souvenir qu’il s’agissait d’une collègue de Wyndt.

« Tu es réveillé ? »

Non, vieille tarte, je compte encore les oisons au pays des confettis.

La douleur ne lae mettait pas de très bonne humeur.

Iel jeta un œil sur la pièce, une chambre d’hôpital individuelle, claire et impersonnelle. La saignée de son coude l’encombrait d’un pansement, laissant présumer qu’iel avait bénéficié d’une perfusion. Iel ne portait qu’une robe de papier jetable.

« J’aimerais m’habiller », dit-iel lorsque la femme se leva pour approcher.

Sous le tissu fin qui lae dissimulait à peine, iel entendit son cœur battre de plus en plus fort au et à mesure qu’elle avançait. Dans son état confus, il lui semblait revoir le visage des voloviennes à la place du sien, alors qu’une multitude de doigts anonymes se refermait autour de son corps nu.

« Wyndt t’a pris des vêtements à la boutique », déclara Sandra en désignant, sur la table de chevet, une pile d’habits soigneusement pliés. « Ceux que tu portais sont encore humides, et nous les gardons comme preuve contre la famille Dimaer. »

Sael hocha machinalement la tête, puis tendit son bras libre vers le tissu sec. En plus d’avoir pensé au caleçon, Wyndt avait songé à couper toutes les étiquettes de prix.

« Est-ce que tu veux de l’aide ? » demanda la femme en lae voyant batailler pour enfiler ses effets avec une seule main.

« Non. »

Au-dessus d’un col roulé à manche longue, le pull semblait doux, quoiqu’un peu piquant, et le pantalon lâche atténuait la douleur qui contractait ses jambes. Sael sentit monter ses larmes aux yeux en songeant que Wyndt avait choisi ces affaires pour luiel.

En plus de son épuisement, ses pieds étaient couverts de pansements jusqu’aux mollets. Entre les égratignures et les ampoules, Sael n’aurait pu poser un orteil à terre sans gémir de détresse.

« Tu ne devrais pas te lever », avertit Sandra qui suivait ses gestes d’un œil critique.

« Je veux voir si c’est la bonne pointure », répliqua Sael en passant difficilement la paire de baskets neuves. Wyndt avait oublié de couper le filin qui reliait les deux chaussures, et Sael le brisa en écartant ses pieds d’un coup sec. Elles se fermaient sans lacets. Il avait pensé à tout.

« Où est Wyndt ? » demanda Sael en glissant prudemment vers le sol pour y prendre appui.

Aussitôt ses pieds, ses jambes, puis le reste de son corps s’embrasèrent de douleur.

« Comme tu dormais encore, il est passé te chercher d’autres bricoles à la boutique » dit Sandra. « Ne te lève pas. Qu’est-ce que tu veux, un verre d’eau ? »

« Cette porte, elle ouvre sur des toilettes ? »

Sandra jeta un œil derrière elle. « Celle-là, oui. Je vais t’aider. »

Prenant appui sur elle, Sael s’efforça d’avancer lentement sur ses pieds dévastés, faisant de son mieux pour échauffer son corps et le préparer à bouger.

Iel ne pouvait pas rester ici.

Les Forces Spéciales avaient prévu de lae transférer ailleurs, et n’avaient aucune raison de changer leur projet. D’une cage à une autre, d’une cage à une autre… Iel ferma la porte avant de s’installer sur les toilettes pour réfléchir. Peu d’hôpitaux poussent en rase campagne ; celui-ci était sans doute desservi par des transports en commun. Mais iel était trop fatigué pour cogiter correctement, pour établir un véritable plan de fuite.

Iel pensait simplement, je dois partir avant de voir Wyndt.

Le col de son pull grattait son cou, mais sous les doigts il semblait si doux.

S’iel voyait Wyndt, iel n’aurait pas le courage de s’enfuir.

Sortant du réduit après avoir bu un peu d’eau, Sael se força à arpenter lentement la pièce pour réchauffer ses articulations et atténuer la douleur qui irradiait ses jambes.

« Tu devrais te recoucher », dit Sandra en s’approchant pour poser une main sur son épaule —iel changea de trajectoire pour l’éviter. « Wyndt ne devrait pas tarder, ne t’inquiète pas. »

Je dois partir avant de voir Wyndt.

Sael jeta un regard anxieux vers la porte principale. « Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? »

« Ce que nous avons toujours voulu faire : te protéger », répondit l’agent. « Après discussion, nous avons décidé qu’il était mieux pour toi de vivre auprès d’une personne en laquelle tu aies confiance. Par conséquent, Wyndt t’accompagnera là où l’on t’envoie ensuite. »

Sael s’immobilisa brusquement, sa vue déjà brouillée soudain embuée de larmes. « Il vient avec moi ? »

La pièce sembla se volatiliser un instant, ainsi que tout concept de gravité. Lorsque Sael retrouva la solidité concrète du monde, iel était assis sur la chaise qu’occupait Sandra à son réveil, près de la porte.

« Je t’avais dit de ne pas te lever. »

Un ruisseau tiède coulait sur les joues de Sael. « Wyndt va venir avec moi ?… »

Iel s’imagina un instant, environné dans un cocon chaud comme son pull, avec l’odeur des bois humides dans le nez et la truffe de Dolce contre sa jambe, alors que la vieille chienne le taquinait en souriant. Comme un vertige de bonheur.

Iel s’essuya les yeux. « Est-ce que je pourrais avoir un verre d’eau ? »

Sandra passa une main sur son front et le trouva tiède. « Bien sûr. Ensuite, j’appellerai quelqu’un pour vérifier que tu vas bien. »

Les chaussures neuves de Sael ne produisirent aucun son quand iel se leva dans son dos, et la poignée grinça à peine alors que l’eau jaillissait bruyamment dans le lavabo des cabinets. Malgré la douleur qui semblait lui arracher des lambeaux de peau, iel atteignait déjà les escaliers lorsqu’elle prit conscience de son escapade et qu’iel l’entendit ouvrit la porte en lâchant son verre.

Comme dans un rêve, iel se vit dévaler les marches d’étage en étage, avec une petite voix dans son cerveau qui suggérait sur un ton extrêmement raisonnable que, vu son état de souffrance, le moment paraissait plutôt approprié pour s’évanouir.

Iel gagna enfin le rez-de-chaussée, heureusement indiqué en toutes lettres au-dessus de la sortie, et jaillit entre les visiteurs comme une fuite d’eau dans la fissure d’un barrage.

Il lui semblait que ses pieds pataugeaient désormais dans un bain de sang, mais iel ne ressentait plus la douleur. Il restait à passer le comptoir de l’accueil, à filer par-devant la boutique, et iel serait dehors.

Par la baie vitrée qui servait de façade au bâtiment, iel constata que l’hôpital était situé dans la rue animée d’une grande ville, saturée de véhicules et de piétons.

Tandis que Sandra bondissait derrière luiel en évitant des patients, Sael s’élança vers la porte, s’insinuant entre le comptoir et la boutique pour éviter un groupe d’arrivants, puis s’arrêtant net, alors que sa poitrine et son bras bandés heurtaient brutalement une main qui se tendait.

« Tu ne devrais pas courir dans un hôpital. »

Sael leva le regard, son cœur battant, et aussitôt des larmes revinrent inonder ses yeux alors que tout n’était plus que l’odeur de Wyndt, sa chaleur autour de lui en forme de bras, et sa voix grave qui résonnait dans sa propre poitrine en un ronronnement rassurant.

« Petite peste » entendit-iel murmurer derrière luiel alors que Sandra, hors d’haleine, reprenait son souffle en jurant. « On peut dire que tu m’auras fait courir ! » Elle rit, sans doute de soulagement.

Wyndt avait enlacé Sael et lae pressait doucement contre lui, caressant gentiment ses cheveux courts et blancs alors que l’enfant sanglotait sur son épaule, les doigts de son bras libre agrippé au tissu dans son dos.

« Tu es en sécurité », murmurait Wyndt en perdant des baisers dans ses cheveux. « Je te protègerai, maintenant. »

Et je resterai en cage, pour toujours, comme le bel oiseau blanc qui chantait pour les empereurs.

« Wyndt ? » dit la voix de Sandra à côté d’eux. « Tant que j’y suis, je vais me prendre un café. On se rejoint dans la chambre ? »

Alors qu’elle s’éloignait, Sael tourna la tête pour regarder, par-delà la vitre de l’entrée, le monde qui semblait si proche, si hors de portée.

« Marie m’a donné l’autorisation de rester avec toi », murmura Wyndt dans ses cheveux. Si chaud et fort contre son corps, comme s’il pouvait vraiment lae protéger, comme une barrière entre Sael et le monde.

« Il faut que tu me laisses partir. »

Les caresses sur ses cheveux s’interrompirent, avant que Wyndt ne s’éloigne un peu pour lae regarder en fronçant les sourcils. Sael le voyait très mal, entre ses larmes et un regard flou, mais iel rassembla tout ce qui lui restait de détermination pour ignorer son expression de contrariété et répéter, d’une voix moins tremblante : « Il faut que tu me laisses partir. »

« Les Forces Spéciales ne veulent que te protéger— »

« Je ne veux pas vivre comme un oiseau en cage. »

Wyndt semblait bouche bée, stupéfait par cette demande comme s’il n’avait pas encore réalisé que les AS, comme les voloviennes, comme l’Institut Mayer, lae maintenaient prisonnier.

« Je connais ce pays, je pourrai m’y retrouver, mais si on déménage j’aurais plus de mal à fuir. »

« Tu es blessé… », rappela Wyndt en se renfrognant davantage. L’une de ses mains, sur l’épaule indemne de Sael, se crispait à en devenir douloureuse. « Les voloviennes te cherchent encore, ainsi que d’autres organisations. Tu es un enfant, je ne peux pas te laisser à la rue ! Qu’est-ce que tu feras, dehors ? Qu’est-ce que tu imagines ? Que fuir réglera tous tes problèmes ? Si tu avais un peu de recul, tu te rendrais compte que ce n’est pas une solution viable. »

Sael l’interrompit en le serrant de nouveau dans ses bras. Son nez, juste à côté de l’oreille, recevait à chaque inspiration une bouffée de senteurs forestières.

« Si tu m’aimes, laisse-moi partir. »

Ou bien promets-moi de rester. Jure-moi de ne jamais m’abandonner, et je serai ton prisonnier pour toujours.

Wyndt lae serra contre lui, inspirant l’odeur de ses cheveux avant de l’embrasser sur le front. Puis il s’en détacha pour mieux l’observer, ses yeux tremblants, ses cils pâles au-dessus d’un regard cerné, ses joues maigres. Sael semblait avoir vieilli.

Wyndt se pencha pour prendre, dans le sac de courses qu’il avait laissé à terre, une écharpe et un bonnet de laine rouge, dont il l’habilla lentement.

« Ça m’a l’air d’être la bonne taille », dit-il en cassant le fil qui liait ces vêtements à leur étiquette de prix. Il sortit du cabas un manteau imperméable et le déploya à côté de Sael, pour comparaison. « Mais celui-là semble bien trop grand. »

Il posa une main sur la petite joue pâle et embrassa Sael sur le front. « Je ne peux pas te laisser partir. Ma mission, c’est de te surveiller. » Il caressa doucement son visage du pouce. « Mais ce manteau est bien trop large, alors attends-moi ici, je vais aller l’échanger. »

Alors qu’il lui tournait le dos, la porte coulissante de l’entrée s’ouvrit pour laisser place à de nouveaux patients. Il se dirigea lentement dans le magasin, la jointure de ses phalanges blanches autour de la maigre anse du sac qu’il transportait encore.

Lorsqu’il se retourna enfin, revenant dans le hall, les battants de verre se refermaient.

Wyndt attendit un instant, silencieux et immobile, alors que dehors une voiture freinait brutalement et que des passants se bousculaient.

Est-ce qu’il avait vraiment laissé Sael seul dans ce monde plein de dangers ?

Le sac contenant le nouvel imperméable heurta légèrement le seul alors que Wyndt franchissait en courant la porte coulissante, hurlant le nom de Sael et cherchant, dans la foule désespérément grise, une tache de couleur vive.

Il venait peut-être de commettre la pire erreur de sa vie.

*

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE

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