La tyrannie de l'habitude

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Trois mois déjà se sont écoulés depuis mon initiation avec Thomas.

Mes lundis et jeudis soir sont tous les mêmes.

Je débarque sous la chaleur étouffante de l'été, remonte l'allée en observant les herbes hautes d'un œil amusé, crapahute le long des marches branlantes et pose mes cartons au sol - dans le carré blanc ! - avant d'y frapper avec nonchalance.

— Vos colis sont là, madame.

Toujours la même phrase, dénuée d'intérêt, routinière, adressée à cet œil-de-bœuf étrange incrusté dans la porte. Je l'utilise pour tout le monde, cette accroche.

Ici, elle est simplement personnalisée d'un Madame.

Je sais qu'elle vit seule et qu'elle ne reçoit jamais de visite, alors je ne risque pas de me planter.

L'unique variation dans ce schéma d'habitudes provient de l'incroyable capacité de renouvellement de la cinglée. Elle déploie sans cesse des astuces pour tenter de m'humilier ou m'électrocuter.

Elle a longtemps essayé de m'atteindre en critiquant mon physique : qui est là ? je ne vois qu'un gros tas de merde devant ma porte ; vous vous rendez compte que vous faites tache dans mon jardin, et vous avez vu son état ? ; j'espère que mes légumes sont plus frais que votre tête ; et autres remarques déplacées.

Étrangement, son imagination débordante pour les insultes m'amuse. Je me sens presque impatient de découvrir ses prochaines piques. Je les attends, comme, j'imagine, certains sont pressés de rentrer chez eux pour retrouver leur famille.

Cela dit, cette femme n'est pas que douée pour le verbe blessant.

Elle possède également un certain talent de garce manipulatrice.

Outre les insultes, donc, elle essaie souvent de me contraindre à entrer chez elle. Parfois sans aucune subtilité, pour me narguer, parfois avec beaucoup plus d'intelligence.

Un soir, par exemple, je suis arrivé avec des colis plein les bras en effectuant mon fameux rituel.

— Vos colis sont là, madame.

D'ordinaire viennent ensuite les réponses cinglantes et la joute verbale.

Pourtant, ce jour-là, un silence de mort m'a répondu.

— Madame, vous êtes là ? Vous allez bien ?

Là, j'ai perçu un bruit de chute, lourd, ronflant, mais assez lointain.

Inquiet, j'ai réitéré mes questions, les accompagnant de quelques coups plus puissants. C'est alors que j'ai entendu comme un ronchonnement ou des murmures plaintifs, étouffés par quelque chose. J'ai tendu l'oreille, jusqu'à la coller tout contre la porte, et me suis concentré sur les sons qui me parvenaient.

— Vous avez besoin d'aide ? ai-je demandé.

Le cœur battant, j'ai fini par distinguer quelques mots dans la lointaine bouillie sonore.

Aidez-moi.

Sans me poser de questions, je me suis précipité sur la poignée.

Cette piqûre a été bien plus violente que la première.

J'ai senti l'électricité traverser mes doigts, remonter le long de mes muscles jusque dans mon cœur, ce qui m'a fait faire un bond en arrière. Pendant que je massais mon bras en insultant copieusement la vieille folle, son rire a résonné dans la maison.

C'est la seule fois où je me suis laissé berner, après mon baptême.

J'ai bien failli craquer à d'autres reprises, mais j'ai tenu tête à mon instinct bienveillant.

Aujourd'hui des pas trainards s'approchent de la porte et la réponse ne se fait pas attendre, habituelle mécanique de nos rencontres auditives.

— Combien de fois devrais-je vous dire que je ne veux plus vous voir ? Je ne vous aime pas.

— Vous n'êtes plus obligée de le répéter, madame. J'ai bien compris le message. A vous d'intégrer cette évidence : je m'en fous. Vous allez devoir vous contenter de moi.

Elle me répond, un sourire dans la voix.

— Je ne me contente que du meilleur. Le bas de gamme, très peu pour moi.

— Je vais vous faire une proposition : sortez de chez vous et je quitte mon boulot.

Un court silence s'installe, comme si elle envisageait cette possibilité, puis sa voix retentit à nouveau derrière la porte.

— Je n'aime pas sortir, par contre vous pouvez entrer.

— Proposition alléchante, dis-je en souriant, mais je passe mon tour.

— Je dois reconnaître que vous êtes un peu moins con qu'au début.

Sans répondre, je prends la direction de mon véhicule, un sourire jaune greffé au visage par le souvenir de ma deuxième électrocution.

La vieille cinglée brosse chaque fois ses réparties cinglantes, comme si elle préparait mes visites avec une impatience enfantine. Son comportement a sérieusement entamé ma curiosité initiale qui a fini par se diluer dans l'habitude, jusqu'à ne plus transparaître, remplacée par une couche d'amusement.

La routine des livraisons, la fatigue des fins de journées et sa méchanceté gratuite et dangereuse ont masqué l'étincelle de mon intérêt.

Qui dit masquée, ne dit pourtant pas éteinte.

Aujourd'hui, elle va me poser une étonnante question, de l'huile sur cette flammèche faiblarde pour qu'elle se transforme en un feu gigantesque. Alors que je descends les marches pour rejoindre mon camion, elle m'interpelle.

— Pourquoi vous insistez ?

Sa question résonne immédiatement dans mon esprit et en appelle une autre évidente : pourquoi est-ce qu'elle me demande ça ? Elle s'intéresse. Cette prise de conscience entraîne une sorte de déclic au fond de mon crâne. Dans les mots qu'elle a employés, je ne ressens pas l'envie de me faire fuir, juste une curiosité, un intérêt déconcertant - pour moi, comme pour elle j'imagine - qui la sort de son quotidien.

Nos curiosités respectives se font soudainement écho.

Je me retourne et observe la porte comme si elle représentait son visage.

— En quoi ça vous regarde ?

— Je vous électrocute, je vous traite comme de la merde, je vous insulte, pourtant vous revenez sans cesse. Pourquoi ?

— Faut bien manger.

— M'est avis que vous pourriez manger avec un autre boulot.

— Peut-être bien. Peut-être aussi que c'est plus facile comme ça.

— Plus facile ? C'est-à-dire ?

— J'ai pas...

Je secoue la tête alors que je m'apprête à me confier, mais je me reprends.

— J'ai pas de raison de vous parler de tout ça. Vous le dites vous-même, vous me traitez comme de la merde.

— Parce que je ne veux plus vous voir.

— Alors, je m'en vais.

Mais elle ne me laisse même pas le temps de me retourner.

— Pourquoi vous insistez ?

— Si vous ne voulez plus me voir, pourquoi ça vous intéresse tant ?

— Ils fuient tous, pourquoi pas vous ?

— Vous avez raison, livreur n'est pas une finalité, mais moi ça me convient très bien. Peut-être bien que j'ai eu envie d'arrêter, de temps en temps, parce qu'il faut bien le reconnaitre, vous êtes une sacrée saloperie. Il se peut aussi que vous ne soyiez qu'un moindre mal et que, sans ce boulot, mon quotidien serait pire encore. La vie... est pleine de gens qui vous tirent en arrière. Si on se laisse faire, quand est-ce qu'on avance ?

— Ça ne vous sied pas, la philosophie.

— Il n'y a pas de philosophie là-dedans, des abrutis qui passent leur temps à rabaisser les autres, il y en a à tous les coins de rue. C'est un fait, il n'y a pas à disserter. Si on se laisse impacter, on n'est bon qu'à être misérable et dépressif.

Sans réponse de sa part, j'en profite pour enfoncer le clou.

— Je ne sais pas pourquoi vous restez planquée chez vous, ni pourquoi vous ne voulez voir personne. Je ne sais pas non plus ce qui fait que vous êtes si désagréable, mais si c'est parce que ça vous donne l'impression d'être plus forte, l'impression de maitriser quelque chose, alors vous vous plantez complètement. Ça donnerait juste raison à tous les tags sur votre maison. Personnellement, je suis convaincu qu'il y a autre chose.

— C'est bon à savoir que vous êtes une mauviette sentimentale. Ce sera plus facile de vous manipuler.

Je secoue la tête.

— C'est pas avec vous que j'ai envie de disserter philosophie, de toute manière. Je ne suis pas certain que vous en valiez la peine.

Je marque une pause avant de poursuivre.

— Même si, je dois bien l'avouer, il y a quelque chose qui m'intrigue, en vous.

— Ce n'est pas réciproque.

— Pourquoi vous ne voulez pas que je vous donne votre carton en main propre, comme tout le monde ?

— J'ai lu quelque part que la mocheté était contagieuse. Je ne veux pas prendre de risque.

Trop emmêlé dans ma curiosité, j'ignore sans mal ses remarques.

— Vous êtes agoraphobe ou un truc du genre ?

— Tout est écrit sur ma devanture, il parait.

— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Si vous n'étiez qu'une simple connasse, nous n'aurions pas cette conversation.

Ma question reste un moment sans réponse.

— Repartez donc chez vous, gamin, et ne revenez pas.

Je souris à la porte.

— Bonne soirée, madame et à très vite.

À partir de ce jour-là, j'ai apporté un petit changement à mon rituel de livraison de la vieille cinglée. Désormais, avant de partir, et ce, systématiquement, je lui pose cette question :

— Est-ce que vous avez envie de me dire pourquoi vous êtes comme ça ?

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