D'une étincelle, un feu de forêt

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L'habitude est revenue au grand galop, après ça.

Chaque fois, je lui posais la même question, avec un mélange de curiosité et d'entrain.

Chaque fois, elle m'envoyait bouler, avec un mélange de méchanceté et de plaisir.

Tout aurait pu en rester là. Un livreur un peu trop curieux et une vielle cinglée sadique qui se balancent des piques pendant six mois, jusqu'à ce que le livreur change de boulot.

Et puis plus rien.

Histoire terminée.

Ma curiosité, pourtant, m'a souvent joué des tours.

Et ce jour-là, elle allait me faire un sacré numéro.

Tout commence par un colis déposé devant la charmante demeure du bord de ville - qui l'eut cru ? Il fait chaud, ce soir-là. Un été indien. Le soleil m'a rôti toute la journée, alors je sens la sueur comme un vieux paysan qui vient de terminer son labeur de quinze heures.

La joute verbale commence comme elle débute toujours : par ma phrase d'accroche à la suite de laquelle s'envole une réplique cruelle qui m'invite à ne plus jamais revenir et un commentaire - forcément peu élogieux - sur mon physique.

Une nouvelle fois, je lui balance une réponse enrobée de sarcasme et de quelques sourires.

Face à ses piques acerbes, mon amusement est désormais franc et sincère. Avec le temps, j'ai fini par me dire qu'elle avait juste une forme d'humour un peu étrange, basé sur la moquerie, comme les ados en fin de collège.

Alors, je prends tout à la rigolade.

C'est peut-être pour ça que j'ai fini par déraper.

Une fois sur le départ, je lui pose ma nouvelle question rituelle.

— Est-ce que vous avez envie de me dire pourquoi vous êtes comme ça ?

— L'enfer est pavé de bonnes intentions, me répond-elle.

Je lance un regard interrogateur à l'œil-de-bœuf, attendant une suite qui, effectivement, arrive dans la foulée.

— Mon quotidien, lui, est pavé de petites merdes.

— Vous m'avez habitué à mieux, madame. On manque d'idées ? Cela dit, vous prendriez du plaisir à me marcher dessus, avouez.

Sans lui laisser le loisir de me répondre, je retourne au camion, avec la ferme intention de rentrer chez moi après une épuisante journée caniculaire de tapage-sur-portes. Je démarre, remonte l'allée jusqu'à un cul-de-sac pour effectuer mon demi-tour. Pendant ma manœuvre, j'aperçois une fenêtre entrouverte à l'arrière de sa maison.

Une idée complètement folle me traverse alors l'esprit.

Une idée tout à fait illégale, qui plus est.

Mais, après tout, ne m'a-t-elle pas électrocuté, insulté et malmené pendant six mois ?

Je me gare au bout de la route de terre, descends de la voiture avant de revenir sur mes pas. Lorsque j'arrive à une cinquantaine de mètres de la maison, j'entends un déclic en provenance de l'entrée.

Je me cache à toute hâte derrière un arbre pour observer la scène.

La porte s'ouvre vers l'extérieur, face à moi, si bien que je ne vois pas ce qui se cache dans l'entrebâillement. Pour autant, je vois parfaitement ma livraison. Lentement, une main gantée - un très long gant, jusqu'au coude - apparait au seuil de la porte, au ras du sol, cherchant à tâtons les colis déposés dans le carré blanc. Une fois la main en contact avec les cartons, elle tire dessus et les embarque dans sa maison.

Je souffle, un peu frustré de ne pas avoir entraperçu son visage et contourne la maison pour m'approcher de la fenêtre entrouverte. Pour l'atteindre sans être vu, je dois m'engager dans les herbes hautes. Le cœur qui bat, l'esprit embrumé de raptors affamés, je déambule jusqu'à mon objectif en prenant soin de rester accroupi.

Une petite minute plus tard, je suis devant la fenêtre.

Je reste là un instant, à genoux, avec l'intention d'observer une petite vieille dans sa maison. Je me sens mal à l'aise, quelque part entre le pervers sexuel et le cambrioleur novice, mais la curiosité reprend le dessus et j'hésite un regard à l'intérieur.

Mes yeux atterrissent devant une sorte de bureau sur lequel trône un ordinateur.

Sur l'écran allumé, je reconnais le site web de notre boite et je souris sans vraiment savoir pourquoi. Je regarde le siège ergonomique confortable auquel le bureau est associé, mais mon attention se reporte rapidement sur la porte grande ouverte qui m'offre une vue sur un couloir. Tout au bout, je discerne la salle à manger, mais ma vision est obstruée par les murs. Je n'en aperçois qu'un mince filet.

Une ombre passe soudain dans le couloir.

Mon cœur en prend pour son grade, alors je me baisse et retourne à ma cachette.

— Qu'est-ce que tu fous là ? chuchoté-je à moi-même.

L'impression d'être un pervers-cambrioleur s'intensifie et prend des proportions démesurées dans ma boite à idées. Je m'imagine déjà repartir menotté, flanqué, pour le reste de ma vie, d'une étiquette de prédateur gérontophile. Un peu paniqué - et surtout pas très fier de moi -, je me décide à rebrousser chemin, mais à peine le premier pas effectué, j'entends des bruits dans le petit bureau.

Je me tape une nouvelle fournée de battements de cœur frénétiques.

Je me cale au maximum contre le mur extérieur, jusqu'à ce que j'entende la vieille s'asseoir sur sa chaise. À cet instant, je sais qu'elle est dos à moi, alors je pourrais m'enfuir discrètement, laisser cette folie au passé - le genre de souvenirs idéal pour agrémenter les nuits d'introspection.

Je pourrais retourner à mon quotidien de livreur.

Pourtant, la curiosité est si forte.

Lentement, tremblant, je me relève pour ne laisser dépasser que mes yeux.

La cinglée m'apparait alors, assise, les jambes croisées, longs cheveux bruns qui courent jusqu'au milieu de son dos, main gauche - sans gants - sur la souris de son ordinateur.

Je ne vois pas son visage, mais, une chose est certaine, elle n'est pas vieille du tout.

Je me baisse de nouveau pour assimiler cette information.

Pourquoi se fait-elle passer pour une vieille ? Et si elle n'est pas vieille, pourquoi reste-t-elle cloîtrée chez elle ? Je n'ai pas le temps de poursuivre mes interrogations que j'entends du mouvement dans la pièce derrière moi, ce qui me vaut une nouvelle poussée de panique cardiaque.

Je perçois les roulettes de la chaise, un tiroir qui s'ouvre, des bruits de tissus comme des vêtements que l'on frotte, quelques pas, puis plus rien. J'attends une bonne minute, à l'affût, mais le silence persiste.

Elle est probablement sortie de la pièce.

Mu par un instinct tout à fait énigmatique, je risque un dernier coup d'œil avant de partir et...

elle se tient là, debout, face à moi.

...une batte de baseball fonce en direction de mon visage. J'ai juste le temps de lever mon bras, de sentir l'arme fracasser mon coude. Je pousse un cri de douleur enrobé de quelques jurons.

— Putain, mais vous êtes malade ! ajouté-je.

Avant même de me réponde, elle me balance une nouvelle rasade de swing bien senti et, cette fois-ci, c'est mon épaule qui déguste.

— Comment osez-vous venir jusque sous ma fenêtre ?

Sa voix est hystérique, proche de la panique.

Elle poursuit ses attaques répétées tandis que je me protège tant bien que mal de l'averse de violence.

— Vous allez arrêter, bordel ! beuglé-je.

Agacé, je finis par bloquer la batte et attraper son poignet à la volée.

Je me rends compte qu'elle a de nouveau enfilé ses gants gigantesques. Dès l'instant où je l'ai touchée, son visage - tout à fait jeune, comme suspecté - se contorsionne de dégoût, ou peut-être de peur. Il pourrait même s'agir d'un mélange des deux.

Elle en lâche sa batte et se met à hurler.

— Lâchez-moi !

Immédiatement, je la relâche.

— Je suis désolé.

Elle disparait dans un coin, haletante.

— Je suis vraiment désolé, insisté-je. D'être venu ici. Et de vous avoir fait mal.

— Vous allez bien ?

Dans l'intonation de sa voix, je n'entends qu'une sincérité troublante.

Elle est véritablement inquiète.

Un peu décontenancé par sa question, je fronce les sourcils et bafouille ma réponse.

— Je vais m'en tirer avec quelques bleus, une honte tenace et un gros regret, mais à part ça, tout va bien.

— Ne me touchez plus jamais, répond-elle froidement.

Elle reste cachée derrière la cloison. Je ne peux plus la voir.

— Je suis sincèrement désolé. Je ne voulais pas vous effrayer, ni vous faire mal, je voulais...

— Vous vouliez quoi, gamin ? me demande-t-elle, toujours aussi froide. Voir à quoi je ressemblais, comme si le physique était tout ce qui importait ? Espionner mes habitudes de cinglée ? Me dévisager comme une bête de foire ? Voir qui était cette connasse qui vit cloîtrée au fin fond d'une vieille maison dégueulasse ?

Elle marque une pause, puis la question suivante est bien plus virulente.

— Vous vouliez quoi ? Me changer ? Me faire sortir de chez moi ? Me faire découvrir cette vie pitoyable qui nous crache à la gueule dès qu'on est différent ? Oui, je n'aime pas les gens. Mais vous, je vous hais plus encore. Vous vous immiscez dans ma vie, vous me touchez comme si c'était naturel. Vous ne comprenez rien, vous ne me comprendriez pas. Sortez de chez moi, je ne veux plus vous voir.

— Je suis désolé.

Je me sens ridicule avec mes excuses redondantes, alors j'essaie d'expliquer mon comportement.

— Je ne sais pas ce que je voulais. Je crois que je suis parfois trop curieux et...

— Je me fous complètement du monde extérieur, vous savez, m'interrompt-elle une nouvelle fois. De la vie, des gens, de ce que vous voulez ou ne voulez pas, et de ce beau ciel bleu que vous semblez vouloir me faire découvrir, mais ce dont je me moque encore plus, ce sont de vos piteuses excuses. Sortez de chez moi, maintenant. Et ne revenez pas.

— Je suis désolé, mais je reviendrai.

Ma répartie est sortie toute seule, évidente, intransigeante.

Une nouvelle fois, elle se laisse un temps de réflexion avant de me répondre.

— Il n'y a que le samedi où vous ne me livrez pas. Vous êtes en repos, c'est bien ça ?

J'acquiesce sans vraiment savoir où elle veut en venir.

— Alors les samedis seront les plus beaux jours de ma vie.

— J'ai dépassé des limites aujourd'hui, je le sais bien, mais je vous montrerai que je suis désolé et je vous ferai changer d'avis.

— Si je change d'avis, par pitié, tirez-moi une balle dans la tête.

Sur ces mots, une ombre se faufile hors de la pièce et je me retrouve seul.

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