Au courant

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J'attrape les deux derniers colis du camion - un gros carton bourré de produits frais et de légumes, ainsi qu'un autre contenant quelques plats préparés -, les empile l'un sur l'autre et m'avance le long de l'allée.

Je jette un œil aux hautes herbes, avec cette sensation qu'elles remuent et qu'un putain de dinosaure va me sauter à la tronche, mais je ne me laisse pas intimider par mon imagination débordante.

Je monte les quelques marches menant au perron, non sans tenter de les apercevoir derrière mes encombrants paquets, puis je pose mon barda au sol, cherche une sonnette - sans succès - avant de me rabattre sur les bons vieux coups contre la porte.

— Déposez les cartons dans le carré blanc, et cassez-vous ! hurle une voix féminine.

— Bonjour, madame !

J'observe le sol et m'aperçois, qu'effectivement, de vieilles traces de peintures dessinent tant bien que mal un carré évanescent. Du pied, je déplace les colis dans la zone indiquée, avant de reprendre la parole.

— Je peux vous aider à tout ranger si vous avez besoin d'aide, ça fait partie de mon travail.

Aurais-je répliqué cela si Thomas ne m'avait pas fait, en amont, une publicité de toute la cinglitude de cette femme ? Impossible à dire.

— Vous pouvez tout aussi bien aller vous faire foutre.

La réplique m’amuse bien plus que je ne l’aurais cru et je prends même plaisir à lui répondre sur un ton tout à fait contraire, calme et serviable.

— Très peu pour moi, madame. Je cherche juste à me rendre utile. Je souhaite vous aider.

— Je n'ai pas besoin d'aide, alors tirez-vous !

Un sourire aux lèvres, je me retourne, prêt à partir, mais quelque chose traverse mon esprit, une sorte de besoin de compréhension. J'ai toujours été un grand curieux, ce qui m'a valu d'être autodidacte dans nombre de mes passions. De l'écriture à l'informatique, en passant par le jardinage, la cuisine ou le travail du bois.

Cela dit, cette curiosité n'a jamais été tournée vers les autres.

Ce n'est pas que je déteste les humains, non, je ne suis pas un de ces vieux aigris tapis au fond de leur baraque qui font la gueule toute la journée et qui aboient sur les passants ; encore moins de ceux qui pensent que l'humanité est un cancer et que le monde vivrait mieux sans elle - j'estime qu’elle peut apporter tellement de choses si elle se décidait à dédier son existence au bien des autres ; c'est juste que les gens – de manière générale - ne m'intéressent pas.

J'ai occasionnellement été amoureux, parfois eu quelques amis éphémères, mais je déteste les contraintes affectives.

Elles sont limitantes.

Alors cette petite bulle de curiosité me parait bien étrange, comme goûter un plat qui semble dégueulasse et se surprendre à l'aimer. Je décide donc de la laisser éclater, ma bulle, et de faire à nouveau face à la porte.

— En fait, vous n'êtes pas cinglée, juste agressive ?

— Qui vous a dit que j'étais cinglée ?

Le ton de sa voix a changé, plus doux, plus curieux.

— C'est affiché de fort belle manière sur la devanture de votre maison.

— Il y a aussi un pénis en érection dessiné sur un mur, qu'est-ce que ça dit sur moi, ça ?

Je souris à sa remarque.

— Que vous avez un indéniable talent de décoratrice ?

— C'est votre tête qu'il faudrait redécorer.

Je remarque alors l'œil-de-bœuf et y colle mon visage.

— Vous savez, on risque de se voir souvent. Trois fois par semaine, c'est ça ? Lundi, jeudi et samedi si j’ai bien suivi ce que m’a dit Thomas.

— Tirez-vous, bon sang !

— Je ne bosse pas le samedi, cela dit. Vous ne me verrez donc que deux fois par semaine. J'espère que ça ne vous attriste pas trop ?

— Il est mignon, murmure-t-elle d'une voix sucrée. Bon allez, entrez déposer ces cartons si ça peut vous faire partir.

Un élan de fierté me fait bomber le torse, comme si j'avais réussi à dompter l'indomptable, mais alors que je touche la poignée en métal pour entrer, une violente douleur pique la paume de ma main. Je pousse un cri lorsque je comprends qu'elle m'a électrocuté et je sens une tout autre bulle monter en moi.

Celle de la colère d'un égo frappé en plein cœur.

— Mais vous êtes complètement malade !

Je décoche un coup de pied vindicatif dans sa porte.

— Si je vous vois un jour, ajouté-je, je vous les ferai bouffer, vos colis !

— Si vous me voyez un jour, c'est que je serai crevée. Maintenant, cassez-vous !

L'échange verbal, dévêtu de son voile d’humour, prend une tournure malsaine.

D’agacement, je balance un nouveau coup de pied - dans les cartons, cette fois -, descends les marches, mais me ravise à nouveau.

La curiosité - étonnamment - revient.

Comment en arrive-t-on à électrocuter un livreur ?

Qu'est-ce qui déclenche un comportement aussi violent et gratuit ?

Ces questions tourneboulent dans ma tête et appellent aux réponses rapides et précises.

Je me retourne et remonte l'escalier.

— Pourquoi vous êtes comme ça ? demandé-je d'un ton sec.

— Et comment je suis ?

— Je ne sais pas. Aigrie. Méchante. Cinglée.

— Oh, répond-elle de sa voix douce. Regardez donc la pauvre vieille femme toute seule dans sa maison, malheureuse et détestant la vie. Pourquoi reste-t-elle cachée derrière sa porte ? A-t-elle été maltraitée ? Est-elle psychologiquement déficiente ?

Et puis, à nouveau, le ton se fait plus dur.

— Peut-être que c'est dans mes gènes, voilà tout ! Faire fuir la médiocrité pour ne m'entourer que de ceux qui comptent. Une sorte de mise en pratique de l'évolution ? Ou peut-être que je suis simplement malade, affligée d'une tare qui me rend exécrable depuis ma naissance. Non, en fait je pense juste que vous avez une tête qui ne me revient pas. La laideur me répugne.

Sans même essayer de lui répondre, je prends la direction du camion, mais, cette fois-ci, sans me retourner.

Je grimpe sur le siège passager sous le regard amusé de Thomas.

Il réajuste sa casquette, écrase sa cigarette sur l'extérieur de sa portière et envoie valser le mégot.

— C'est pas très écolo, remarqué-je. Et dangereux.

Il sourit en toussant.

— T'as pas tort. Ma conscience écolo, c'était Sally. Je pense plus à toutes ces conneries, maintenant.

Je lève les épaules d'un air agacé tandis qu'il poursuit.

— Alors, c'était comment avec la vieille ? Elle a réussi à te charmer ?

— Très accueillante. Le courant est bien passé entre nous.

Il lâche un rire franc.

— Ferme-la, et roule.

Cette réponse met un terme à la conversation.

Une nouvelle quinte de toux plus tard, Thomas passe la première, fait demi-tour et nous reprenons la route du dépôt.

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