Premier jour

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— Un jour, je livrais ce paquet pour le 124 de Paul Duez. J'étais à la bourre sur ma tournée du matin et Charly m'avait déjà appelé huit fois pour savoir ce que je foutais.

— Le 124, c'est la belle blonde qu'on a vue tout à l'heure ?

La camionnette toussote sur l'avenue.

Le menton vissé dans la paume de ma main, le coude cloué au rebord de la portière, je résiste tant bien que mal à l’appel de la fatigue. Mon collègue raconte la cinquième anecdote de ma première journée en tant que livreur. J'ai le droit à un chaperon pour la semaine, afin de m'apprendre les pratiques qualitatives d'une bonne livraison.

— C'est ça, sauf qu'à l'époque je savais pas. J'étais stressé, je te jure. Je me suis arrêté en double file pour aller plus vite.

— En double file ? Sur Paul Duez ?

Ma mère m'a toujours expliqué que de rebondir sur les longs discours montre qu'on s'intéresse, surtout au boulot quand on rencontre les gens pour la première fois.

C'est une astuce toute bête, mais qui fonctionne bien.

Les autres ont l'impression qu'on en a quelque chose à faire. Singer leurs gestes, leurs petites habitudes, réagir à leurs passions, commander le même genre de plats au resto sont autant d'autres possibilités.

— Ouais, je sais, c'est risqué, mais il faut en prendre des risques pour gagner du temps. Toujours est-il que je me gare en double file. Je descends. Je chope son paquet à l'arrière. Je cours jusqu'à sa porte et je fais ce truc qui énerve tout le monde, je sonne et je tape sur la porte en même temps.

Le véhicule prend de la vitesse en s'engageant sur une départementale qui mène vers la dernière maison de notre tournée.

— Et là, crois-moi ou pas, la meuf m'ouvre la porte et elle est complètement à poil.

Ma fatigue fuit sous l'assaut de cette réplique intrigante.

— La blonde ? À poil ?

— Mais ouais, je te jure... cette vision de malade.

— Et du coup, il s'est passé quoi ?

— Bah rien, on n'est pas dans un porno. Je lui ai donné son paquet et je me suis tiré, j'étais en retard.

Écouter Thomas raconter des histoires, c'est un peu comme regarder un type cuisiner. Pendant toute la préparation, ça ouvre l'appétit, ça parfume votre journée d'un certain plaisir, mais au moment de goûter, vous vous rendez compte que le mec n'a rien assaisonné et que ça n'a pas de goût.

Un peu plus loin sur la route, nous bifurquons vers un petit chemin.

— Et elle est aussi appétissante qu'elle en a l'air ?

Je secoue la tête en prenant conscience que la métaphore formulée dans mes pensées a débordé dans la conversation.

— Une beauté à couper le souffle.

Thomas est aussi capable de retirer de la beauté, ou du romantisme, dans des situations qui en paraissent dénuées. Le souci, c'est qu'il est tout aussi capable de faire des blagues graveleuses.

On ne sait jamais à quoi s'attendre, avec lui, au final.

Si je dois retenir quelque chose de ma journée de formation, c'est bien ça.

Paumée au fond d'une route de terre, une maison pose ses briques usées au milieu d'arbres touffus. Les lueurs trainardes du crépuscule s'étouffent dans le coton des nuages et auréolent, d'un liseré d'or, les frondaisons de ce coin de nature perdu en périphérie de la ville.

La fin du printemps donne au paysage des airs de campagne.

Notre camionnette tousse à nouveau lorsque qu'elle s'approche de l'allée décrépite menant au perron. Dans une série de craquements plaintifs, Thomas, derrière le volant, tire sur le frein à main avant de couper le moteur. Tout en cherchant son paquet de cigarettes calé sur le tableau de bord, il crachote quelque chose par la fenêtre, puis se racle la gorge.

— Je t'ai gardé le meilleur pour la fin, dit-il entre deux quintes de toux.

Il glisse une cigarette entre ses lèvres, puis replace soigneusement le paquet.

Assis sur le siège passager, je contemple cette maison - dont il me parle depuis le matin - d'un œil intrigué.

— Je suis sûr que t'en rajoutes.

Thomas renifle alors que je reporte mon attention sur lui, puis il retire sa casquette - bleue qu'il semble porter depuis des années -, et se gratte l'arrière d'un crâne en cours de dégarniture.

— C'est du sérieux, mec. On raconte des histoires de livreurs qui sont entrés dans cette baraque et qui sont jamais revenus.

Je lâche un sourire tandis qu'il allume sa cigarette avec un vieux briquet en plastique rose, esseulé dans le porte-gobelet.

— Nan, mais plus sérieusement, cette maison, c'est un peu comme...

Le conducteur gratte sa barbe de quelques jours, en proie à une intense réflexion.

— ...mon ex.

Je l'invite à poursuivre d'un hochement de tête, même si j'ai le sentiment qu'on prend la direction du graveleux, cette fois-ci. Je ne suis pas à l'abri d'un malaise aux zygomatiques jaunies.

— D'extérieur, c'est pas trop déconnant - même s'il faut reconnaitre qu'elle ferait mieux de se tailler le gazon -, on peut même lui trouver un certain charme. Mais quand tu la pénètres, c'est là que tu comprends. Tu te rends compte que, derrière les apparences, se cache une vieille cinglée. Et faut jamais baiser les cinglés.

— Même si elles sont canons ?

Thomas souffle sa fumée par la vitre ouverte.

— Tout dépend. Si le degré de cinglitude est supérieur au degré de canonitude, alors vaut mieux éviter. T'as qu'à regarder Johnny et Amber.

J'acquiesce d'un signe de tête.

— Ça me parait être une bonne règle.

Je marque une pause et observe à nouveau la maison.

Les volets en bois sont tous fermés, usés jusqu'à la moelle de ne jamais avoir été entretenus. Ils sont également tatoués de graffitis aux messages fins et poétiques. Sur le volet de gauche, un crève, vieille cinglée ! tient compagnie à un ci-gît la connasse aguicheur, tandis qu'à droite, une représentation schématique d'un pénis en érection dévoile toutes les qualités artistiques d'un dessinateur chevronné.

Le jardin, lui, me rappelle une scène du deuxième Jurassic Park, dans laquelle des raptors chopent des pauvres types qui courent dans les hautes herbes. Tout est tellement laissé à l'abandon qu'un sacré paquet de saloperies pourraient s'y planquer.

— Pourquoi vous la livrez si elle est cinglée, la vieille ? demandé-je.

— Tu crois vraiment que le boss blacklisterait des clients juste parce que c'est des enfoirés ? Des types tout innocents comme toi, on en trouve partout. Des connasses qui nous commandent de la bouffe trois fois par semaine, c'est plus rare.

— C'est grâce à elle si j'ai un boulot, alors ?

— Plutôt aux dépressifs qui ont posé leur dém'.

— Ma vision est un poil plus optimiste que la tienne.

— Je l'ai été aussi, optimiste, et puis j'ai rencontré Sally.

— C'est qui, Sally ? C'est l'ex dont tu parlais ?

Pas de réponse. Regard au loin.

Ce n'est pas la première fois qu'il évoque ce prénom. Chaque fois s'ensuit un mutisme étonnant et un regard qui se perd dans l'horizon.

— J'y vais, dis-je finalement.

— Dépêche-toi, mon chien m'attend. Oh, et attention à la poignée.

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