M1911

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Fickley se baissa comme s’il avait vu le démon en personne et atterrit sur son séant, dos au mur. Son M1911 lui parut glissant lorsqu’il s’en saisit, mais le contact glacial du colt automatique le rassura un peu. Quoi qu’il doive affronter, ce pourrait être résolu à grand renfort de plomb, si nécessaire.

Le dos courbé pour ne pas être vu, il contourna la minuscule bâtisse et en trouva l’entrée. La porte avait été forcée. Plusieurs fois vu son état. Les planches qui la formaient n’allaient même plus jusqu’au sol, rongées par l’humidité, la crasse et les coups. Il lui offrit une morte digne en y allant du talon. Plutôt que de s’ouvrir avec fracas, elle se déchira en deux, la serrure touchée enfoncée dans le mur, le reste coulissant sur un axe de biais. Fickley entra l’arme à bout de bras, conscient du ridicule de sa posture de duelliste trempé.

À l’intérieur, la lumière continuait de bouger lentement. Face à lui se tenait l’homme à la cicatrice. Assis, parfaitement calme. Ses yeux clairs le regardaient sans émotion. Sa tranquillité renforça la peur de Fickley et le canon de son colt trembla légèrement. Depuis l’ombre, un bruit étrange poussa l’inspecteur à pointer son arme vers sa gauche. Un homme torse nu se trouva là, attaché les bras en croix à ce qui ressemblait à un sommier en ressorts. Le prisonnier leva la tête en crachant un immonde caillot de sang et avisa le nouveau venu.

— C’est qui lui ?

— Inspecteur de la criminelle ! Vous êtes tous les deux en état d’arrestation, jusqu’à ce que je sache ce qui se passe dans cette fichue cabane ! cria Fickley.

— Un flic ? s’écria l’homme à moitié nu. Aidez-moi Monsieur l’inspecteur ! Ce type est un malade, un désaxé qui tue pour le plaisir. C’est l’envoyé de Satan en personne !

Fickley renvoya le canon de son arme vers l’homme en costume. Il attendait patiemment, sans paraître s’émouvoir de la situation.

— Les mains en l’air ! lui ordonna Fickley. Je veux les voir.

— Tuez-le ! Sinon c’est lui qui nous tuera !

— Ferme-la Dimitri, intervint l’homme à la cicatrice. Tu vois bien que ce n’est pas un flic comme les autres. Il n’est pas arrivé là par hasard, au beau milieu de la foire aux monstres. Il cherchait quelque chose de précis, n’est-ce pas ?

— Je te cherchais toi, reconnut Fickley. Et je t’ai trouvé bon sang de bois. Je te tiens maintenant.

— Et dites-moi, inspecteur de la criminelle, quelles sont les charges retenues contre moi ?

— Séquestration, pour commencer. Et un certain nombre de meurtres. Et il va falloir m’expliquer aussi pourquoi je retrouve votre cadavre un peu partout en ville !

L’homme leva un sourcil étonné, sa cicatrice brillant un court instant sous la lumière vacillante.

— Oh, c’est donc ça. J’aurais dû être plus attentif, merci d’avoir porté ce détail à mon attention, Monsieur le policier.

D’une main tremblante, Fickley parvint à se saisir de ses menottes et les lança à l’inconnu qui les attrapa au vol.

— Mettez-les.

— C’est impossible.

— Mettez-les ou je tire !

— Je vous donne cent dollars si vous le tuez ! l’encouragea Dimitri. Non, plutôt cinq cents !

— Dimitri, ne sois pas grossier. Ne peux-tu pas voir à qui nous avons affaire ? Ce n’est pas un policier qui détourne les yeux et accepte les petits à-côtés. Il est venu jusqu’ici en risquant sa vie juste pour comprendre. Tu ne crois pas qu’on lui doit au moins une explication ?

— Tu es dingue Calderon !

Ce n’était pas un nom italien, mais l’homme n’avait pas l’air mexicain non plus. Son visage et son accent respirait l’Amérique. Quel drôle de patronyme, était-ce un surnom ? Une insulte ?

— On finira de discuter plus tard, maintenant ferme-la pour de bon ou je jure de t’arracher la langue. Tu sais que je le ferai.

— Personne ne va rien faire, le coupa Fickley, à part mettre ses fichues menottes.

Calderon avança le poing et l’ouvrit, paume tournée vers le sol. Les menottes s’y dispersèrent, tordues et brisées.

— Que je sois pendu… souffla Fickley.

— J’ai une histoire à vous raconter, inspecteur. Voulez-vous bien abaisser votre arme pour l’écouter ? Ce n’est pas tant que j’ai peur de mourir, comme vous avez pu le constater par vous-même cela m’arrive assez souvent ces derniers temps, c’est qu’il serait dommage de nous interrompre par accident.

Perdu, Fickley hésita avant de baisser son arme sans la ranger.

— Je crois qu’on ne pourra rien faire pour la porte, reprit Calderon, mais prenez donc un siège. Vous en aurez besoin.

Comme hypnotisé, Fickley s’exécuta. Plus que d’une arrestation, il avait besoin de réponses. Sa santé mentale en dépendait.

— Dimitri ici présent et plusieurs de ses amis m’ont volé quelque chose, reprit Calderon. Il y a quelques… mois de cela.

— Et vous essayez de le récupérer, d’où la torture et les meurtres.

— En effet. Rien qui ne puisse vous surprendre jusque-là, n’est-ce pas ? C’est terriblement banal, une affaire très simple. Mais il y a ces corps, que j’ai malencontreusement laissés à chacune de mes morts.

— Je ne comprends pas. Vous êtes mort et ça n’a l’air de rien vous faire.

— Ne croyez surtout pas ça. C’est terriblement désagréable. Il le faut, sinon l’expérience de la vie n’aurait plus aucun sens. Mais on s’habitude à tout, je suppose. La douleur et la peur sont passagères, c’est une frontière qu’on traverse, rien de plus.

— Pas pour les gens normaux.

— C’est vrai. De votre point de vue, c’est moi l’anomalie. Nous reviendrons sur ces corps, mais pour comprendre, il faut commencer l’histoire du début. Je suis venu dans cette ville pour une raison bien précise : le dépaysement. Ma femme et moi nous étions ravis de ce changement de décor, de cette liberté nouvelle, des opportunités incroyables qu’elle nous offrait.

— Comme tous ceux qui viennent en Amérique.

— D’un certain point de vue oui, c’est presque la même chose. Cependant, Dimitri et ses amis nous ont attaqués, m’ont assassiné et ont… pris ma femme.

— Ils l’ont enlevée ?

— Pas à proprement parler. Elle a été assassinée elle aussi, mais d’une façon singulière, qui l’empêchait de revenir.

— Vous parlez de « revenir » comme si c’était normal !

— Croyez-moi, ça ne l’est pas. Une fois mort, on ne peut pas revenir. Les règles sont les règles, mais nos agresseurs n’ont pas vraiment suivi les règles non plus. Pas vrai Dimitri ?

— Ta femme, on la fera danser nue pour nous quand tu seras mort. Ensuite, on la baisera jusqu’à ce que…

Une boule de sang éclata sur le torse de Dimitri et un trou remplaça la chair. Le supplicié perdit connaissance. Fickley voulut lever son colt à nouveau, mais son bras resta figé par l’incrédulité. Les blessures que le légiste n’avait pas pu identifier sur plusieurs des victimes n’avaient pas été occasionnées par une arme. C’était arrivé par l’opération d’un maléfice !

— Pardon pour cette interruption grossière, reprit Calderon.

— Vous êtes le diable ?

— Pas du tout.

— Un démon alors !

— Je suis du Minnesota. Vos questions vont trouver des réponses, mais je vous en prie, laissez-moi vous les donner dans l’ordre, sinon j’ai peur qu’elles n’aient aucun sens pour vous.

Fickley devait bien lui reconnaître ça : rien n’avait de sens. Plus il avançait, plus il en apprenait et moins tout ce bazar ressemblait à quelque chose. Dans les enquêtes compliquées, au temps où on essayait encore de les résoudre, il fallait trouver l’élément clé qui permettait de tout réunir et de donner un sens aux indices. Calderon détenait cette clé.

— J’ai été tué le premier. J’attendais que mon épouse me rejoigne, mais ils lui ont fait quelque chose, une chose qui l’a empêchée de revenir.

— Vous voulez dire… au paradis ?

— Disons cela. J’étais donc seul au… paradis et ma femme n’arrivait pas. Vous comprenez, le temps passe différemment selon qu’on est là-haut ou ici-bas. Le temps va beaucoup, beaucoup plus vite ici. Une heure de l’autre côté et ce sont des semaines qui s’écoulent pour vous.

— Mais qui vous dit qu’elle est morte ?

— Je le sais, parce que je suis revenu et j’ai trouvé sa tombe. Et son corps.

— Vous êtes juste revenu. Comme ça ?

— Non, pas comme ça. Comme je vous le disais, il y a des règles. Seulement ma femme et moi ne sommes pas des… personnes ordinaires. Si on a volé son esprit, c’était justement pour ça. Je ne suis pas aussi extraordinaire qu’elle, bien sûr, mais j’ai pu enfreindre les règles pour revenir, aussi souvent que nécessaire.

— Seigneur Jésus…

— Ce monde tourne autour de l’argent, alors j’ai remonté la piste de l’argent pour savoir qui était à l’origine de tout. J’ai trouvé plusieurs des hommes qui nous avaient attaqués. Je les ai interrogés en usant de tous les outils de coercition à ma disposition pour me rapprocher des responsables.

— Vous avez assassiné et torturé sans scrupule, vous voulez dire.

— C’est exact. L’euphémisme est l’un de mes vices. Lorsque j’obtenais des renseignements, je… remontais pour vérifier que ceux que je cherchais étaient encore de ce monde, puis je venais les chercher à leur tour.

— Bon sang de bois, vous vous êtes suicidé !

— La plupart du temps, oui. Je n’avais pas prévu que mon corps reste derrière moi à chaque fois. En réalité, je ne pensais pas qu’il me faudrait autant d’allers et retours pour parvenir à mes fins et je ne me suis pas inquiété des conséquences pour vous.

— Vous voulez dire… pour les mortels ?

— Précisément. Pour vous la mort est définitive et doit le rester, afin que vous viviez pleinement la vie qui vous est offerte.

— Vous cherchez donc l’âme de votre défunte femme pour l’emmener au paradis avec vous ?

— C’est, je pense, l’explication la plus rationnelle pour vous. Celle qui vous fera le moins de mal.

— Je veux la vérité, tonna Fickley, pas un conte pour enfants !

— Tout le monde préfère le conte pour enfants. Vous ne comprendriez pas de toute façon, la réalité telle que nous la concevons est au-delà de votre portée.

— J’ai… j’ai le droit de savoir. Je suis allé si loin pour comprendre, j’ai l’impression que si je ne vais pas au bout, je vais devenir fou.

Calderon prit un air peiné.

— J’ai conscience que mes actions ont eu un effet pervers sur vous, et sans doute sur d’autres. J’aimerais vous aider, mais plus j’agirai en votre faveur et plus vous en souffrirez. Croyez-le, il y a des choses qu’on n’est pas prêt à accepter. Mieux vaut vivre dans l’ignorance que de croupir dans un savoir qui vous détruit.

— Tant pis, je n’ai plus rien à perdre.

Avec un soupir Calderon abdiqua :

— Très bien. Je vous aurai prévenu inspecteur. Êtes-vous marié ?

— C’est une menace ?

— Juste une question, répondez s’il vous plaît.

— Non, enfin divorcé.

— Quand est-ce arrivé ?

— Récemment.

— Depuis quand étiez-vous mariés ?

— Depuis le Lycée. Qu’est-ce que mon mariage a à voir là-dedans ?

— Vous verrez. Vous avez passé des années ensemble, au moins dix ans si ce n’est plus.

— Oui, des années.

— De quelle couleur sont les cheveux de votre femme ?

— Quoi ?

L’esprit aussi embué que les lunettes du légiste, Fickley cligna des yeux. Quel rapport cela pouvait-il bien avoir avec tout ça ? La lumière disparut dans un claquement sec et un flash douloureux mit fin à leur échange.

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