Capharnaüm

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Fickley ouvrit les yeux avec l’impression qu’un tramway lui avait roulé dessus. Sa veste et son imperméable étaient couverts de boue lorsqu’il se releva. Toujours accroché à son sommier, Dimitri avait rendu l’âme. Blanc comme un linge, la mâchoire pendante sur une bouche en bouillie sans langue, il était constellé de blessures et de marques qu’aucune arme n’avait provoquées.

La gorge sèche, Fickley jura malgré tout. Calderon s’était joué de lui. Il lui avait raconté une belle histoire pour le perturber et l’avait attaqué par surprise avant de s’enfuir. En dehors de la cabane, le soleil brillait. Il lui sembla que c’était la première fois depuis une éternité. La moiteur était étouffante, mais la chaleur des rayons sur son visage l’apaisa pour la première depuis des lustres. Son imperméable crouteux sous le bras, il se fraya un chemin à travers la jungle de draps et de grilles pour parvenir à retrouver une vraie route.

Sa voiture l’attendait quelques rues plus loin, miraculeusement intacte. Le retour du soleil semblait avoir changé les habitants. Des enfants jouaient sur le trottoir sous les regards bienveillants des boutiquiers, leurs rires éclatant comme une cascade de cristal dans une décharge à ciel ouvert. La pluie avait rincé la ville pendant des semaines sans parvenir à la laver de ses péchés, mais peut-être que le soleil les ferait s’évaporer. L’imperméable fripé remplaça le boueux et Fickley décida de rentrer chez lui pour voir s’il n’y avait pas un vrai lit.

La maison l’attendait, minuscule pour un couple et disproportionnée pour un homme seul. Le ménage n’avait plus été fait depuis le départ de sa femme. De son ex-femme. Pourtant, sa présence était partout. Une commode où elle rangeait ses bijoux, le miroir qu’elle utilisait pour se maquiller, l’immense placard à présent vide pour y entasser ses robes.

— Pourquoi il voulait savoir ça ? Quel rapport avec sa couleur de cheveux ? s’interrogea-t-il avant que le sommeil ne le fauche.

Le téléphone le tira d’un rêve sordide. Un ange vengeur frappait la terre de ses éclairs, foudroyant ceux qui l’avaient insulté en blessant les malheureux qui avaient la malchance de se trouver à leurs côtés.

— Fick, tu comptes venir bosser un jour ? gronda une voix bien connue dans le combiné.

— Absolument capitaine. D’ailleurs je suis en route.

— Arrête de me prendre pour une bille Fick, j’entends ton oreiller bailler jusqu’ici. Prends une douche, avale un café et ramène ta fraise à l’adresse que je te donne. On a besoin de tout le monde, même des limaces du service de nuit comme toi. Tu as de quoi noter ?

Sans sortir de sa léthargie, Fickley obéit scrupuleusement aux ordres de son supérieur. Il n’y avait plus de café à la maison, mais il avait depuis longtemps abandonné l’idée d’avaler autre chose que du whiskey lorsqu’il était chez lui.

Le café au bas de la rue était inhabituellement bondé. La serveuse mit un instant à le reconnaître lorsqu’elle se présenta à sa table pour prendre sa commande.

— Oh, Monsieur Fickley, c’est bien vous ?

— Rasé de près, col passé au fer.

— Le soleil nous réussit à tous, on dirait.

— Oui. Il y a de ça.

De fait, les gens avaient l’air plus joyeux. L’air avait fini de sécher et l’odeur de moisissure si prenante était presque un souvenir sous le soleil de midi. Malgré l’heure tardive, Fickley commanda un petit-déjeuner avec saucisses et œufs. Son corps semblait s’éveiller à nouveau, comme si on lui avait enlevé la moitié de son poids et dix ans de moins avec ça. Même la serveuse lui sourit bien plus que nécessaire en lui apportant son assiette.

L’adresse du capitaine était celle d’un immeuble, l’un des plus grands de la ville. Fickley eut toutes les peines du monde à s’en approcher, tant il y avait là de voitures de patrouilles et de badauds.

— C’est la Saint Patrick en avance ? demanda-t-il au policier de faction.

— Aucune idée inspecteur. Les pontes sont tous là-haut et ça a l’air de chauffer fort.

Fickley grimaça. Il était plus qu’en retard et la présence de politiciens sur la scène de crime n’augurait rien de bon. Arrivé dans le hall il avisa quatre inspecteurs du service de jour qui déambulaient au milieu du carnage, des draps disposés un peu partout pour recouvrir les corps. De larges marques rouges perçaient la blancheur douteuse du tissu, révélant des blessures d’une rare violence.

Deux légistes s’affairaient déjà sur place, personne n’avait l’air de vouloir respecter les horaires de service. Fickley voulut leur parler, mais l’un d’eux lui indiqua l’ascenseur sans lui répondre. Un policier l’y attendait.

— Vingt-huitième, inspecteur ?

— Je suppose, sauf s’il y a d’autres étages remplis de cadavres.

— Seulement le hall et… enfin vous verrez.

Fickley se tourna vers le patrouilleur. Jeune, un visage carré, le regard bien droit. Pas le genre à mâcher ses mots comme une femme.

Ça doit être sacrément moche.

Finalement, le soleil n’avait pas changé les gens. Ils continuaient de s’entretuer à loisir dès que l’occasion se présentait.

L’ascenseur se stabilisa et fickley en sortit en prenant garde où il mettait les pieds. Une furieuse envie de s’en griller une le prit aux tripes, mais il se contint. Il y avait du beau monde ici : le capitaine, le commissaire et plusieurs types qui devaient bosser pour la mairie. Ou pour la pègre, quand ce n’étaient pas les mêmes.

— Ah, Fick ! aboya le capitaine à son approche. Vous vous occuperez de ces trois-là. On est obligés de répartir le travail sinon on ne s’en sortira pas. Vous travaillerez sous la supervision de l’adjoint au maire et de l’inspecteur principal Barns, c’est bien compris ?

Sans un mot, Fickley hocha la tête et serra les mains. Ce n’était pas le moment de se faire remarquer. Les corps qui lui revenaient étaient dans un coin, une femme et deux hommes apparemment surpris en pleine action. L’un d’eux était encore sur la femme et le drap qui les couvrait ne parvenait pas à masquer totalement l’incongruité de leurs positions respectives

Évidemment lorsqu’on arrivait le dernier, on prenait ce qui restait. Le regard de Fickley embrassa la grande suite pour découvrir ce qui avait dû être une grande fête. Les femmes étaient soit trop peu vêtues soit trop bien, les hommes étaient presque tous en pingouins. Seul l’un d’eux portait un costume traditionnel. La couleur et la coupe attirèrent son regard comme un aimant. Délaissant ses victimes attitrées, il traversa la pièce jonchée de douilles et de corps brisés pour aller vers l’homme assis dans un fauteuil.

— C’est l’un des suspects, ricana un inspecteur à son approche.

— Tu ne crois pas si bien dire, rétorqua Fickley, les yeux fixés sur la petite cicatrice horizontale.

— Tu veux savoir le plus terrible, Fick ? lui répondit son collègue. Regarde un peu ce qu’il avait dans la main !

L’homme lui tendit une feuille sur laquelle il était écrit :

« Merci inspecteur, j’espère que vous trouverez votre réponse ou la paix. Ce sera l’un ou l’autre. Bien à vous, Michael Calderon »

— Il a pas vraiment une tête de « Calderon », tu trouves pas ?

— Si. Mais les apparences sont souvent trompeuses.

— T’as raison Fick, tu devrais écrire un livre là-dessus. En attendant, va t’occuper de tes macchabés, celui-là c’est le mien.

Son rapport bien rempli, Fickley l’ajouta à la pile de l’inspecteur en chef. Au pire, on chopperait un immigré pour lui coller le massacre sur le dos, au mieux on accepterait l’idée que l’auteur du massacre faisait partie des victimes. Il doutait qu’on choisisse la meilleure solution.

Fickley en savait trop, mais en même temps si peu. Il rentra chez directement et se servit un verre du breuvage réprouvé par le gouvernement fédéral. Il lui faudrait ça pour trouver le sommeil. Le massacre ne l’avait pas affecté. Certes, il y avait eu beaucoup de morts d’un coup, mais un paquet à la fois ou tout un tas éparpillés à travers la ville, quelle différence ça faisait ? Les journaux se lasseraient bientôt de l’affaire et la mairie leur lâcherait la grappe.

Malgré les trois verres de plus que la dose habituelle, ce soir-là Fickley regarda son plafond sans parvenir à trouver le sommeil. Calderon était mort pour de bon, cette fois. Il avait probablement trouvé ce qu’il était venu chercher ici-bas et était retourné… Dieu savait où. Ce n’étaient ni les morts, ni les résurrections de Calderon qui empêchaient Fickley de dormir, c’était sa dernière question.

Il était incapable de se souvenir de la couleur des cheveux de sa femme. Ni de son visage. Ou de son âge. C’était comme si elle n’avait jamais existé, alors que tout prouvait le contraire dans cette maison à moitié vide. Il pouvait donner sa date de naissance, celle de leur mariage, mais pas celle de son divorce. Les informations manquaient, comme si on les avait arrachées à son esprit.

Ou plutôt comme si on les avait placées là, sans faire trop de zèle sur les détails. Il ne possédait rien de plus d’elle qu’une fiche de police, des renseignements tendant à prouver qu’elle avait été là, un jour. Quand l’avait-elle quitté ? Un an ? Cinq ? Impossible à dire. De cette simple question, Fickley s’en était posées d’autres, sur ses parents, sur ses amis d’enfance, sur ses premiers flirts. Les trous étaient énormes, les souvenirs toujours fragmentaires. Sa vie entière était comme une toile d’araignée. Si vue de loin elle semblait former un motif, ce n’était rien d’autre que de la dentelle remplie de vide dès qu’on se penchait dessus.

Le soleil finit par se lever de nouveau et Fickley se traîna jusqu’à la fenêtre pour poser un regard éteint sur la ville. Calderon l’avait prévenu, c’était la vérité ou la paix de l’esprit, pas les deux. Il n’était plus si sûr de vouloir la vérité. Le ciel vira au bleu, puis au blanc. Fickley déambula jusqu’à la douche, puis jusqu’au café où la serveuse lui offrit son plus beau sourire. Les questions s’apaisèrent sous l’effet de la tarte aux amandes qu’elle lui offrit en douce.

Et puis tant pis. Le soleil brillait.

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