krach

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On s’écartait de son chemin ou on le dévisageait avec insistance. Certains regards étaient craintifs, d’autres plein d’intérêts, les derniers franchement inamicaux. Un flic non corrompu était une inconnue dangereuse, une opération impossible à poser pour ces enfants de la Grande Dépression. Illettrés pour la plupart, ils nourrissaient une haine profonde vis-à-vis des uniformes qui ne venaient jamais dans leurs rues pour de bonnes raisons. Jamais pour autre chose que les enfoncer un peu plus.

Fickley ne portait pas de matraque, pas d’insigne sur la poitrine, pas même de képi, mais son imperméable, son borsalino fatigué et sa démarche vigilante étaient comme autant de signaux d’alerte pour ce quartier. Avant même qu’il ne pose les pieds dans une rue, on savait depuis dix minutes qu’il arrivait, on parlait de la photo qu’il agitait sous le nez des rares boutiquiers qui faisaient encore semblant de n’avoir qu’un commerce légal sans arrière-boutique. Désespéré, il avait même sorti sa plus belle collection de portraits de présidents morts pour aller gâcher la soirée de travail des « dames ».

Loin des bordels cossus et propres du centre-ville, celles-ci se donnaient dans des remises, des maisons en ruine et parfois même sur des lits de fortune dans la rue, à peine masquées par un buisson ou un tas de cageots. Lorsqu’il s’approchait d’elles, il pouvait voir la peur marquer leurs traits fatigués par la faim et l’amertume. Un flic n’avait que deux raisons d’aller voir une prostituée de ce quartier plutôt qu’un autre : pour forniquer à l’œil ou pour les tabasser jusqu’à leur briser les os. Personne n’irait porter plainte et si quelqu’un le faisait, les conséquences n’iraient pas bien loin. L’officier Jeremiah en était la preuve vivante.

Lorsqu’Abraham Lincoln apparaissait entre ses doigts, les expressions changeaient, les sourires se faisaient mielleux. Cinq dollars, c’était plus qu’elles n’auraient osé réclamer pour la totale, mais lorsqu’il les assurait de ne vouloir que des informations, la méfiance et l’agressivité lui opposaient le plus solide des murs. Parler sans savoir de qui on parlait, c’était mourir à coup sûr. À force de marcher à même la boue, ses chaussures avaient fusionné avec ses pantalons. Il ne sentait plus ses pieds ou le bout de ses doigts. Comment faisaient ces gens pour rester dehors par un temps pareil ?

Il devait être entre trois et cinq heures du matin, le genre de moment durant lequel les plus aguerris des fêtards sont rentrés et les lève-tôt encore chez eux. Le genre d’heure idéal pour broyer du noir sous la pluie sans fin à peine traversée par un éclairage public en déroute. Le gamin s’était présenté à lui, les cheveux rabattus sur le front, les tempes rases et le cou si fin qu’on en voyait chaque tendon. Le genre de gosse qui vivait de rien ou presque. Quiconque avait survécu ces trois dernières années survivrait à n’importe quoi.

— Je peux la voir ta photo, chef ?

Sans répondre, Fickley souleva l’image délavée, presque coupée en quatre à force d’être pliée et dépliée.

— Je le connais, affirma le gamin.

— Me raconte pas de cracs petit. J’ai arpenté ces rues pendant toute la sainte journée et la moitié de la nuit. Personne ne le connait.

Même s’il est mort un peu partout dans le coin.

— Je l’ai vu, moi. Même que je sais où il est.

Le sang de Fickley se réchauffa. Un nouveau corps était apparu ?

— Où ça ?

La main osseuse se tendit et Fickley hésita. Ce genre de gosse courrait plus vite qu’un lévrier et sautait deux fois plus haut. S’il lui donnait l’argent, il disparaîtrait comme un coup de vent avant même d’avoir eu le temps de dire ouf. L’inspecteur fit jaillir le billet de cinq de sa pince, mais il le retira lorsque le gamin tenta de le lui chiper.

— Montre-moi avant.

— Qu’est-ce qui me dit que vous me le donnerez quand je vous aurai montré ?

— Est-ce que j’ai déjà escroqué quelqu’un dans ce quartier ?

Malgré les rebuffades, il avait tenu à payer pour le temps et la gêne, lors de ses conversations avec les prostituées. Après tout, on les payait à l’heure et ce qu’on faisait de ce temps n’avait pas d’importance. Sa réputation de payeur réglo allait maintenant porter ses fruits. Après une hésitation bien trop courte pour vraiment faire croire à une réflexion, le gamin haussa les épaules et lui fit signe de le suivre.

Les maisons étaient pires que des gruyères. Les murs défoncés, les chemins par des cours inconnues, presque des rues derrière les rues. Fickley croyait avoir quadrillé tout le terrain, mais il en avait contourné le cœur sans même soupçonner son existence. En quelques minutes, il se retrouva complètement perdu dans l’entrelacs de murs, de linge étendu qui ne sècherait jamais et de grilles tordues par la corrosion et le vent.

Alors qu’il commençait à se demander s’il ne courait pas vers sa mort, le gamin lui fit signe de faire silence et de se baisser. Arriver à sa hauteur, accroupi sous une fenêtre, il fronça les sourcils vers son guide.

— Tu me paies maintenant ? demanda le gosse.

— Où il est ?

— L’argent d’abord.

Fickley ne pourrait probablement pas revenir sur ses pas, si le chemin existait encore. Même si le gamin l’avait mené par le bout du nez, il lui devait bien de lui avoir montré l’endroit. Ce vieil Abraham changea de main et disparut pour toujours. Sans un mot, le gamin lui montra la fenêtre au-dessus d’eux, puis fila dans les ombres.

Diable !

Trop tard pour tenter de l’agripper, sa culotte avait disparu avant même que le bras de Fickley n’ait eu l’idée de bouger. Se sentant parfaitement idiot, l’inspecteur leva lentement la tête pour regarder à l’intérieur de la masure en bois. Il se faisait l’impression d’être un voyeur et s’attendait presque à tomber sur le spectacle désolant d’une femme en train de se laver, consciente qu’on l’observait. Ce genre de manège existait. Même s’il n’y avait presque rien à acheter dans ce quartier, tout était à vendre pour une poignée de dollars, même les épouses et les enfants. Fichu krash.

La lumière à l’intérieur était frêle, du genre de celle qu’on obtenait lorsqu’on volait l’électricité directement au transformateur. L’ampoule bougeait légèrement, ce qui n’aidait pas à distinguer correctement ce qui se trouvait à l’intérieur à travers la fenêtre sale. Une masse sombre passa devant et il reconnut le costume de banquier. Le costume du mort. Sauf qu’il était bien vivant.

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