Moisissure

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De retour au commissariat, l’inspecteur sauta sur les dossiers en cours. Rien de plus vieux que quatre jours malgré la hauteur astronomique de la pile. Fichue ville. Il allait devoir descendre au sous-sol.

Les archives étaient aussi bien entretenues que les enquêtes étaient menées. Il n’y avait plus de vrai classement depuis des semaines, encore moins la volonté d’en respecter un. Les inspecteurs entassaient leurs affaires sans ordre, quand ils prenaient encore le temps de le faire. La pluie avait rendu les gens complètement fous et les flics ne faisaient pas exception à la règle.

Fickley avait une date approximative et un visage bien incrusté dans ses mirettes. Il mit moins d’une heure à retrouver le dossier dans l’encombrement de boites et de papiers volants. Déjà moisie par l’humidité qui s’infiltrait partout, la photo était néanmoins assez bien conservée pour qu'on y reconnaisse le visage du mort. La position était différente, mais les traits étaient les mêmes. La cicatrice ne laissait aucun doute. Pas un sosie, ni un jumeau. L’impression de déjà-vu n’avait rien d’un hasard non plus. L’homme portait exactement le même costume de banquier que le premier soir.

Que je sois pendu, Jeremiah avait raison.

Le flic en uniforme avait parlé de trois morts. Fickley recula devant l’amas de dossiers abandonnés. Ça lui prendrait des semaines pour tout éplucher, mais s’il se contentait de vérifier les photos, peut-être seulement quelques jours.

C’est pas comme si j’avais vraiment autre chose de mieux à faire.

Après dix jours à avaler de la moisissure et à chasser les rats, Fickley dut admettre que Jeremiah avait eu tort. Ce n’était pas trois, mais six cadavres identiques qu’il avait trouvés rien que dans leur secteur. Répartis sur les gardes de différents enquêteurs pas toujours très appliqués, le mort à répétition était passé sous les radars avant que Fickley ne tombe sur lui deux fois de suite. Apparemment, son affaire n’était même pas la première.

Chaque fois, on l’avait retrouvé en compagnie d’autres victimes. Chaque fois, l’une d’elle au moins avait été torturée à mort. Sans s’en rendre compte, Fickley s’était engagé dans une voie sans issue. Impossible d’abandonner l’enquête, mais impossible d’en parler à un supérieur sans terminer la journée avec une camisole de force.

Rien ne reliait les meurtres. Incapable d’abandonner, Fickley s’était retrouvé à faire un vrai travail de flic : recherche d’identité, enquête de voisinage, quelques billets distribués à des indics, mais rien n’avait abouti. Il y avait là une poulette de luxe, un vendeur de rue, un ingénieur qui fabriquait des fours électriques, deux prostituées présumées et quatre membres connus de la pègre.

Le onzième jour, Fickley décrocha son téléphone et commit l’irréparable : demander l’accès aux archives d’autres postes. Sans l’autorisation de son capitaine, elle aurait dû lui être refusée. Deux l’envoyèrent sur les roses, agacés de voir un inspecteur venir remuer le crottin à leurs pieds. Celui du centre-ville lui donna l’accès sans se poser de question et Fickley passa une semaine de plus en sous-sol à éplucher des rapports presque vides. Le centre était plus affecté par la vague de criminalité que les autres secteurs, si bien que les enquêteurs se bornaient désormais à classer leurs dossiers sans faire semblant de les résoudre. Pour Fickley, plus de crimes signifiait plus de travail à abattre, mais aussi des dossiers plus rapidement explorés.

Lorsqu’il quitta le poste du centre-ville avec une douzaine de dossier sous le bras, personne ne fit le moindre commentaire. Il était devenu un objet de curiosité, sans plus. On ne s’intéressa pas une seconde au pillage d’archives qui se remplissaient de toute façon à toute allure. Dans les couloirs, on parlait déjà de brûler tout ce papier pour faire de la place.

En tout, il possédait quinze dossiers où le légiste avait photographié la même victime. Sur seulement deux secteurs. S’il continuait ainsi, il en découvrirait probablement des dizaines, du moins s’il ne se faisait pas virer avant. Sur son bureau, plusieurs avertissements l’attendaient pour absence injustifiée. Il les froissa avant de les jeter dans sa corbeille. On ne disait rien aux flics pourris, tant qu’ils pointaient à l’heure. Au moins, Fickley répondait aux appels, venait sur les scènes de crime et ne se servait pas de sa plaque pour soutenir le racket de ses propres voisins. Un flic irréprochable, selon les normes en vigueur.

Deux autres faits avaient marqué Fickley, raison de son retour à la maison. D’abord, les meurtres se rapprochaient, leur cadence allant augmentant. S’il avait d’ailleurs continué de se déplacer sur les lieux des meurtres à chaque appel, c’était uniquement pour ne pas en manquer d’autres correspondant au profil et deux de plus lui étaient tombés entre les mains, plus trois autres récupérés dans les archives les plus récentes, lorsque ses collègues avaient laissé tomber. Ensuite, les meurtres se déplaçaient précisément vers son secteur et leur géographie se concentrait de plus en plus, raison pour laquelle même un imbécile décérébré comme l’officier Jeremiah avait fini par s’apercevoir de quelque chose.

Une carte étalée sur son bureau plus nickel que jamais, Fickley avait marqué les emplacements d’une pastille dont il avait trouvé la boîte dans la commode de sa femme.

Mon ex-femme.

Un collègue se rapprocha pour voir ce qu’il faisait et émit un sifflement admiratif :

— Du vrai travail d’enquêteur, Fick. Tu comptes résoudre une affaire un jour, ou bien c’est juste un hobby ?

— Une lubie, le corrigea Fickley. T’aurais pas du travail aussi Johnson ? Du genre urgent et à réaliser loin de mon poing ?

— T’es un modèle pour nous tous, Fick ! Continue et tu les auras ! ricana Johnson en retournant à son bureau sous l’hilarité générale.

Un flic qui faisait son boulot sérieusement, voilà ce que ça leur inspirait. Fickley froissa la carte pour la caler dans la poche de son imperméable avant de quitter le bâtiment. Il avait fait tout ce qu’il pouvait de ce côté.

Le quartier sur lequel se regroupaient les derniers meurtres était forcément un amas de bouges, de bars clandestins et de tripots planqués derrière des commerces en apparence fréquentables. Il y avait plus de prostituées et de dépravés dans ces trois pâtés de maisons que dans tout le reste de son secteur. En tant que flic, il n’était pas le bienvenu. En tant que flic honnête, moins encore.

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