Cicatrice

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Les semaines passèrent, mornes et grises à l’image du temps. Le soleil était parti en vacances avec la dignité humaine et le crime se répandait plus vite qu’une chaude-pisse. Fickley voyait la pile d’affaires non résolues monter si vite qu’il ne prenait même plus le temps de demander leur classement avant de les descendre aux archives. Sur les bureaux de ses voisins, le traitement était souvent bien plus expéditif. Le mardi d’avant, il avait vu un collègue de dix ans son cadet jeter un dossier complet à la poubelle. Quelque part, c’était le moins hypocrite de la brigade. La pègre était devenue si puissante qu’elle tenait la moitié des flics, bons comme mauvais. Les derniers à ne pas toucher aux dollars maudits avaient simplement baissé les bras, leur résistance à la corruption ayant davantage à voir avec la fierté que la morale.

Les jours passaient et le crime s’épaississait comme une sauce qui tourne. L’humidité s’infiltrait jusque dans les commodes à chaussettes, faisait pourrir les poumons et les appétits de justice. Appelé sur une nouvelle scène de crime pour constater son impuissance à la résoudre, Fickley retrouva le patrouilleur Jeremiah. Quelque chose dans son attitude attira le regard de l’inspecteur.

Jeremiah était l’image même de l’officier de terrain corrompu. Il usait un peu trop souvent de sa matraque et des rumeurs pas claires avaient couru sur les raisons de sa mutation. Des histoires en lien avec le Klan. Sales affaires que ces lynchages, mais s’il s’en était contenté personne n’y aurait trouvé à redire. Seulement, on racontait qu’il avait aussi touché à des femmes blanches des quartiers pauvres, de vraies Américaines. Il y avait des limites à ne pas dépasser.

Habituellement, Jeremiah ne se trouvait jamais affecté par les crimes violents, pour ne pas dire qu’il en redemandait à l’occasion. Un plus pour patrouiller dans ce quartier où la pègre faisait régner la terreur jour et nuit, même si ça le rendait difficile à supporter quand on avait deux sous de jugeotte. Fickley le soupçonnait d’être mieux payé pour relever les « taxes » des résidents que pour s’assurer du respect de l’ordre et de la sécurité des citoyens. Poutant dans la lumière faiblarde des lampadaires, son visage était livide comme s’il avait vu un fantôme.

Fickley renonça à aller à la rencontre du légiste et se dirigea vers le policier en sortant une cigarette mouillée.

— C’est moche comment ? lança-t-il lorsque le regard de Jeremiah se posa sur lui.

— Bonsoir inspecteur. C’est comme tous les soirs.

— Pourquoi cette tête d’enterrement alors ?

Jeremiah prit un moment pour répondre, ses yeux refusant de se diriger vers la scène de crime.

— Vous croyez qu’on peut devenir dingue. À force de voir des corps, je veux dire.

— Je crois ouais. Il y en a qui terminent avec une camisole ou à la soupe populaire, à force d’en croiser, surtout maintenant qu’on ne peut plus aller noyer ça dans un verre.

— Écoutez, je suis pas fou, d’accord ? Mais ce type là-bas, je l’ai déjà vu.

— Ouais ? l’encouragea Fickley en se battant avec son briquet.

— Je veux dire que je l’ai déjà vu mort.

— Comment ça déjà mort ?

D’habitude si prompt à répondre, Jeremiah choisit ses mots avec soin.

— La dernière fois, son visage me disait juste quelque chose, mais cette fois, je suis sûr que c’est lui.

— Donc, c’est pas la première fois. Ni la seconde.

— C’est la troisième fois…

— Que tu le vois mort ?

Jeremiah perdit patience et reprit des couleurs.

— Vous savez pas inspecteur ? Allez faire votre boulot et je vais continuer le mien. Tout ça me regarde pas après tout. Ça me regarde pas du tout.

Fickley regarda Jeremiah s’éloigner de la protection du mur pour se rendre directement sous cette maudite pluie battante. Le flic de rue avait perdu les pédales cette fois. Un cadavre de trop sur le carreau, ou peut-être dans le placard. Avec ces types-là, on n’était jamais sûr de rien. Renonçant à allumer sa cigarette déjà tordue par la pluie, Fickley la jeta avec un juron bien senti.

Le légiste ne prenait plus la peine de donner ses conclusions préliminaires, ne se fendant que d’un vague « après autopsie » lorsqu’on lui réclamait des indices, aussi Fickley se contenta-t-il d’un bref hochement de tête en le croisant. Derrière ses lunettes embuées, les yeux hantés semblaient aveugles à tout et malgré la pluie il empestait le whiskey de contrebande.

Chacun se débrouille comme il peut face à tout ça.

Ce fut donc seul que Fickley alla affronter sa troisième fusillade de la soirée. Quatre hommes se partageaient la ruelle. Les patrouilleurs n’avaient même pas pris la peine d’installer un éclairage ou des bâches, si bien que la pluie incessante entraînait à l’égout ce qui aurait pu rester de preuve. En jurant, l’inspecteur attrapa la lampe massive qui trônait sur un empilement de vieilles caisses à légumes.

Deux des hommes portaient des costumes hors de prix. À leurs pieds, un colt automatique et une mitrailleuse Thompson. Des hommes de la pègre donc. De l’autre côté, un troisième homme torse nu, probablement leur victime, des signes évidents de torture.

D’accord, donc les deux premiers s’occupaient de celui-là. Le quatrième était probablement un témoin, ou alors il faisait le guet.

En approchant la lumière du dernier corps, Fickley eut un sentiment de déjà-vu sans se l’expliquer. Le regard perdu de l’officier Jeremiah lui sauta aux yeux.

Ooooh non ! Je ne vais pas perdre les pédales moi aussi, aucune chance !

La lumière frappa le visage et Fickley sentit le sol mollir sous ses semelles. Le même visage, les mêmes cheveux d’un brun d’encre, les mêmes yeux bleus et, surtout, la même fine cicatrice horizontale au-dessus du sourcil gauche. L’inspecteur battit des paupières pour tenter de chasser la vision, sans succès. Il se passa la main sur le visage, recouvrant sa peau de l’humidité au goût métallique qui inondait sa paume ruisselante.

Que le grand cric me croque…

C’était le même homme, celui de la ruelle dans laquelle on avait torturé une femme à mort, le genre de truc moche qui sortait juste assez de l’ordinaire pour qu'on s'en rappele encore des semaines plus tard. Jeremiah n’avait pas rêvé, le visage était identique.

Sans demander son reste, Fickley reposa la lampe et sortit de la ruelle. Avant de rejoindre sa Ford, il croisa le regard du patrouilleur. Ils restèrent silencieux. Certaines choses méritaient qu’on n’en parle pas.

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