Pluie

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Contre tout respect du protocole, Fickley laissa la cendre de sa cigarette heurter la scène de crime. La pluie était si dense que le légiste n’y trouverait rien à redire. Lourde et glacée, elle battait contre son imperméable, imbibait son feutre et noyait ses chaussures. Sale temps pour arrêter de porter des guêtres.

La victime conne était Rosaline Cholmeau, une bourgeoise de la Rive Sud, probablement assassinée avec son galant, un banquier ou un autre de ces imbéciles de la finance, si on en jugeait par son costume. Lui n’avait pas trop souffert. Probablement mort d’un mauvais coup à la tête. Elle par contre, c’était un autre manège.

La pose grotesque dans laquelle on l’avait abandonnée avait immédiatement suggéré un truc pas net, du genre qu’on ne racontait pas à la patronne en rentrant pour le souper. Des trucs trop moches, même pour une vieille barderne d’inspecteur comme Fickley. Bien trop irrégulières pour être des coups de couteaux, des marques de la taille d’une orange parsemaient sa robe bleue et continuaient sur ses bras. Moche.

Le légiste était penché sur elle, remontant ses lunettes rondes envahies par la pluie et la condensation. Comment ce vieillard squelettique pouvait y voir quoi que ce soit, c’était un mystère complet.

— Probablement un mari jaloux, proposa le légiste en haussant le ton pour passer par-dessus le bruit du déluge.

— Pas mariée rétorqua Fickley. On l’a violée ?

— Non, M’sieur, rétorqua le légiste. Elle a encore tout l’attirail en bas et vu comme elle a saigné, ça m’étonnerait qu’un gars se soit amusé à la rhabiller après.

— Torturée alors. Ou un genre de crime passionnel.

— On dirait bien. J’arrive pas à comprendre ce qui a pu faire ces marques, mais j’en saurai plus après l’autopsie.

C’était bien des docs ça, de toujours répondre avec une demi-journée de réflexion. Pas de risque, pas de hâte, et tant pis pour les prochaines victimes.

— On dirait qu’on l’a torturée alors que lui on s’est contenté de l’abattre vite fait bien fait, reprit Fickley pour lui-même. C’est pas logique.

— Pour lui faire cracher le morceau plus vite ? C’est aussi dur de voir souffrir sa donzelle que de prendre des coups.

— Possible…

Des trucs moches, il s’en passait dans le secteur. De plus en plus souvent.

— Ou alors c’est un désaxé, proposa le légiste. Paraît qu’il y a de plus en plus d’Irlandais ces derniers temps.

— Ma femme est irlandaise, Doc.

— Votre ex-femme, vous voulez dire ?

Fickley répondit en écrasant son mégot du talon sous le regard indigné du médecin. Encore un crime qui allait s’ajouter à sa pile d’affaires insolubles. Il souleva le bord de son borsalino trempé pour admirer le paysage : des immeubles aux fenêtres éteintes et aux volets en bois clos. Personne n’aurait rien vu, personne ne voulait rien savoir. Pas la peine de perdre son temps à aller interroger le quartier.

Le détective s’engouffra dans l’abri précaire de sa Ford A, un achat bien au-delà de ses moyens mais dont il se félicitait chaque fois qu’il pleuvait comme vache qui pisse. Ces derniers temps, il s’en félicitait tous les jours. L’arrière était encombré d’un manteau de rechange fripé, des reliquats de repas dont il se promettait chaque jour de se débarrasser et surtout de sacs en papier bruns à la forme équivoque. Il s’empara de l’un d’eux et s’offrit une gorgée du nectar bas de gamme. Le whiskey n’en avait que le nom, mais tant que la loi ne changerait pas, on ne trouverait pas mieux à ce prix-là.

Un policier en uniforme toqua à sa fenêtre avec sa matraque. En jurant, Fickley abaissa la bouteille à peine masquée en même temps que sa fenêtre.

— Alors inspecteur, on enfreint le dix-huitième amendement en pleine rue ?

Sans un mot, Fickley lui tendit le flacon. Jeremiah s’en offrit trois bonnes gorgées avant de le lui rendre.

— Ah bon sang, c’est de la pisse de nègre !

— Ça ne t’a pas empêché de bien la descendre.

— Faites pas votre radin, inspecteur. Vous savez bien que nous autres de la patrouille, on n’a pas les moyens.

— Et les descentes dans les bars clandestins ? voulut savoir Fickley.

— Réquisition pour le bien de la patrie. Ces immigrés savent pas profiter des bonnes choses. Et puis qui ira plaindre ces sales Irlandais de toute façon ?

— Ma femme est irlandaise Jeremiah.

— Vot’ex-femme, non ?

Sans répondre, Fickley remonta sa fenêtre, se persuadant que le bruit qu’il entendait était dû à la pluie et non aux ricanements du patrouilleur. Les rumeurs couraient plus vite dans un commissariat que dans un bordel. Si les choses continuaient sur la même voie, peut-être allait-il changer de métier pour en ouvrir un. Avec un alambic digne de ce nom si possible.

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