Chapitre 8 : Carmencita

11 minutes de lecture

Ce matin-là, le soleil éclatant laissa place à des nuages menaçants et à une pluie diluvienne. Les sévillans semblaient déboussolés, tenant gauchement leurs parapluies et titubant dans leurs imperméables. Aucun déluge ne saurait cependant se mettre entre Cali et ses archives, et la jeune femme accueillit ce climat rafraichissant avec joie.

Elle aimait l’odeur de la terre mouillée, le bruit des gouttes ruisselant des toitures, et cette ambiance romantique qui s’en dégageait. Munie de son parapluie à pois et des bottes de Mélodie - un miracle qu’elles fassent la même pointure - elle se dirigeait d’un pas décidé vers sa destinée.

Lorsqu’elle arriva à l’entrée du musée, son cœur rata un battement : Iker l’y attendait déjà. Adossé contre le guichet, il bavardait avec sa collègue, les bras croisés sur son polo noir, encore plus séduisant que jamais. Elle franchit le seuil de la grande porte vitrée.

— Salut ! lui lança-t-il en se redressant, son éternel sourire taquin ancré sur ses lèvres.

— Salut ! répondit Cali d’un ton le plus neutre possible, rangeant son parapluie dans le réceptacle prévu à cet effet, près de l’accueil.

— Ça va, tu n’es pas trop trempée ? Il pleut des cordes dehors !

— Ça va merci, je suis parisienne, la pluie je connais haha.

— Hola Cali ! s’exclama soudain la dame au guichet, lui faisant un signe de la main, le visage métamorphosé par un sourire enjoué. Elle observa la jeune fille, puis Iker, et pouffa bizarrement.

— Hola heum… Martha ! lut-elle sur son badge.

Le rouge lui monta aux joues, elle se sentit épiée par le guide et sa collègue.

— Bon, je t’emmène à la salle des archives ? conclut le beau brun, fustigeant Martha du regard, tout en récupérant un gros trousseau de clés derrière le guichet.

Cali lui emboîta le pas et ils empruntèrent un immense escalier en granit pour accéder à l’étage. Le musée était quasiment désert. La météo peu clémente avait certainement dissuadé les visiteurs d’y faire un tour. Sur son sillage, Iker laissait cette fragrance d’agrumes fraîches que la jeune femme huma à plein poumons.

Il s’arrêta alors près d’une double-porte en bois au fond du couloir, qu’il déverrouilla avec une lourde clé.

— Bienvenue dans la Chambre des Secrets ! annonça-t-il d’un ton solennel.

Le battant s’ouvrit dans un grincement, et elle y découvrit une grande salle au plafond voûté et à l’ambiance feutrée, remplie d’étagères à tiroirs, parfaitement alignées.

Deux bureaux imposants trônaient en son centre, où étaient disposées des loupes et des lampes modulables.

— Je te laisse choisir le bureau où tu veux t’installer, déclara Iker en lui désignant les meubles au milieu de la pièce. Les archives sont rangées par décennie, ça commence avec les années 1900 et ça va jusqu’à la fin des années 80, continua-t-il, lui montrant les différents placards. On a surtout des coupures de journaux, des photos...

Il semblait si sérieux avec ses explications, ses sourcils légèrement froncés et sa posture droite comme un i, rien à voir avec le jumeau blagueur de Benicio. Cette attitude fit encore plus craquer Cali.

— Wouah c’est si bien ordonné, je suis impressionnée, vous faites du bon boulot monsieur le co-responsable des archives ! s’exclama-t-elle pour détendre l’atmosphère.

— Attendez, je n’ai pas fini madame l’écrivaine, répondit-il en portant un doigt à ses lèvres délicates. Vous avez ici de quoi vous abreuver. C’est très important, car parfois la porte se referme toute seule, et il se peut que vous restiez enfermée plusieurs jours, plaisanta-t-il à son tour en gardant son air sérieux, désignant une bonbonne d’eau à sa droite. Ensuite, il faudra manier les documents avec la plus grande délicatesse, c’est pourquoi je vous prierai de porter ces gants.

Il récupéra de fins gants en tissu dans un tiroir qui lui faisait face, et les tendit à Cali qui les attrapa. Leurs doigts se frôlèrent un instant, ce qui provoqua une délicieuse décharge électrique à la jeune femme.

— Normalement ils devraient être à ta taille.

Effectivement, ils lui allaient... comme un gant. À quel moment avait-il eu le temps d’analyser ses mains ?

— Bon, tu voudrais consulter quelle période, et quel type de documents ? continua-t-il.

— Heum… J’aimerais me concentrer sur les années 20, et je voudrais surtout me faire une idée plus claire des tenues que portaient les danseuses de flamenco de l’époque, ainsi que leurs conditions de vie. Si tu as des biographies, des photos, des articles de journaux, enfin tout ce qui pourrait illustrer leur vie à l’époque, ça serait parfait…

— O.K. lui répondit-il, concentré.

Il se dirigea vers un placard dans un coin de la salle, où s’inscrivait en lettres capitales le chiffre VEINTE*. Il enfila lui-même des gants qu’il récupéra d’un autre rangement, déverrouilla quelques tiroirs et en retira plusieurs dossiers. Il revint ensuite vers Cali qui s’était installée sur l’un des bureaux.

— Voilà, je pense qu’avec ça tu auras ce qu’il te faut. Il y a des vieilles photos, des lettres, des articles de journaux qui parlent des stars de l’époque : Aniya la Gitana, Carmen Amaya, La Macarrona, La Malena… Enfin, tout est en espagnol, ça te ne gène pas ?

— Super, c’est parfait, merci ! Je me débrouillerai avec mon appli de traduction si besoin.

Il posa les documents délicatement sur le bureau, puis resta immobile un instant. Cali, déjà happée par la curiosité, commençait à feuilleter les classeurs, et ne s’en rendit pas tout de suite compte. Elle leva alors les yeux vers lui, croisa son regard noisette perçant. Ils s’observèrent ainsi pendant quelques secondes.

— Bon, je te laisse à tes recherches, souffla-t-il, esquissant un doux sourire. Quand tu auras fini, laisse tout sur le bureau, je m’occuperai de les ranger. Et après, je pourrais te faire une visite privée du musée, si tu veux. Il n’y a pas beaucoup de visiteurs aujourd’hui, c’est ta chance !

Le cœur de l’écrivaine s’emballa, mais elle s’efforça de rester stoïque.

— Avec plaisir, lui répondit-elle en lui rendant son sourire. Je pense que j’en ai pour une heure à peu près.

— Ça marche ! À tout à l’heure, travaille bien.

Il tourna les talons et se dirigea vers la grande porte en bois.

— Iker ? le héla-t-elle alors.

— Oui ?

— Si la porte se referme toute seule et que je reste enfermée, tu seras le seul responsable de ma mort, et je te promets que Dragona viendra te hanter jusqu’à la fin de tes jours !

— Mmh ok, ce n’est pas une mauvaise chose, conclut-il en lui adressant un clin d'œil avant de quitter les lieux et de fermer la porte.

Haaa ! Elle tenta de se concentrer, plaça les documents méthodiquement autour d’elle, puis attrapa son téléphone dans le fond de son sac. Elle déclencha le minuteur sur soixante minutes, parce que bon, cette visite privée, elle y tenait.

*

11h30.

L’alarme de son chronomètre retentit, la tirant de ses investigations. L’écrivaine avait bien avancé sur son travail : les images de Magdalena, de ses musiciens, et de ses rivales, se dessinaient parfaitement dans sa tête.

Elle forma une pile avec les documents pour ne pas laisser trop de bazar, éteignit la lampe du bureau et partit à la recherche de son guide personnel, le cœur léger.

Il se tenait devant une série de photographies, discutant en anglais avec un vieux monsieur à lunettes, qui semblait boire ses paroles. Lorsqu’il la vit approcher, il s’excusa auprès du britannique et la rejoignit.

— Alors, ça y est, tu as déjà terminé ? Je suis presque déçu que Dragona ne soit pas venue me hanter ! avança-t-il, taquin.

— Oui, merci à toi, j’ai tout ce qu’il me faut pour étayer mon roman, j’ai découvert plein de choses, c’est génial ! Sinon, je ne me suis pas éternisée parce qu’on m’a promis une visite guidée, si je ne m’abuse.

Il hocha la tête et sourit de nouveau.

— Alors on commence ici, c’est la galerie de photos qui retrace l’histoire du flamenco, de sa naissance, vers la fin du XIXème siècle, à nos jours. Tu as dû voir quelques clichés dans les archives, ici tu les as en plus grand et de bien meilleure qualité.

D’un geste du bras, il lui désigna un premier cliché en noir et blanc dans lequel un groupe de gitanes au regard charboneux relevaient leurs longues jupes. Ils parcoururent le couloir tandis qu’Iker commentait chaque photo. Cali se perdit dans l’histoire de ce style musical fiévreux; elle avait l’impression de voyager dans le temps, avec en prime, un guide sexy.

Ils descendirent ensuite dans le hall principal, parcoururent les vitrines où trônaient de nombreux accessoires - des éventails magnifiques, des chaussures ayant appartenu à la célèbre “La Macarrona", des robes de toute beauté -, et finirent par arpenter la salle des instruments de musique.

Cette pièce regroupait toutes sortes de guitares, de castagnettes et de caisses, ayant certainement enflammé jadis, de chaudes soirées andalouses. Le guide saisit alors une vieille guitare exposée à ses pieds, et commença à l’accorder.

— Euh tu es sûr que tu as le droit de toucher à cette guitare ? questionna Cali, étonnée.

— Il faut bien que quelqu’un la gratte de temps en temps, la pauvre ! avança-t-il avec un air malicieux, caressant les cordes et les courbes de l’instrument, comme s’il s’agissait de celles d’une femme…

Cali déglutit, essayant de paraître le plus neutre possible. Iker pinça les cordes un peu au feeling, cherchant une musique à jouer.

— Tu voudrais que je joue un truc ? l’interrogea-t-il, un sourire en coin.

— Ben du flamenco, pardi.

— Du flamenco ? Encore et toujours du flamenco…

— Ce n’est pas ma faute si tu es plongé dedans au quotidien ! Enfin, joue ce qui te plait, mais pas du Kendji Girac* par pitié.

— Kinji qui ?

— Non, non, laisse tomber. Tant mieux si tu ne connais pas ! déclara la jeune femme en secouant les mains.

— Ok… Bon, je crois que j’ai trouvé. Allez, c’est parti.

Il gratta l’instrument d’un geste parfaitement habile, et un air envoûtant s’échappa de ses doigts. Cali imagina aussitôt les gitanes des vieux clichés prendre vie, agiter leurs châles écarlates et battre leurs éventails en rythme. Attirés par cette musique entrainante, les quelques visiteurs du musée débarquèrent dans la salle.

Ils se mirent en cercle autour d’Iker, et commencèrent à taper dans leurs mains. Cali n’en revenait pas. Il était si attirant que c’en devenait énervant.

D’un coup, le rythme de la musique changea. Le guitariste se gratta la gorge et se mit à chanter :

“Toi, toi ma belle Andalouse, aussi belle que jalouse

Quand tu danses le temps s'arrête, je perds le nord, je perds la tête

Toi ma belle Espagnole, quand tu bouges tes épaules

Je ne vois plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour !”

Non mais je rêve, il chante Kendji cet idiot ! Cali leva les yeux au ciel, mais ne put réprimer un rire sincère quand il s’approcha d’elle et se dandina sur place, continuant de chanter et de jouer en même temps de son instrument.

Après quelques minutes de spectacle, la voix de Martha se fit entendre dans les haut-parleurs du musée :

— Gracias, Iker, ahora se acabo el recreo ! (*Merci Iker, maintenant la récréation est terminée!*)

Le jeune homme salua son public d’une révérence, qui l’applaudit avant de se disperser.

— Alors tu as aimé ce petit cadeau de fin de visite ? lui demanda-t-il tout fier de sa prestation, en remettant son outil en place.

— C’était époustouflant, surtout quand tu t’es transformé en Iker Girac ! ironisa-t-elle. Sinon, en parlant de cadeau…

Elle fouilla dans son sac et en sorti l’intégrale des Couronnes d’Adriae - cf. le plan d’attaque -.

— Je me disais que tu aimerais peut-être le lire, sauf si tu souhaites encore le boycotter. Attention, ce livre s’appelle reviens.

— Ohh génial ! Depuis le temps que je résistais à l’acheter ! déclara-t-il, les yeux brillants d’excitation.

Il le prit délicatement dans ses mains, parcourut rapidement le quatrième de couverture. L’écrivaine fondit littéralement sur place. Allez, Cali, lance-toi, c’est le moment où jamais

Elle s’éclaircit la gorge.

— Dernière chose… Heum. J’ai des amis qui organisent une fête demain soir, ça fait un peu tard pour t’inviter mais, euh… enfin, si tu es libre, n’hésite pas à venir.

Il reporta son regard sur elle, la fixant aussitôt intensément. Elle s’empourpra et glissa une mèche de cheveux derrière ses oreilles.

— Je n’ai rien de prévu demain soir alors, ça sera avec plaisir ! Tu peux me donner l’adresse ? lui répondit-il avec entrain.

Il fouilla dans sa poche et en sortit un petit carnet de notes duquel pendait un mini-stylo.

Mais il n’a pas de portable ?

Intriguée, elle lui donna l’adresse de Park qu’il nota dans son calepin, lui précisant que les invités étaient attendus pour vingt heures.

— Ben c’est cool, merci pour l’invitation, j’y serai donc à 20h demain. Je peux venir accompagné ?

Accompagné ?

Cette question arriva comme un cheveu sur la soupe. Froide. De la soupe très froide. Un gaspacho*.

— Heuh, oui… Plus on est de fous, plus on rit non ? répondit-elle, feignant l’engouement.

— Ah génial, c’est trop sympa merci ! Carmen avait vraiment besoin de sortir ces derniers temps, ça lui fera du bien, pensa-t-il tout haut.

CARMEN ?

Le sang de Cali ne fit qu’un tour. Une association d’idées lui vint aussitôt à l’esprit. Iker au téléphone dans le taxi. Iker introuvable sur Tinder. Iker qui n’avait jamais évoqué son statut amoureux. Elle l’invitait bêtement à une fête, et voilà que monsieur ramenait sa Carmencita de derrière les fagots ! Elle bouillait.

— Ouais ramène Carmen ! lui répondit-elle, un rictus sur les lèvres. Bon, c’est pas tout, mais je dois y aller. Merci pour les archives, pour la visite, pour le concert.

— Euh, tu pars tout de suite là ? Euh… ok, alors, à demain à la fête ?

— Oui c’est ça, à demain !

L’écrivaine quitta le musée en trombe, sans se retourner. Distraite, elle en oublia de récupérer son parapluie. Tant pis. La pluie qui s'abattait sur Séville ne lui parut plus aussi romantique que ce matin. Elle enrageait. Elle s’en voulait à elle-même d’avoir été aussi naïve, en voulait à Iker d’avoir été aussi charmeur, en voulait à Mélodie de l’avoir poussée à se trouver un mec.

Il vient avec sa Carmencita à la fête ? Très bien, dans ce cas moi aussi je viendrai accompagnée !

Si son rendez-vous avec Jesus n’avait pas été aussi catastrophique, elle lui aurait bien dit de ramener sa grosse fraise. Cependant, il restait peut-être une autre issue à son désir de vengeance : Guillaume se trouvait à Madrid depuis quelques jours. Sans réfléchir, elle lui envoya un texto.

Veinte : Vingt

Kendji Girac : D'origine gitane catalane, Kendji est un chanteur et guitariste français très populaire. Son style musical est influencé par le flamenco, et ses genres de prédilection sont la Pop, la gypsy pop, la rumba flamenca, la pop latino, et le pop folk.

Gaspacho : Potage froid d'origine espagnole, à base de tomates, de piments et d'ail.


Petite vidéo pour vous :D : https://youtu.be/FndmvPkI1Ms

Alors, d’après vous qui est cette mystérieuse Carmen ? Pourquoi Iker n’a pas de portable ? Et Guillaume va-t-il venir ? Les interrogations commencent à venir… hehee :D

Annotations

Vous aimez lire Misa Miliko ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0