3. Colea

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Deux tours. L’emblème de Colea. Une au sud où vit l’ensemble du gouvernement, une au nord à disposition de la Purité : le culte de l’eau. Un pont en pierre d’un kilomètre de long sépare les deux. La tradition voulait que le dirigeant religieux ait une place d’honneur au conseil des ministres. Sur la structure qui surplombe la ville, une jeune femme marche vite, sa cape translucide derrière elle prend le vent à cause de son empressement. Elle regarde vers l’océan à l’est puis vers le désert, à l’ouest. La brume matinale commence à envahir les ruelles de la capitale, bientôt, il fera chaud. Colère, empressement, anxiété, stress et peur la font prononcer ces mots que seul le vide et le ciel entendent :

- Ils m’écartent ! Ces vieux croutons ! Une loi de séparation de la Purité et de l’Etat, et puis quoi ? Sans le consentement ni des concitoyens ni le mien ! Aaaarg ! Bordel !

Il n’est pas son genre de proférer des insultes, mais le terme « bande de connards » fait plusieurs fois son apparition le temps de traverser le pont. Arrivée à son terme, elle ouvre la porte qui donne directement sur le hall des invités. Un domestique arrive pour lui bloquer le passage avec toute l’hypocrisie dont il sait faire preuve :

- Mademoiselle, qu’est-ce que vous faites ici de si bon matin, il y a un problème ?

- Ne joue pas les plus fins avec moi, Gabriel. Écarte-toi !

Un air dépité traverse le mâle mais il laisse place malgré les conséquences qu’il encourt, témoignant ainsi de sa position vis-à-vis des pratiques de son employeur. Elle hoche la tête, ravie que cet ordre se soit imposé, elle n’aurait pas pu lui faire face. Elle traverse la pièce pour aller jusqu’à la salle de réunion. Cette dernière se trouve en excroissance de la tour, au bout d’un couloir. Quand on y vient pour la première fois, la vue s’impose. Le sol, le mur, tout est en verre, le lieu surplombe le quartier marchand et on peut y voir toute la vie s’entrechoquer dès les premières lueurs du jour. Alïana, acrophobe, s’apprête à rentrer. Elle respire lentement, essaye de refouler sa peur, se concentre sur sa colère et non son appréhension. Dans sa tête se répète un mantra, elle fait appel à son sang-froid.

Elle pousse les portes, plusieurs personnes d’âge mûr sont assises sur des chaises en bois autour d’une table transparente. Un siège est vide de l’autre côté de la table. La femme regarde les personnalités présentes une à une pour ne pas se sentir tomber. Elle marche calmement, comme si toute cette situation était prévue. Elle saisit le dossier, tire, s’assoit.

- Bonjour à tous, je suis désolée, je n’avais pas été prévenue de cette réunion. Quelles sont les sujets du jour ? dit-elle pour briser le silence qu’elle avait provoqué.

- Bonjour prêtresse, nous étions en train de discuter d’une nouvelle loi, entame Aposte, le premier ministre, voyez-vous, nous pensons à la majorité que le culte de l’eau a déjà beaucoup à faire, entre la formation des disciples, les cérémonies journalières, l’organisation du tournoi annuel et les rites de purification de l’eau. Nous ne voulons pas en plus vous imposer une place à notre gouvernement.

- Vous savez pourtant que le siège qu’on occupe permet de garantir notre sécurité, riposte avec crainte Alïana.

- Mais voyons, mon enfant, articule mielleusement le ministre de la Sécurité publique, vous n’êtes pas en danger, le peuple vous aime, qui peut quelque chose face à une foule adoratrice ?

« Antipathique » pense-t-elle, elle sait bien que plus une foule est grande, plus elle est manipulable, heureusement, c’était une arme à double tranchant.

- Et puis, nous avons voté, enchaîne la ministre de l’Économie. Si vous n’avez pas été convié, c’était volontaire. En quoi pourriez-vous être objective ? De plus, vous n’êtes pas une élue du peuple.

Il était vrai qu’elle n’avait pas été élue par le peuple, ni en tant que membre du gouvernement, ni en tant que dirigeante de la Purité. Le prêtre ou la prêtresse du culte de l’eau est choisi grâce à son don. Un don qui fait référence à l’histoire de la ville. Ganymède, le pays-continent dont Colea est la capitale, est au centre du monde, entouré par les océans. Malgré toute cette eau environnante, il n’y a pas de fleuves, ce qui aurait normalement rendu impossible la vie à si grande échelle. Après la Première Guerre mondiale, l’un des princes, le plus imbu de lui-même, avait choisi de rendre sienne cette terre. Il amena avec lui de nombreux bâtisseurs, qui, en échange de la sécurité et de la stabilité, commencèrent la construction de la ville. L’eau lui obéissait : « Viens par ici. » lui disait-il, et elle venait. « Sois buvable. » ordonnait-il, et elle se purifiait de ses impuretés. Il avait enfin dit à la fontaine construite à sa gloire : « Transmet mon don à mes enfants, permet la survie de ce peuple. » et ainsi, à la mort du précédent titulaire, un enfant naissait avec son héritage. Avec le temps, le pouvoir faiblit, et désormais, l’eau, au lieu d’obéir à chaque ordre, se contente d’être potabilisée. Dans chaque tour avait été construit il y a de ça un siècle, un système de pompage. La tâche principale du prêtre est de prier en face de l’océan afin qu’il rentre au sein de la ville en laissant sa toxicité aux poissons. L’opération doit être répétée trois fois par jour, ce qui laisse peu de temps pour s’adonner à d’autres activités.

- Il en reste que, de par la loi, je suis titulaire à cette table. Un vote doit donc être fait avec ma voix. De plus, je vous le demande, une décision aussi importante sans la consultation du peuple, est-ce une bonne idée ?

- Les habitants de cette ville ont voté pour nous élire, nous sommes leurs porte-paroles ! déclare le ministre de l’Éducation.

- Je pense que vous vous menacez consciemment d’une révolte et qu’il serait judiciable de faire un référendum, conseille la jeune femme.

- Très bien, revotons rapidement, nous ne voudrions pas que vous manquiez la prière du matin, décide le premier ministre.

Il sous-entendait ainsi le temps libre restreint à sa disposition ainsi que le propos suivant : constamment, les réunions et les emplois du temps des membres du gouvernement doivent correspondre au sien, ce qui est sujet d’agacement. Sobrement, il avait rappelé ce détail aux votants.

Grâce à l’intervention ou la présence de la femme, quelques voix hésitantes changent de parti. Six voix sont contre le retrait de la Purité, sept voix sont en sa faveur.

- La majorité est en faveur de votre démission Alïana, mais n’y voyez aucun outrage, votre jugement est plein de lucidité. Votons pour un référendum, commande la ministre de l’Intérieur.

Dix voix pour sa proposition. Cinq s’y opposant, n’y voyant pas l’intérêt.

- Très bien, nous procéderons à un vote continental après le tournoi, il ne faut pas oublier les habitants d’Aquadune. Allez-vous préparer désormais, si l’eau rend malade notre peuple, cela ne jouera pas en votre faveur, ajoute Aposte.

Elle se lève, lui concédant cette remarque, et quitte la salle.

Les disciples du culte l’attendent et se pressent sur elle dès qu’elle franchit les portes de sa tour. Elle doit se presser. Dans le ton de leurs voix, elle repère l’inquiétude que la découverte de sa chambre sans rêveuse a suscitée. Ils l’emmènent dans la salle d’eau, enlèvent sa cape, ses vêtements. Tous partent mis à part la plus jeune qui reste debout dans un coin, une longue serviette à la main. La prêtresse descend les marches des thermes qui lui sont alloués tandis que l’eau du bassin se fond sur ses formes. Sa peau se met à luire discrètement de turquoise et l’eau adopte sa composition la plus pure pour débarrasser la femme de toutes ses impuretés. Il serait impensable de boire l’eau du bain de l’idole du peuple, mais quiconque essaierait ne prendrait aucun risque. Malgré le fait que cette eau n’avait jamais été changée depuis trois siècles, elle n’aurait jamais pu être plus propre qu’en coulant le long du corps de ses familiers. La piscine* est si grande que la femme y plonge en illuminant la salle, nettoyant son visage aux teintes ébène et ses cheveux blonds témoignant de ses lointains ancêtres : les salomoniens. Après une longue nage dans son élément, elle décide d’en sortir. La disciple se rue vers elle pour la sécher tandis qu’Alïana ne dit rien, plongée dans ses pensées et le regard vide. Elle reste ainsi, les bras ballants, alors que la fille sort et revient expressément avec sa tenue. Une combinaison blanche taillée à sa mesure, cousue avec des fils d’or, se resserre sur sa chair tandis qu’elle finit de luire. Elle lui adresse un vif remerciement et part.

Dans un soupir, elle entame le périple de tous les jours. Elle commence par descendre les mille cent soixante-neuf marches qui la séparent du sol. Comme à chaque fois, elle passera la journée en ville avec les habitants et ne remontera qu’après la prière du soir. En ouvrant les portes de la tour, la chaleur lui saute au visage et finit de sécher ses cheveux. La foule devant l’accueille, célébrant son apparition avec des applaudissements énergiques. En échange, elle leur offre de grands sourires. Les hommes de la Purité essayent de lui concevoir un passage. Avec l’approche du tournoi, il y a cinq fois la population de base dans la ville, ce qui en résulte un brouhaha incessant. Entre la tour et l’autel se trouve l’arène. Les éliminatoires auront lieu dans deux jours, de ce fait, les inscriptions se terminent aujourd’hui. Il y a un monde fou qui attend de noter son nom sur les listes. En passant devant, la jeune femme reconnaît la dirigeante de l’oasis. Malgré sa hâte, elle tient à la saluer. Elle se faufile entre les deux files et tapote l’épaule de l’immortelle.

- Madame l’historienne !

- Mademoiselle eau potable ! dit-elle en se retournant, un rire cristallin aux lèvres.

Damei était venue jouer à la nourrice il y a de ça une vingtaine d’années afin de parfaire l’éducation de la prêtresse, le culte demandait expressément à la matriarche d’enseigner l’histoire de l’humanité à ses dirigeants. Ainsi, elle en faisait des personnes pleines de bonté qui avait à cœur de ne pas répéter les erreurs passées. Bien sûr, en tant que grande professeure, elle avait écrit un bon paquet de livres qui étaient étudiés dans le monde entier mais rien ne valait sa présence.

- Vous participez au tournoi madame ? Cela ne fait-il pas quelques siècles que vous n’avez pas combattu ? demanda la fille.

- Tu aurais tort de me sous-estimer Alï, et je me ferais un plaisir de te le démontrer lors du tournoi. J’aurais bien aimé discuter, mais maintenant que je me suis inscrite, je vais filer à l’auberge, ma nuit fut éreintante. De ce que je sais, tu es toi aussi occupée. Je te souhaite une belle journée.

Sur cette civilité, les deux femmes habillées de blanc chatoyant se séparent telles des lueurs dans la nuit, chacune éclairant de sa présence un côté de Colea.

*********

*selon sa définition didactique : Bassin pour les rites de la purification.

Avec ce chapitre, j’introduis un nouveau personnage : Alïana. Pour aller avec le personnage, j’ai essayé de changer un peu le style du texte, notamment en employant le présent (temps avec lequel je ne suis pas à l’aise). J’espère avoir un maximum de vos retours concernant ce chapitre et ce personnage, j’espère que la politique ne vous ennuie pas trop et que la pose des bases de l’univers n’est pas trop chargée. Merci à tous ceux qui me lisent et bonne journée/soirée !

Pour vous mettre un peu l’eau à la bouche, les deux prochains chapitres seront centrés sur le tournoi, enfin un peu d’action !

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