2. Le désert

8 minutes de lecture

- Merci de m’avoir écoutée.

Alors qu’une prémisse d’applaudissement se fit entendre, elle se calma rapidement et le silence manifesta un mélange de respect, de satisfaction, de tristesse et de colère.

Quand la présidente fut repartie dans ses appartements, les habitants retournèrent à leurs labeurs sans un mot.

Le jour suivant, les voyageurs ayant dormi sous le ciel étoilé témoignèrent. À la nuit tombée, ils virent marcher une femme portant un baluchon, elle était entourée de soies aux mille couleurs qui traînaient sur le sable. Elle sortit par les portes de la ville et disparut à l’horizon.

Avec ses kilomètres de tissus autour d’elle pour se protéger du froid nocturne, Damei Katab, désormais ancienne dirigeante de l’oasis, parcourut la moitié du désert lorsque le soleil, enfin, fit l’honneur de sa présence. Ses premiers rayons orangés frappèrent avec douceur le profil de la femme alors qu’il apparaissait au-dessus d’une si petite dune qu’elle aurait pu s’appeler « tas de sable ». Elle décida d’aller lui rendre visite et comme pour l’inviter à se dévêtir, il lui réchauffa le visage. Elle enleva le châle émeraude qu’elle avait utilisé pour se couvrir les joues et offrit une vision exquise au désert. On avait offert une flaque d’eau entourée de sable à une fille qui choisit son prince. Elle mit son vêtement sur ses épaules, rajoutant une couche à l’imposante masse de textile qui cachait sa peau frêle. On aurait pu croire qu’en partant de sa maison la folle avait pris chaque bout de soie se cachant dans les placards et les avait déployés sur elle pour que personne d’autre ne puisse s’en revêtir. Elle disait ainsi : « La soie est à moi, la beauté est à moi et seul moi en est digne ».

En vérité, la dame n’avait pris que le nécessaire. Avant de partir, elle avait déplié devant elle, sur son lit, un grand carré de tissu rubis. Elle l’avait passé dans son dos avant de le rabattre contre sa poitrine au-devant de la robe blanche qu’elle avait choisi de porter. Elle avait répété l’opération avec un linge doré qu’elle avait noué gracieusement en dessous du premier et, une fois encore, avec un troisième de couleur d’ambre, qu’elle avait fixé dans le bas du nœud. Deux foulards, le moins voyant topaze et l’autre saphir, complétaient la tenue en venant reposer sur ses épaules. Son sac avait été posé par-dessus l’accoutrement. Lorsque Damei avait passé la porte de sa demeure, on ne sait comment, le textile avait jailli des fenêtres. Chaque chambre s’était vue dépouillée de sa soie. Elle s’était enfuie des placards, s’était étirée, courait au vent, et chaque bout était retombé délicatement sur la matriarche, si bien qu’elle ne l’avait pas senti. Quand son regard s’était tourné en arrière pour se poser sur l’amoncellement de couleurs variées, il était déjà trop tard pour faire demi-tour. Elle avait essayé, tout du long de son périple, tant bien que mal, d’en garder un maximum autour de son corps (elle aurait toujours pu les écouler une fois en ville.) mais quelques bribes se perdirent en chemin.

Le visage découvert, elle continua son chemin vers le jour jusqu’à être en haut de ladite butte. Ici, la femme put voir le soleil s’attaquer à la rosée du matin. L’herbe à ses pieds frémissait alors que plus bas vers la route s’épanouissait un cactus tout prêt à laisser éclore ses fleurs. Elle s’était éloignée du chemin commercial sans y faire attention. Dans la nuit, avec seulement un panneau tous les cinq cents mètres, il était facile de dévier du sentier où la seule différence avec le reste du désert était un sable un peu moins bombé, encore fallait-il qu’il n’y ait eu aucun vent. La dame y retourna donc, continua un peu à marcher tout en traînant des pieds et commença à bâiller.

- Le sommeil m’appelle, se dit-elle.

Lorsqu’elle s’approcha d’un rocher lui faisant de l’œil, elle décida qu’il était temps de se reposer. Pour ne pas sombrer dans les songes, elle sortit de son baluchon de quoi se nourrir. Elle avait emmené avec elle un pot d’insectes grillés, elle en raffolait. C’était quelque chose que les humains avaient longtemps hésité à manger, et pourtant, il n’y avait pas plus nourrissant. Ça craquait sous la dent, comme de fines tranches de pommes de terre frites. Alors qu’elle coinçait l’une après l’autre les bestioles entre ses molaires pour les écrabouiller, elle regardait les alentours. La ville n’était plus si loin, il aurait fallu qu’elle se dépêche avant que le soleil ne frappe trop fort. À vue d’œil, elle en avait encore pour trois bonnes heures. Elle jeta ensuite un regard en arrière vers sa patrie lorsqu’une bonne surprise fit son apparition. Une diligence, tirée par deux spécimens de la même espèce animale. Cette dernière, selon Damei, avait un corps de cheval avec une tête plus grosse et plus pendante qu’un bœuf. Les gens d’aujourd’hui les appelaient ainsi : beauval au singulier, beauvaux au pluriel.

Ainsi, deux têtes immenses et bavantes s’arrêtèrent net devant la stature menue de la voyageuse qui s’était relevée, gardant son sac à la main. Courbant le dos, elle distribua trois unités de ses denrées à chacun des beauvaux et rangea le pot. Malgré le fait que ces bêtes étaient omnivores, elles étaient dociles et elle savait qu’elle ne prenait aucun risque. Le marchand qui dirigeait le véhicule l’interpella.

- Ma bonne femme, qu’est-ce que vous faites ici en plein désert ? Vous vous rendez à Colea ? Montez donc, le transport est pas cher, surtout pour une ainée qui nourrit mes bêtes ! On peut même négocier l’un de vos linges si ça vous arrange, dit-il en voyant la masse arquée devant lui, mais ne restez pas ainsi, vous allez attraper un coup de chaud.

- Volontiers, merci, répondit-elle en se relevant et en le regardant droit dans les yeux.

- Ma dame ! Je suis confus, je ne voulais pas vous insulter.

- Il n’y a pas de mal, je tape à l’avant lorsque je suis montée.

Elle disparut à l’arrière où étaient déjà installés plusieurs hommes visiblement en plein questionnement. Ils s’échangèrent les cordialités et l’un d’eux tendit sa main à la matriarche pour l’aider à monter. Une fois les deux pieds dans le véhicule, tête baissée et prête à s’installer, elle toqua sur le carreau qui séparait le conducteur des passagers. Les animaux soufflèrent et prirent leur élan, projetant la femme sur son siège. Elle enleva toutes ses couches de tissu, ne gardant que ceux qu’elle avait enroulés autour de sa chair en partant. Il devait n’y avoir pas moins de trente-six carrés, qu’elle s’empressa de commencer à plier. Selon ses calculs approximatifs, il faudrait au marchand une vingtaine de minutes pour arriver en ville. Bougeant ses longs doigts fins de façon mécanique, elle leva le regard vers les présumés mercenaires qui la dévisageait.

- Comment a-t-il osé vous confondre avec une vieille femme ? S’empressa de demander le plus jeune des trois.

Damei sourit de ses fines lèvres en battant des cils telle une minette, baissant légèrement la tête et en replaçant une mèche derrière son oreille droite. Elle se redressa ensuite, haussa les sourcils et adressa un sourire franc à son interlocuteur.

- J’ai un peu plus de trois cents ans, qu’on confonde mes façons et qu’on s’adresse à moi ainsi me convient, m’honore parfois, dit-elle de sa voix suave de jeune fille certaine de plaire.

- Oh ! S’exclama-t-il spontanément.

La surprise quant à sa condition, l’immortelle en avait l’habitude. Il était encore plus choquant qu’elle soit vieille de par son apparence : celle d’une fille magnifique. Les yeux de l’océan, les cheveux nuance nuit étoilée, une peau dorée plus claire que les habitants du continent. De plus, elle avait en sa possession des jambes et des bras fins : tout son corps appelait à la souplesse malgré sa petite taille. On aurait pu croire à une enfant sortant de la puberté. Même si elle s’amusait grotesquement à séduire les hommes bavant devant elle ou à user de ses charmes, elle se répugnait.

- Vous êtes des aventuriers ? Questionna-t-elle.

- Oui, nous étions dans le désert jusqu’à ce matin, nous avons pris la première diligence en partance pour la capitale, dit le plus âgé.

- Le transport de spores, j’imagine ? Voyant la valise aux pieds de ce dernier.

- De globules ! Mon frère ici là, dit-il en pointant le troisième individu, est un globuleur d’éther !

- Impressionnant !

Ça ne l’était pas. Les globuleurs d’éther étaient les plus communs. En vérité, c’étaient les seuls à être commun. Au moins, ils allaient pouvoir vendre plus cher leurs marchandises, selon la qualité de leurs confections. Les spores du désert étaient uniques. Une variété de champignons endémiques poussait à une heure de course à pied d’Aquadune. Les particules, qui intéressaient le marché urbain, liquéfiaient la peau au touché, ce qui les rendait compliquées à récupérer. Il fallait porter une combinaison intégrale. Au même endroit vivaient plusieurs espèces de bêtes sanguinaires, qui, on ne sait comment, arrivaient à cohabiter. Elles avaient même évolué de sorte à ce que les champignons ne leur fassent aucun mal. Cela prouvait à quel point la nature était ingénieuse.

Il était possible de capturer ces spores dans des pièges appelés « globules » qui étaient créés par le pouvoir des globuleurs d’éther. Un don que plusieurs individus partageaient, a contrario de l’immortalité de Damei et de la plupart des dons que l’éther de la planète avait fournis à l’humain. Certains pouvaient en emprisonner plus ou moins, ce qui résultait en des globules de différentes qualités. Elles se vendaient bien en cette période et celles de grand acabit étaient achetées par le gouvernement pour ensuite en faire profiter les gagnants du tournoi.

Une fois contenus, les corpuscules avaient des propriétés inouïes que la plupart s’arrachaient : ils permettaient de copier la magie d’un autre. La première personne qui touchait le globule après le globuleur sans protection adéquate l’entachait à jamais, d’où l’intérêt de les conserver dans une valise ou un sac.

Dans le cas de l’ancienne dirigeante de l’oasis, si on avalait l’une de ces trouvailles après qu’elle l’eût effleurée, cette dernière aurait conféré les effets suivants : une de basse qualité aurait bien fait de soigner un rhume tandis que l’une de celles qui étaient offertes en prix lors des compétitions aurait pu guérir un cancer. Si quelqu’un voulait acquérir l’immortalité, il aurait fallu que lui-même ait fait appel à un artisan d’exception. Heureusement, ceux de ce genre avaient depuis longtemps disparu.

Alors que la femme avait fini de plier sa soie, les portes de la ville se firent de plus en plus grandes jusqu’à engloutir le véhicule. Elle se tourna une dernière fois. Le soleil, nonchalant, s’enquit de disparaître derrière la brume.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Mrsheeps ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0