1. Discours pour Aquadune

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Un temps avant.

- Notez :

« La grandeur de la cité lacustre est admirable et cela même au-delà des océans. Vous n’êtes pas sans l’ignorer, habitants et visiteurs. Je m’adresse à tous ceux qui m’écoutent. Sa splendeur est le reflet de notre institution. Sa notoriété provient de ce que l’on accomplit pour elle. Nous, une oasis située à l’opposé de ses hautes tours, nous brillons sur elle telle une étoile. Nous sommes au centre du monde, bercés par le sable. Les mers soufflent leurs brises pour nous rafraîchir alors que des galions s’empressent de les traverser pour nous rejoindre. Notre importance est telle que chaque jour, des marchands, des aventuriers, des mercenaires côtoient nos pères, mères de famille et nos enfants. Ce n’est pas tout car notre peuple ne pourrait s’y résumer. Nous sommes des taverniers, des forgerons, des apothicaires, des paysans, des boulangers, des façonneurs, des enseignants, mais également des prostituées, des ivrognes, des handicapées, des clochards, des vieillards, des homosexuels et autres rebus que l'on refoule à ses portes. »

- Vous pensez vraiment qu’il est judicieux de parler ainsi dans votre discours, cela pourrait ne pas avoir la portée attendue ?

- Continuez d’écrire ce que je vous dicte. Je ferai les modifications après coup.

« Non. Non, ce n’est pas une honte. Tout ce beau monde fait partie de ce que l’on représente depuis des décennies. Nous ne sommes pas une puissance économique, certes. Nous n’avons pas de force militaire non plus. Pas de remparts. Pas de monuments. Nous ne brillons pas par notre art, notre architecture ou par nos savants. Les soins qu’on apporte aux malades sont eux aussi restreints. »

- Donc nous n’avons rien. Madame, si je puis me permettre, je ne pense pas que ce soit le meilleur moyen de galvaniser les habitants en votre faveur.

- Je réfléchis seulement, veuillez garder vos commentaires le temps que j’aille au bout de ma pensée.

« Malgré ça, nous sommes riches. Riches d’une population des plus merveilleuse, qui aide son prochain, reconnue pour son amabilité et son hospitalité. Vous offrez l’aumône, accueillez toute personne se présentant aux portes de notre communauté. Je me doute que cela en incommode certains. Nous avons de l’eau, de la nourriture à profusion : des fruits, des noix, des racines, des vers, des insectes, des rongeurs, des reptiles et parfois même un félin ! Les voyageurs nous rapportent des océans des poissons pêchés tout juste avant d’accoster pour nous remercier, voire pour nous demander de les traiter avec la même gentillesse que les bardes le chantent. Les chasseurs reviennent du désert avec de la chair encore chaude pour une nuit dans nos auberges, en échange d’un de ces plats aux recettes dont vous avez le secret. Je vous en suis reconnaissante. Grâce aux efforts de chacun, les enfants mangent à leur faim, se développent, partent parfois une fois adulte et reviennent conter leurs merveilleuses escapades. »

- Vous souvenez-vous de Bilel ? L'adolescent avait fait une course pour son père à Colea, il en est revenu les yeux pétillants. Il racontait à qui veut l’entendre que l’eau coulait en cascade depuis le haut des deux tours, qu’elle venait éclabousser les fontaines les plus grandes du monde avant de se diviser en mille cours d’eau et de parcourir la cité entre ses pavés.

- Je me souviens. Même les adultes avaient été charmés par son émoi alors qu’eux avaient déjà parcouru une vie entière les ruelles de la capitale. Continuons.

« Il ne faut pas oublier notre tranquillité, ni d’où elle provient. Si nous pouvons accéder aux nécessités des plus démunis, c’est avant tout grâce à notre grande disponibilité de ressources comparé à notre besoin. Concernant notre sécurité, le mérite revient à la police que nous envoie la ville et aux visiteurs de la région, bien souvent armés. L’emplacement d’Aquadune nous donne de l’intérêt. Effectivement, le désert est nécessaire au développement du continent. Sans quoi, nous ne serions pas si bien lotis. L’eau nous est fournie par le biais des nappes phréatiques généreusement remplies par la capitale. Vous le savez tous, le procédé permettant de purifier l’eau des océans a sauvé cette île perdue au milieu du monde. Ce n’est pas pour autant qu’il faut relâcher nos efforts.

Dans quelques jours se tiendra le tournoi annuel à Colea. Les préparatifs ne font que s’intensifier depuis plusieurs semaines, les mercenaires affluent pour fournir les derniers éléments nécessaires et parfaire la récompense allouée aux champions. Dans ce contexte, nous sommes nous-même sous tension. Les auberges affichent complet malgré les lits disposés à la belle étoile, nos cuisiniers travaillent jour et nuit. En ce moment même, vous prenez une pause forcée dans vos journées chargées pour m’écouter et je vous en sais gré. Je vois depuis le commencement de cet intermède que certains regardent inquiets les portes de nos villes et les gardes contrôlant les identités des nouveaux-venus. C’est à moi de m’excuser de prendre de votre temps en cette période, mais j’ai une annonce à vous faire. »

- Vous conjecturez.

- Il en sera de même que les autres années. Cela permet de projeter le discours sur le moment. Il sera toujours temps de le changer une fois sur l’estrade.

« Grands-parents, vous m’avez élu pour diriger cette oasis. Parents, vous avez fait le même choix. Je suis âgée désormais, mon fils est mature. La bonté qui réside en chacun des habitants, les récits inspirants des visiteurs, tout cela l’a forgé. Vous le connaissez, il n’est pas différent de vous, il n’aspire à rien, n’a pas vécu dans un palais, n’a pas mangé avec des services en or, il connait chacun de vous tout comme je vous reconnaitrais dans la brume hivernale. Son éducation, c’est vous qui l’avez faite, ce n’est pas seulement mon fils et je ne suis pas seulement sa mère. Vous êtes mes enfants, vous êtes ses parents. Je suis certaine que vos enfants, les filles et les garçons d’Aquadune, il les considère comme ses frères et sœurs.

Je pars. »

- Pardon ?

« Je pars. Nous savons tous que la présidence de l’oasis doit changer, nous stagnons depuis bien trop longtemps. On se complait dans notre suffisance et j’en tiens l’ultime responsabilité. Je n’ai plus de nouvelles idées, je prends plaisir à m’asseoir au bord du puits et à regarder les enfants grandir. Tout comme leurs parents, ils ont de l’ambition, veulent quitter ce désert. Revenir sûrement, mais seulement après avoir expérimenté et avoir vu comment le monde s’améliore. A contrario, nous restons figés dans le temps. Comment leur reprocher de vouloir partir alors que j’ai le même rêve ? Je n’ai plus vu le monde depuis des dizaines d’années. Il est temps pour moi de marcher à nouveau sur les routes. »

- Pourquoi s’améliorer ?

- Que voulez-vous dire par là ? Nous sommes l’humanité, si nous n’évoluons pas en tant qu’espèce, à quoi bon survivre ?

- Qu’il y a-t-il de mal à juste subsister ? La population est heureuse.

- Nous vivons car nous sommes utiles, il arrivera un jour où le monde n’aura plus besoin de nous. Maria !

La femme ouvre la porte.

- Oui, madame ?

- Une boisson au miel s’il vous plait.

- Bien.

La boisson chaude arriva sur un plateau en bois. L’eau était chauffée dans un cezve frictionné contre le sable chaud puis versé délicatement dans une tasse dont le fond était enduit de miel. La présidente de la ville prit la tasse apportée, mélangea calmement le liquide ardent, souffla dessus et la posa sur une table basse. Elle s’assit sur la chaise qui lui était attribuée. Elle se racla la gorge, prit une inspiration et mit ses mains sur ses tempes. Les coudes sur la table, elle se plaça au-dessus de la vapeur en fermant les yeux et en relâchant la tension dans sa nuque.

- Petite pause.

- Bien sûr.

Un instant passa et la matriarche reprit l’élaboration de son allocution.

« Je ne vous laisse pas. Mon fils Abigaël saura vous seoir mais je ne vous demande pas de le prendre pour acquis. Il est dans nos habitudes de voter une fois par génération. Je ne fais même plus mes preuves, les exploits et les rumeurs suffisent à m’assurer votre confiance. Ce n’est pas le cas de mon fils. C’est un nouveau-né sans passé. Avant tout, c’est une personne qui voit le monde tel qu’il est et non pas avec ses réminiscences constantes. Il assurera la direction d’Aquadune le temps des festivités, c’est ma dernière décision. Mon entière confiance lui est allouée et j’espère qu’il en est de même pour vous. Cependant, je ne fais pas fis de votre droit de vote.

Des élections seront organisées et voici comment elles vont se dérouler : qui veut se présenter à la présidentielle aura jusqu’à la fin du tournoi pour émettre sa candidature. Le jour de la finale, lorsque les dirigeants de la capitale remettront le prix au vainqueur et ouvriront le banquet, fêtez la fin de la saison. Cuisinez pour vos familles et vos amis, non plus pour vos clients. Mettez les tables de vos auberges autour de la fontaine et mangez tous ensemble comme une famille fêtant la naissance de son enfant. Chaque candidat émettra son discours à ce moment-ci, portez votre voix au-dessus de celle des autres, avec fermeté et sans brutalité. Avant de commencer à boire, votez. Les urnes se tiendront dans ma maison. Je veux que tout le monde à partir de seize ans puisse voter s’il le souhaite. »

- C’est un peu jeune.

- C’est précisément ce qu’il nous faut : du dynamisme, de la jeunesse. S’ils peuvent être impliqués dans la politique du village, peut-être ne partiront-ils plus. En restant, ils apporteront de l’inspiration à l’oasis.

« Pourquoi ? me demanderez-vous. Pourquoi partir, pourquoi tant de changement ? Je vous réponds ainsi : il n’y a peut-être pas de bonnes raisons et c’est avant tout une décision égoïste. J’ai dirigé cet endroit depuis bien trop longtemps et chaque bâtisse me rappelle ô combien nous sommes restés ancrés dans le passé. Nous sommes loin de tout mais les voyageurs nous content sans cesse de nouvelles découvertes pendant que nous nous épuisons avec nos vielles façons. Nous dépendons beaucoup d’autrui et nous ne vivons que pour servir. Je vous ai écoutés, vous ne manquez pas de réflexions. Je n’ose pas les mettre en application. J’ai trop vécu, j’ai trop peur de l’échec, mais je sais que vous serez capable de vous dépasser. J’ai connaissance du fait que si je reste dans ma patrie, vous n’oserez peut-être pas prendre les décisions qu’il convient par respect ou que je vous handicaperais dans vos ambitions de par ma nature conservatrice. C’est pourquoi, pendant que j’ai un instant de lucidité, laissez-moi partir. »

- Calculons maintenant la durée du discours, vous chronométrerez.

- Oui madame. Une prestance orale plus tard : environ sept minutes.

- C’est-à-dire dix le jour-même voire quinze si je m’emporte dans l’improvisation.

Une semaine passa, la dame s’endormit sur ses pensées, ses envies d’aventures, relut son texte, se pratiqua à le dire, changea quelques tournures de phrases, quelques mots. Une fois la révision du texte effectuée, elle l’apprit par cœur, elle ne voulait pas emmener de notes sur l’estrade.

Quand le moment fut venu, elle attendit que le flux de mercenaires soit le moins important de la journée et souffla dans le cor afin de prévenir les habitants d’une annonce. La foule se dirigea alors vers la maison de la présidence. Dans le jardin qui faisait face à la place de la ville, une plateforme était disposée avec, en son centre, un visage connu de tous dont les traits sereins ne trahissaient aucune anxiété.

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