Nojan

9 minutes de lecture

— Tu veux qu’on t’accompagne là-bas ? me demanda Victor.

Non. Pour rien au monde je ne souhaitais me retrouver en compagnie de quiconque au cours des prochaines heures.

Comme s’il avait lu dans mon esprit, mon ami me gratifia d’une tape dans le dos et se dirigea vers sa moto. À ce que j’avais compris, il avait un entretien pour un stage. Steph, lui, resta près de moi un instant, le temps de me glisser :

— Si jamais tu as besoin, appelle-moi.

Je le sentis prêt à ajouter quelque chose. Heureusement, il se retint. Là, je voulais simplement être seul, échapper à cette atmosphère pesante qui m’avait étouffé toute la journée.

— C’est bon, merci. À plus.

J’enfilai mon casque, montai sur ma moto et quittai le parking.

Le voyage fut moins long que prévu. À chaque fois, il paraissait un peu plus court. Mais j’avais besoin de plus en plus de temps pour trouver le courage de descendre de ma bécane et de traverser les rangées de pierres tombales. Cet endroit me tuait à petit feu. Chaque fois que je m’y rendais, j’avais l’impression que des griffes me laminaient le corps. Cette putain de souffrance que j’encaissais depuis des mois ne disparaissait pas. Je ne m’y habituais pas. Je la sentais toujours en moi, insatiable, sur le poing de m’exploser à la gueule comme une foutue bombe.

Chaque pas était plus difficile que le précédent. Je réussis cependant à rejoindre trois tombes fleuries et parfaitement propres. Quelqu’un venait régulièrement les nettoyer. Mon grand-père, peut-être ?

Je pris le temps de saluer mes parents et d’arroser les plantes, le tout en essayant de ne pas lire les noms gravés sur la pierre. Quand je le faisais, la terrible réalité me paraissait encore plus… réelle. Ma respiration se coupait, le monde vacillait, les larmes emplissaient mes yeux. Je me souvenais n’être qu’un gamin qui avait tout perdu, et cela me tuait.

Une fois que j’eus passé quelques minutes devant les tombes de mes parents, je me plaçai devant celle de Joram. C’était tout ce qui me restait de lui : une stèle froide, dénuée de couleur, d’avenir. Le témoin d’une infinie solitude.

— Salut, frangin.

Ma gorge se noua. Je me laissai tomber dans l’herbe, les bras autour des genoux.

— Putain, je ne pensais pas que ce serait aussi dur de me pointer ici.

Du bout des doigts, je frôlai le J du prénom de mon jumeau. L’ombre d’un sourire m’échappa quand j’imaginai mon frère se foutre de ma gueule devant la tronche que je tirais.

— Bordel, Jori, c’est tellement con de devoir te souhaiter ton anniversaire ici, dans ce cimetière de merde !

Je fermai les yeux, en proie à une déferlante de souvenirs douloureux.

— C’est tellement… injuste. Mais je vais le faire quand même, OK ? Je te souhaite un bon anniversaire. Hugo voulait passer, mais il n’a pas pu. Il ne se sentait pas bien aujourd’hui.

Je balançai parmi les fleurs une paire de mitaines en cuir, légèrement abîmée.

— J’avais l’intention de te les offrir depuis longtemps déjà, je voulais juste attendre le bon moment. Je sais que tu les voulais. Je suis désolé de ne pas l’avoir fait avant, parce que le bon moment n’est jamais arrivé.

D’un revers de manche, j’essuyai mon visage.

— Tu te souviens de ce qu’on avait l’intention de faire à nos vingt et un ans ? Je veux dire, en dehors de nous mettre la murge de nos vies jusqu’à oublier nos prénoms ? Tu te souviens qu’on parlait de s’inscrire au concours de la police ?

Je ne pus m’empêcher de rire.

— Les frères Saïdi au nom de la loi. Tu parles d’un projet de malades. On avait prévu d’arrêter nos conneries, de se poser, de… vivre comme des mecs bien. Ouais, de vivre. Visiblement, tu ne t’en es pas souvenu, hein ?

J’étouffai un foutu sanglot, serrant les mâchoires le plus fort possible. La colère me cramait les tripes, presque aussi brûlante que la douleur. C’était débile d’en vouloir à Joram de m’avoir lâché en chemin, non ? Mais je n’y pouvais rien. Son abandon avait arraché une partie de mon âme. Personne ne cicatrisait d’un truc pareil.

— Il avait des projets, Nojan, et tu étais toujours dedans, annonça soudain une voix féminine derrière moi.

Je me retournai et découvris une fille aux longs cheveux bruns et aux grands yeux humides. Elle tenait un bouquet de fleurs.

Emily.

— C’était surtout avec toi qu’il avait des projets, ma belle, lui répondis-je tendrement.

Elle me sourit, essaya de retenir ses larmes, n’y parvint pas. Embarrassée, elle continua :

— Excuse-moi, je ne pensais pas que tu serais là. Enfin, je veux dire… pas à cette heure-ci.

— Le crépuscule, répondis-je simplement.

— Son moment préféré de la journée.

— Sûrement parce que c’était à ce moment-là que tu quittais ton centre d’appels. Il trépignait toujours avant de venir te chercher. Une vraie gonzesse, je te jure.

— Il me rapportait un beignet. Chaque jour.

— Je te le dis, une vraie gonzesse.

Joram et Emily se connaissaient depuis qu’ils avaient douze ans. La jolie brune avait été sa meilleure amie pendant longtemps, jusqu’à ce qu’il lui avoue ses sentiments. Je n’y connaissais que dalle à l’amour, mais ce qu’ils avaient vécu allait bien au-delà d’une simple passade.

Il aurait pu crever pour elle.

La robe d’Emily me chatouilla le bras, soulevée par la brise, quand elle s’avança pour me rejoindre. Ni elle ni moi ne parlâmes pendant un très long moment. Nous nous contentions de réfléchir, de nous souvenir.

De ne pas craquer.

— Tu… c’est ridicule de demander ça, je sais, soupira la jeune femme, mais tu tiens le coup ?

— Nan.

— Je pense tout le temps à lui, moi aussi. C’est de plus en plus dur.

C’était débile. Il fallait qu’elle tourne la page !

Je fus cependant incapable de lui donner ce conseil. Je n’étais pas bien placé pour jouer les psys.

— J’ai appris que tu vivais à la ferme de ton grand-père et que tu avais vendu la maison de tes parents, reprit Emily.

— Ouais, je ne pouvais pas continuer à habiter là-bas. Et puis, Hugo a besoin d’un coup de main.

— James ne travaille plus pour lui ?

— Si.

James était l’employé de mon grand-père. Mes parents l’avaient aidé alors qu’il s’enfonçait dans la délinquance, et lui avaient trouvé ce job pour qu’il se remette dans le droit chemin.

— Tu ne t’entends toujours pas avec lui ? me demanda Emily.

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que mes parents se sont saignés pour le sortir de la merde, pour l’empêcher de toucher à la drogue et…

Une colère sourde m’empêcha de continuer. Emily compléta :

— Et il n’a pas décroché, malgré leurs efforts.

— Ouais. Putain, ouais. À croire qu’il se fout de ce que mes vieux lui ont apporté.

— Il s’en sortira un jour.

— Je m’en fous.

— Je ne pense pas, sinon tu ne le détesterais pas autant.

Je ne répondis rien, conscient de m’enfoncer dans la colère.

— Tu crois que Jori se moquerait de moi s’il me voyait avec ces fleurs ? demanda tout à coup Emily.

— Si ç’avait été moi, c’est clair que ça l’aurait fait pisser de rire. Mais c’est toi. Tu étais bien la seule à pouvoir lui offrir ce que tu voulais sans le vexer. C’est toi qui as décoré sa tombe ?

Les joues de la jeune femme s’empourprèrent. Elle hocha la tête, incapable de soutenir mon regard.

C’en était trop. Le manque me happait vers le fond, me comprimait la cage thoracique. Il fallait que je parte. Je m’en sortais déjà assez mal avec ma souffrance, alors avec celle du grand amour de mon frère…

Je me mis debout.

— Tu t’en vas déjà ? me demanda Emily. Si tu veux rester seul avec eux, je peux…

— Nan, c’est bon, reste.

Un dernier coup d’œil en direction de la stèle, une ultime prière silencieuse, et je m’éloignai.

— Nojan !

Je m’arrêtai sans me retourner.

— Bon anniversaire.

Venant de n’importe qui d’autre, ces deux mots m’auraient fait péter les plombs. Venant d’Emily, ils se contentèrent de me précipiter dans un putain de gouffre sans fond. Je serrai les dents, le ventre noué. Tentai de trouver une réponse, en vain.

— On devrait se revoir, tu ne penses pas ? ajouta-t-elle.

— On devrait, oui. Je te tiens au courant.

Elle éclata de rire.

— Je sais que tu ne le feras pas, tu n’es pas du genre à maintenir le contact. Pourtant, c’est important qu’on le fasse.

— Tu bosses toujours dans ton centre d’appels pour payer tes études ?

— Oui, pourquoi ?

— Je passerai te chercher un de ces soirs, quand j’irai mieux.

— Ce serait super.

— Salut, Emily.

Sans un mot de plus, je quittai le cimetière, puis rentrai chez moi. Devant mon mobile-home, je trouvai James en train de faire les cent pas, l’air nerveux. L’ombre de la maison de mon grand-père l’écrasait, mais me permettait de voir briller le bout rougeoyant de sa clope. Il vint vers moi quand je descendis de moto.

— Nojan, Hugo m’a dit de te prévenir qu’il avait changé d’avis. Il voudrait que tu l’accompagnes… tu sais…

Aux tombes, compris-je.

J’appréhendais ce revirement de situation. Dans un soupir, je demandai :

— Il a dormi longtemps ?

— Ouais, une bonne partie de la journée. Il a regardé la télé, ensuite il s’est rendormi. Il s’est réveillé il y a une demi-heure et il pète un plomb. Tu peux l’emmener ?

— Fais-le, toi.

— Quoi ? Attends, tu…

— Vas-y, je te dis ! Je n’ai franchement pas besoin que tu viennes me casser les couilles.

James ne broncha pas. Peut-être parce qu’un air menaçant était plaqué sur mon visage.

— Je crois qu’il voulait y aller avec toi, finit-il par avouer.

— Je ne peux pas.

Je ne peux plus.

Je plantai là James et entrai dans mon mobile-home. Je me laissai tomber sur la banquette, les mains dans les poches de mon jean.

Je ne me sentais pas capable de retourner au cimetière. À cet instant précis, j’avais besoin d’autre chose. D’un truc capable de me libérer de ma peine pendant une heure ou deux.

Ma première pensée fut de contacter Boucle d’or via Facebook. Mais Lauren était sans doute une option plus raisonnable. Je sortis mon téléphone et composai son numéro.

— Salut, bébé, lança-t-elle avant que je puisse dire quoi que ce soit. Je ne m’attendais pas à ce que tu m’appelles aujourd’hui.

— Ce soir dans ta piaule à vingt et une heures. Seule.

— Génial ! Je ferai en sorte de virer Victoria, cette fille me sort par les…

Je raccrochai, les nerfs trop à vif pour continuer la conversation.

La nuit était totalement tombée lorsque je me garai devant la fac. Je grimpai les marches menant aux étages de la résidence universitaire et ouvris la porte de Lauren sans prendre la peine de frapper. Allongée sur son lit en sous-vêtements, elle pianotait sur son téléphone.

— Tu es en retard, me fit-elle remarquer.

J’ignorai sa remarque, me contentant de refermer derrière moi.

— J’ai tellement envie de toi, me chuchota-t-elle.

Elle écarta les cuisses, passa les doigts sous son string et commença à se masturber. Je sentis la pression monter dans mon jean, et avec elle, le besoin lancinant de me perdre dans le corps de Lauren.

Elle ne réclama aucune douceur, aucune tendresse. De toute façon, j’aurais été incapable de lui en donner. Pas aujourd’hui. Je me concentrai sur son parfum, sur l’odeur de ses cheveux, sur la texture de sa peau, sur tout ce qui pouvait me faire oublier que, sous mon désir brutal, je souffrais le martyre. Ses gémissements et ses soupirs d’aise alimentèrent mon excitation, les mots qu’elle me murmurait aussi.

— Tu restes avec moi ? me demanda-t-elle lorsque nous eûmes terminé, la tête posée sur mon torse.

Ses doigts formaient des cercles sur ma poitrine.

— Oui, répondis-je en lui emprisonnant la main. Dors, OK ?

— Je crois qu’on devrait sortir ensemble.

Ses mots me firent l’effet d’un électrochoc. Je restai immobile et muet, les yeux rivés sur le plafond.

Je savais que ce moment allait forcément arriver, je savais que prendre un plan cul régulier pouvait entraîner ce genre de désagrément. Mais bordel de merde, je n’avais pas besoin d’une copine ! Surtout pas Lauren.

— Bébé ? insista-t-elle.

— Tu connais déjà ma réponse.

J’allais me lever pour me tirer de cette foutue piaule quand elle me retint et me força à me rallonger.

— Je suis désolée, d’accord ? Reste avec moi encore un peu. Je ne te parlerai plus de ça.

Je fermai les yeux, la fatigue m’envahissant soudain. Ces derniers temps, je souffrais d’insomnies et je bossais beaucoup en dehors de la fac. Mon corps commençait lentement à se venger de mon comportement… alors je m’autorisai à me reposer.

Au moins pour quelques heures.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire claroushhhhhhhhhh ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0