Nojan

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Nojan

Sydney venait de m’ouvrir la cage thoracique à grands coups de blagues à la con et de sourires innocents. Comme Joram savait si bien le faire avant de m’abandonner à ce monde pourri. Jamais encore je n’avais croisé quelqu’un qui lui ressemblait.

Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que c’était une foutue blague du destin. Une manière de me punir ou… de me sauver, si j’avais cru un tant soit peu à l’existence de Dieu.

Je tentai de retrouver la chevelure de Boucle d’or dans la foule pour m’assurer qu’elle était bien réelle. Sans succès : elle avait disparu.

— Bébé, je suis désolée, me murmura Lauren. Je sais qu’on n’est pas ensemble, c’est juste que… je n’aime pas te voir flirter avec d’autres filles.

Bébé. Ce surnom me donnait envie de gerber.

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu sais que je viens dans ce bar avec mes potes pour avoir la paix.

Je sautais cette fille chaque soir depuis deux semaines. Le sexe m’aidait à encaisser la douleur et le manque liés à eux. C’était con à dire, et putain, ça me rendait malade d’utiliser une meuf uniquement pour ça ! Mais c’était le cas et je n’y pouvais rien. Maintenant, elle commençait à s’attacher…

— Je voulais te faire une…

— Une surprise, ouais, j’avais saisi, la coupai-je. Mais pourquoi ce soir ?

Légèrement en retrait, Steph, qui était arrivé en même temps que Lauren, la mettait en veilleuse, un crayon à la main et l’attention rivée sur une serviette en papier. La pointe de son stylo effleurait à peine le support, sur lequel une œuvre d’art se dessinait peu à peu. Ce mec voulait devenir tatoueur, ce que sa mère ne trouvait pas assez respectable. Pourtant, il avait un putain de talent… Ça ne l’empêchait pas d’agir comme un con.

Sentant mon regard sur lui, il leva les yeux et me servit un sourire d’excuse avant de faire mine de regarder ailleurs en grattant le long serpent qui ornait son cou.

— Je vais me refaire une beauté, déclara Lauren, agacée. Profites-en pour te calmer, Nojan.

Elle quitta mes genoux et s’éloigna. Victor, contrairement à Steph, se marrait. La seule raison pour laquelle je ne lui envoyai pas mon poing dans la tronche, c’est qu’il m’aurait rendu la pareille.

Et j’aurais sacrément morflé.

— Qui a eu l’idée de ramener mon plan cul ici ? demandai-je.

— Pour notre défense, intervint Steph, elle nous a cassé les couilles jusqu’à ce qu’on cède.

— C’était une erreur.

— Je me doute.

Mon ami se mit à tapoter la pointe de son stylo sur la table. D’un geste ferme, Victor le fit arrêter.

— C’était qui ? demanda-t-il de sa voix bourrue.

— Je ne vois pas de qui tu parles.

Je bus une gorgée de ma bière pour couper court à la conversation.

— Tiens, Nojan ! s’exclama Terry en posant une chope devant moi. De la part de Phil. C’est son binôme et lui qui ont perdu la partie de fléchettes.

Elle remarqua Steph et Victor, et ajouta :

— Oh, salut les gars ! La prochaine fois, venez plus tôt, on jouera ensemble.

Steph, n’en ratant pas une pour essayer de pécho, se pencha vers elle :

— Et nous, on a droit à une tournée gratuite ?

— Pas vraiment, mais si tu me dessines un truc je veux bien t’offrir une bière.

— C’est comme si c’était fait.

Victor, silencieux, secoua la tête. Il ne pouvait s’empêcher de dévisager Taron, le mec de Terry. Le punk était du genre à se plonger tête baissée dans la première bagarre venue, notamment si on touchait à sa copine. Mais il devait savoir que s’il s’en prenait à un de mes potes il le regretterait pour le restant de ses jours. C’est sûrement la raison pour laquelle il se contentait de nous reluquer de loin, serrant sa queue de billard entre ses doigts.

— Oh merci, Steph, tu es un ange ! s’exclama Terry. Je t’envoie ce que je veux par message sur Facebook.

— Tu me ramènes la bière avant ?

— Je reviens. Nojan, tu sais où est ta partenaire ?

— Sydney ? Elle s’est barrée.

— Dommage.

Terry nous laissa seuls, et je me tournai vers Steph.

— Tu sais qu’elle a un mec ? lui lançai-je.

— Ouais. Peut-être que pour une fois, je voulais juste rendre service sans arrière-pensée ?

La grosse blague !

— Tu ne rends jamais service sans arrière-pensée.

— Sauf peut-être à nous, se marra Victor.

Aussi rouge qu’une écrevisse, Steph maugréa.

— Ce que vous êtes cons !

Décidant qu’il avait assez charrié notre ami commun, Victor s’en prit à moi :

— Tu as joué aux fléchettes avec la blonde qui était là ?

— Ça se peut.

— Tu n’avais pas accepté de partie depuis un moment, commenta Steph. En plus, tu n’as pas fait semblant de perdre. Ça, c’est bizarre.

J’avais eu le sentiment que si j’avais foiré mes tirs, Sydney me l’aurait fait payer de la pire des façons. Encore une fois, j’essayai de la trouver en fouillant la grande salle du regard. Un nouvel échec… qui n’aurait pas dû me pincer le cœur à ce point.

Qu’est-ce que je foutais ? Cette fille n’avait rien à voir avec Joram ! Il fallait que je me bourre ça dans la tête. Et que j’en sorte cette timbrée.

— N’en veux pas à Lauren d’être venue, reprit Victor. Elle pensait que tu aurais besoin de… compagnie.

— Ce n’est pas ça qu’il me faut.

— Alors quoi ? Tu sais qu’on est là.

Ouais, je le savais, et je leur en étais foutrement reconnaissant.

— À moins que vous soyez capables de ramener les morts à la vie, je n’ai besoin de rien. Sauf que vous arrêtiez de m’ensevelir sous votre pitié, pigé ?

Mes deux potes échangèrent un coup d’œil embarrassé. Lauren revenait ; je me focalisai sur son corps aux courbes alléchantes pour me forcer à penser à autre chose qu’à la boule qui venait de se loger dans ma gorge.

Sans crier gare, la blonde s’installa à nouveau sur mes genoux, passant ses bras autour de mes épaules. Je fis semblant de ne pas remarquer ses yeux rouges, malgré la pointe de culpabilité qui me déchira la poitrine.

— Tu es calmé ? me demanda-t-elle.

— On va dire ça.

C’était la deuxième pire question qu’on pouvait me poser après l’éternel : « Ça va ? » Heureusement, elle embraya en me demandant :

— Et si on allait tout de suite dans ma chambre, histoire d’être tranquilles ?

Je me surpris à penser à Boucle d’or et à la façon dont elle s’était moquée ouvertement de Lauren. Je me surpris également à la chercher à nouveau. Putain, qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ?

Je me levai, forçant mon plan cul à m’imiter avant d’attraper ma veste et mon casque. Je devais foutre le camp rapidement. Trop de choses me rappelaient mon frangin, son visage, sa voix.

— Viens.

Lauren n’y trouva rien à redire.

Je quittai le bar les épaules chargées d’un poids plus lourd que d’habitude. Dehors, le vent tiède me permit de reprendre légèrement le contrôle de mon esprit.

— Tu es encore en colère, bébé ?

— Tu as pris ta caisse ?

Vu la tenue de Lauren, je l’imaginais mal être venue sur la moto de Steph.

— Oui, on se rejoint à ma résidence ?

En guise de réponse, j’enfilai mon casque et grimpai sur ma bécane.

Vingt minutes plus tard, la blonde et moi entrâmes dans sa piaule universitaire. Une nana aux cheveux violets sursauta à notre entrée.

— Hé, vous ne pouvez pas frapper ? Il y en a qui travaillent, ici !

J’envoyai un coup d’œil à Lauren, qui haussa les épaules.

— Je ne pensais pas qu’elle serait là ce soir.

— Je dors ici, je te signale que je suis ta coloc, répliqua la fille que nous venions de déranger. Ce qui ne me plaît pas plus qu’à toi, d’ailleurs.

Bordel de…

Je pris une grande inspiration pour me calmer. Ces derniers temps, selon Hugo, je manquais de patience.

— Tu peux t’en aller ? demanda Lauren à sa camarade de chambre. On va être occupés.

La fille remonta ses lunettes noires sur son nez, la mine narquoise.

— Occupés à quoi ?

— À ton avis ? Tu veux un dessin ?

— Je vois. Hors de question, je bosse, moi. Allez faire vos affaires ailleurs.

— Tu peux rester, on s’en tape, rétorquai-je. Si c’est ton truc de mater.

Lauren éclata de rire. Plus dégoûtée qu’apeurée, la fille attrapa ses livres de cours et son sac à bandoulière.

— Vous abusez, sérieux.

— Brave fifille.

— Allez vous faire voir ! cracha-t-elle.

Dès que la porte se referma sur la gêneuse, j’attrapai Lauren par la taille et lui retirai son haut.

Je baisais autant que possible ces derniers temps. Ça m’aidait à oublier que j’avais perdu une partie de mon âme et que j’en souffrais encore comme au premier jour.

D’un mouvement brusque, je saisis mon plan cul par les hanches, la soulevai et la collai contre le mur. Elle se frotta contre mon début d’érection, le souffle déjà saccadé. La pression sous mon jean augmenta, et avec elle, le besoin viscéral de la soulager.

— Oh, bébé…

L’image de Sydney s’imposa dans mon esprit. Son sourire également, plus moqueur que méchant.

« Bonne soirée. Surtout à toi, bébé… »

Je libérai Lauren de mon étreinte et reculai, éclatant d’un petit rire. Les souvenirs de la soirée affluaient en moi sans que je puisse les arrêter.

Sydney. Sydney, Sydney, Sydney…

Putain !

Le visage de Joram se superposa au sien. Mon rire s’éteignit, menaçant presque de se transformer en sanglots. Tout à coup, j’eus besoin d’air. Besoin d’évacuer, d’oublier, de… ne plus penser.

— Nojan, qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne peux pas. Pas ce soir.

Une main invisible me compressait la gorge.

— Attends !

Mes yeux me brûlaient. J’avais passé tant de temps à me battre contre mes larmes qu’on aurait pu penser qu’il me serait de plus en plus facile de leur résister. Il n’en était rien.

— Tu veux parler ? demanda Lauren en baissant sa jupe sur ses cuisses.

— Nan, je me tire.

— C’est parce que je suis venue au bar, c’est ça ?

— Tu as mal choisi ta soirée. On se voit plus tard, salut.

Je quittai la piaule en courant. Sur le chemin menant au parking, je songeai aux efforts que je faisais pour garder le cap. Pour ne pas plonger tête la première dans un abysse infernal. Parfois, je me disais que céder au vide apaiserait mon âme. Mais il y avait Hugo. La seule personne pour qui je tenais encore debout.

Le chemin menant Chez Ben me parut plus long que d’habitude. Chaque kilomètre me lacérait la poitrine. L’image de Joram ne cessait d’apparaître derrière mes paupières. Histoire de ne pas sombrer dans la tristesse, je me concentrai sur Sydney. J’avais passé un bon moment en sa compagnie, ce soir. Pour la première fois depuis longtemps, je n’avais plus eu aussi mal.

Une fois devant le bar, j’ôtai mon casque et tournai mon visage vers le ciel nocturne. Les fines gouttes de pluie qui tombaient noyèrent bientôt ma colère, emportèrent ma tension.

— Paraît que tu as mis ma Violette à la porte ? C’est pas cool, ça. Elle vient de m’envoyer un message qui dit : « Le mec que tu veux pécho s’est pointé avec sa copine. Smiley pas content. » Je lui ai répondu que ce n’était pas vraiment ta copine, elle m’a demandé : « Définis-moi “pas vraiment”, smiley petit diable. » Je lui ai répondu par un smiley crotte. Toutes mes excuses.

La silhouette de Sydney se détacha de l’obscurité. Elle s’approcha de moi sans se soucier de la pluie, aussi silencieuse qu’un chat. Oui, un chat. Elle se déplaçait avec la grâce d’un félin et l’espièglerie qui les caractérisait brillait dans ses yeux. La revoir me procura un étrange sentiment de joie voilée.

— Alors, continua-t-elle, définis-moi « pas vraiment », histoire que la prochaine fois je puisse argumenter.

— Je pensais que tu avais foutu le camp.

— Je vis ici. Je sortais faire un tour pour décompresser quand tu es arrivé.

Je descendis de ma moto.

— Définis-moi « décompresser ». Parce que si tu as une solution miracle, j’en ai vraiment besoin.

Sydney me détailla en fronçant les sourcils. Une lueur éclaira son regard et un sourire triste étira ses lèvres. Ses cheveux blonds bouclés ramenés en arrière par une queue-de-cheval faisaient ressortir ses traits juvéniles.

— Je n’ai jamais vu autant de peine sur un visage et pourtant, j’en connais, des personnes abattues par la vie, me dit-elle. C’est à cause de Lauren ?

Je secouai la tête.

— Rien à voir. Tu es arrivée quand à Lexington ?

— Bientôt trois semaines.

— Et tu n’as pas encore entendu la « triste histoire de Nojan Saïdi » ? demandai-je sans pouvoir étouffer un rire acerbe.

— Non, je ne suis pas sortie beaucoup depuis mon arrivée. Je passe mes soirées à défier les clients de mon père aux fléchettes, au billard et aux cartes. Et le jour, je dors. Sauf quand il y a cours. Tu sais qu’on est dans la même université, n’est-ce pas ?

Puisqu’il n’y avait qu’un campus en ville, c’était logique. Sauf que je ne souvenais pas d’avoir déjà vu cette fille.

— Aucune importance, répondis-je avec une grimace.

— Bien sûr que ça en a. Viens.

Elle attrapa ma manche et m’entraîna à l’arrière du bâtiment. Juste parce que mes battements de cœur avaient cessé de briser ma cage thoracique depuis son apparition, je la laissai faire.

Il y avait un porche derrière le bar. J’avais oublié qu’avant de devenir un commerce, cette maison n’était qu’une simple… maison. Boucle d’or s’installa sur une balancelle, se pencha en avant et crocheta une planche branlante.

— J’hallucine, murmurai-je quand elle tira du trou une bouteille en verre sans étiquette.

— Mon paternel est un passionné et, parfois, il fait ses alcools lui-même. Tu n’en goûteras jamais de meilleur. Assieds-toi.

— Je ne picole pas, j’ai du travail demain matin.

— Juste une gorgée et quelques minutes, c’est tout ce que je te demande.

J’arrachai la bouteille des mains de Sydney et portai le goulot à mes lèvres. Le liquide m’arracha la gorge.

— Bordel, c’est quoi, ça ?

— De la vodka, je crois.

Boucle d’or me vola le breuvage et but à son tour. Je me retins de sourire quand elle faillit s’étouffer et que ses yeux s’embuèrent de larmes.

— La vache, je crois que c’est de l’essence !

— Ça y ressemble.

Elle éclata de rire. Encore une fois, je me retrouvai propulsé dans le passé. Comment était-ce possible que cette fille puisse ressembler autant à Joram, sans rien avoir physiquement en commun avec lui ?

— Quoi ? demanda-t-elle quand elle s’aperçut que je la matais.

— Rien. Tu me rappelles quelqu’un.

— Pas Lauren, j’espère.

— Non, pas Lauren.

Quelques secondes de silence s’écoulèrent. Les moins tristes de ma journée. Puis Sydney me lança :

— Réponds honnêtement à la question, Nojan chéri : ai-je une chance de coucher avec toi ce soir ?

— Non.

— Même pas cinq minutes ?

Je bus une autre gorgée de l’acide en bouteille. Je ne pus m’empêcher d’imaginer Boucle d’or allongée sous moi, dans un lit, en train de murmurer mon prénom.

— Je ne suis pas d’humeur, grognai-je.

— Peux-tu au moins me dire ce qui ne va pas ?

— Je n’ai pas envie de parler.

— Dans ce cas, je me vois obligée de détendre l’atmosphère avec une autre devinette. Est-il possible qu’une main en ait par-dessus la tête ?

Une main, je n’en savais rien, mais moi, sans aucun doute. J’avais envie de rouler jusqu’à m’oublier.

— Faut que j’y aille.

Je posai la bouteille sur le plancher et me levai.

— Et ma devinette ? insista Sydney.

— Tu crois qu’elle peut en avoir plein le cul, cette main, aussi ?

Boucle d’or éclata de rire, et ses yeux se remplirent de milliers d’étoiles en attrapant les reflets d’une ampoule vacillante. Sa bonne humeur évidente faillit déteindre sur moi. Faillit, car la noirceur qui me dévorait l’âme depuis plusieurs mois n’était pas prête à se laisser vaincre si facilement.

— Je n’en reviens pas que tu aies renchéri, Nojan chéri ! s’exclama Sydney. Toutes mes félicitations, tu viens de dévoiler un sens de l’humour que j’aime beaucoup.

Je me détournai, un putain de sourire sur les lèvres. Si elle appréciait mon humour, elle aurait adoré celui de mon frangin. Ou celui de mon père, c’est de famille.

— Fais gaffe à ne pas terminer la bouteille, répliquai-je en montrant la vodka. Tu risquerais de ne pas supporter le choc.

— J’ai une bonne descente. Tu as envie de parier sur lequel de nous deux sera capable de la finir ?

— Non : je te l’ai dit, j’ai du boulot demain. Tu as un sacré problème avec les paris, toi.

Elle me fit un clin d’œil sans rebondir sur ma remarque.

— Bonne nuit, Nojan chéri.

— C’est ça, ouais.

Je m’enfonçai vers ma moto dans l’obscurité, accompagné par le rire de Sydney et étrangement plus détendu que je l’aurais

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