Sydney

20 minutes de lecture

Sydney

Les images de cette horrible nuit continuaient de m’assaillir, même après quatre ans. Elles étaient particulièrement virulentes ce jour-là, tournoyant dans mon esprit, menaçant de me happer dans un océan de terreur
Certains matins, je me réveillais avec la certitude que les prochaines heures seraient un calvaire. Je me trompais rarement. L’habitude, sans doute. Et, en effet, toute la journée je luttais contre les fourmis dans mes jambes, contre l’engourdissement imminent de mes mains et de mes bras. Mon corps se rebellait, se rappelait, il me trahissait. Le vide émotionnel avec lequel je vivais depuis le soir du drame se remplissait soudain de sentiments néfastes et étouffants. Il paraît que ça arrive souvent après une période de coma. Sous l’assaut des souvenirs violents, je perdais brusquement toute sensation physique, comme si je replongeais dans le sommeil.

Pour contrer ce mécanisme de défense incontrôlable, je courais. Je courais jusqu’à ce que la brûlure de l’effort dans mes mollets, mes cuisses et mes poumons chasse ce sentiment de paralysie qui me submergeait. Jusqu’à ce que les émotions destructrices qui montaient en moi se trouvent anesthésiées. Ironique, quand on sait à quel point je devais lutter pour éprouver ne serait-ce que l’ombre d’un sentiment à d’autres moments.

Ce soir-là, huit kilomètres avaient à peine suffi à m’apporter l’apaisement que je recherchais. J’accélérai à travers la campagne, piquant un sprint sur le chemin de terre éclairé par la lueur du crépuscule. Ma cage thoracique était à deux doigts d’exploser, mais c’était le but. J’avais besoin que la douleur me ramène à la réalité.

En nage, les membres en compote, je m’arrêtai devant le bar de mon paternel. Je pris quelques minutes pour souffler. Ma gorge m’élançait, et une quinte de toux me secoua. Je me sentais cependant soulagée, enfin libérée de ma léthargie.

J’habitais Lexington depuis trois semaines et j’avais remarqué que ma « faiblesse » s’y accroissait. Il fallait que je trouve de quoi m’occuper l’esprit. Déjà, les cauchemars revenaient. Comme à New York, à Charleston et à Richmond. Ce qui m’empêchait de sombrer, c’était de jouer avec les émotions des autres pour forcer les miennes à s’extirper de l’obscurité. Ça pouvait paraître grotesque, voire cruel, mais j’en avais trop bavé pour éprouver des remords.

— Salut, Sydney, s’exclama un type en sortant du bâtiment. Beau coucher de soleil. Tu as bien raison d’en avoir profité pour aller courir.

— En effet…

— Passe le bonsoir à ton père, il était occupé quand je suis parti.

— Ce sera fait.

L’homme rejoignit sa moto parmi celles garées sur le parking. Détournant mon regard, je levai les yeux vers la lueur clignotante du néon sur la façade du bâtiment. Les mots « Chez Ben » repoussaient la nuit. Ils se voyaient de loin ; c’était sans doute la raison pour laquelle l’établissement attirait autant de monde.

Je franchis les portes et tombai nez à nez avec mon antipathique (et trop jeune) belle-mère, qui ne dissimula pas une grimace de dégoût en me détaillant.

— Tu es encore allée courir ? me demanda-t-elle du haut de ses talons aiguilles.

— Il faut bien préserver ce corps de rêve. Mon père est dans le coin ?

— Il discute.

La jeune et jolie blonde décida que je ne méritais pas davantage d’attention et s’éloigna. Je me coulai jusqu’au bar pour y trouver Ryan, l’étudiant qui bossait ici à temps partiel. J’avais hésité à le choisir pour commencer une partie de « Lover Game ». Mais il s’avéra que ce gentil garçon n’était pas le candidat idéal. Il lui manquait une touche de dangerosité. Plus mes cibles étaient complexes, meilleur était le jeu.

— Il me faut une bouteille de vodka pour me réhydrater, lui lançai-je.

— Tu veux que je me fasse tuer par ton père ? Je tiens à mon job et à ma vie. Bois ça, plutôt.

Il posa une malheureuse bouteille d’eau devant moi. Puisque ma trachée me suppliait, je décidai de m’en contenter, mais de ne pas oublier cet affront.

— Un jour, tu regretteras de ne jamais me servir d’alcool, assenai-je à Ryan.

— Un jour, tu auras vingt et un ans et à partir de là, tu feras ce que tu veux.

Il m’adressa un sourire moqueur, avant de fixer un point derrière mon épaule.

— Et voilà, ça recommence. C’est la seconde partie de la soirée.

Je suivis son regard pour découvrir qu’une fille aux longs cheveux noirs et au visage couvert de piercings venait de grimper sur une table.

— On cherche un dernier joueur pour un tournoi de fléchettes, cria-t-elle. On joue par équipes de deux et les perdants paient une tournée générale !

— Moi ! répondis-je du tac au tac en levant la main.

L’avantage d’être dans un bar de bikers, c’était qu’ici, la plupart des clients savaient s’amuser.

Et parier.

— Tu devrais aller prendre une douche avant de te jeter tête baissée dans la bataille.

— Merci du conseil, Ryan.

Je bondis de mon tabouret et traversai la grande salle.

— C’est cool que tu veuilles participer, Nojan est tout seul, m’informa la gothique quand je la rejoignis.

— Putain, Terry, gronda le jeune homme en question, je t’ai dit que je ne voulais pas jouer.

Il posa ses yeux abyssaux ourlés de longs cils noirs sur moi.

Nojan…

On avait quelques cours en commun. Je passais la plupart d’entre eux à le mater plus que de raison. Il faut dire qu’il était à tomber. Une masse de cheveux noirs et bouclés encadrait son visage aux traits durs et soulignait la couleur caramel de sa peau. En plus d’une intensité particulière dans le regard, il possédait des lèvres pleines qui esquissaient rarement des sourires, sans que cela ne ternisse le charme de leur propriétaire.

Je saluai aussitôt Nojan de la main, histoire de lui donner l’exemple. Nullement atteint par mon exceptionnelle courtoisie, il se contenta de froncer les sourcils et de me mater. Zut. Peut-être aurait-il fallu que je suive le conseil de Ryan et que je file prendre une douche et me changer avant de m’attarder au bar ? Je portais une de ces tenues immondes de sport qu’on enfile au lycée : un minishort vert et un tee-shirt avec le numéro 13.

— Jouez sans moi, finit par lâcher Nojan en se détournant. J’ai envie d’avoir la paix.

— Celui qui se défile paie la tournée, insista Terry. Allez, ça va être cool ! Une seule partie.

— Tu as la frousse, je comprends, intervins-je, faussement désolée. Ce n’est pas une honte de ne pas savoir jouer aux fléchettes et d’avoir peur de le montrer.

Terry me glissa un coup d’œil incertain, tandis qu’un sourire froid éclairait le visage de Nojan. Avant qu’il puisse rétorquer quoi que ce soit, j’ajoutai :

— Pas grave, je vais trouver quelqu’un à la hauteur.

— À la hauteur ?

— Clairement. Continue de bouder dans ton coin, ce n’est rien.

Ce type n’allait pas me priver d’une chance de rendre cette journée merdique beaucoup plus excitante.

— Tu te penses à la hauteur, toi ? demanda-t-il alors.

— Je suis plutôt bonne tireuse.

— Ben voyons. Tu n’as rien d’autre à faire ? Genre, te laver ? Tu pues la sueur à des kilomètres.

— Stratégie de défense, c’est pour déconcerter l’ennemi. Tu m’excuses ? Je vais chercher un coéquipier. C’est qui, là-bas ? Il a l’air d’en avoir dans le pantalon, lui.

Je pointai du doigt un molosse au visage patibulaire couvert de cicatrices. Il traînait avec une bande de mecs archi-louches qui auraient pu appartenir à un gang.

— Tu vas lui demander de jouer avec toi ? grimaça Terry. Tu es sûre ?

— Ouais.

— On dirait des psychopathes.

— Avec un peu de chance, je ne finirai pas dans le ravin le plus proche. Allez, j’y vais…

Un bruit de chaise frottant le parquet nous poussa à nous retourner. Nojan venait de se lever.

— Une seule partie, après vous me laissez tranquille.

— Promis ! s’exclama la gothique.

Sans cesser de me dévisager, Nojan tendit la main pour que son amie lui donne les fléchettes. La jeune femme cria ensuite à la cantonade :

— C’est bon, on est au complet ! On peut commencer.

Elle s’éloigna ensuite pour distribuer les autres fléchettes, me laissant seule avec mon équipier. Ce dernier ronchonna à mon intention :

— Tu as de quoi payer si on perd ?

— Et toi ?

— Ils peuvent tous aller se faire foutre.

Charmant.

— Attends, j’ai de quoi te détendre, lançai-je. Écoute bien : c’est un type qui entre dans un bar sur les mains. Son pote lui demande pourquoi. À ton avis, qu’est-ce qu’il répond ?

Nojan m’observa comme si je débarquais d’une autre planète. Au bout de quelques secondes, il haussa les épaules, toujours aussi morose.

— Aucune idée.

— Oh, allez, réfléchis, tout le monde connaît cette blague.

— Je suis là pour jouer, pas pour t’écouter parler.

— Tu devrais tout de même songer à t’acheter un sens de l’humour.

— Et toi, un bon savon.

— J’en ai déjà un, il s’appelle « Coco des tropiques sous l’orage ». Si tu me suis dans ma salle de bains après cette partie, je te le montrerai. Au fait, moi, c’est Sydney.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je te suivrais où que ce soit ?

— Mon instinct.

— Ton instinct est aussi pourri que tes blagues.

Je croisai les bras sur ma poitrine, outrée.

— Pas aussi pourri que ta bonne humeur.

Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi fermé… Mais je m’entêtai :

— Tu as des yeux superbes, on te l’a déjà dit ?

En guise de réponse, Nojan me tendit les trois fléchettes de couleur rouge.

— Prends le premier tour.

— À vos ordres, capitaine !

— Je reviens.

Il me contourna, et je compris qu’il s’apprêtait à m’abandonner lâchement. Je me plantai devant lui pour lui barrer le passage.

— Alors là, beau gosse, tu rêves ! m’insurgeai-je. Je vois très bien ce que tu essaies de faire, et tu ne m’auras pas aussi facilement.

— Je ne rêve pas beaucoup, rétorqua-t-il. Mon truc, ces temps-ci, c’est plutôt les cauchemars.

Déjà un point en commun…

— N’essaie pas de te défiler.

Il avança jusqu’à ce que ma poitrine touche son torse.

— Sinon quoi ?

— Je te traquerai jusqu’au bout du monde. Tes cauchemars ne seront rien à côté de moi, je t’assure. Alors, reste ici.

Il me fixa du regard, longtemps, sans que je parvienne à déchiffrer ses émotions. Puis il lâcha :

— On verra bien si c’est vrai. Pousse-toi.

Les menaces semblaient fonctionner moyennement sur lui, alors je changeai de stratégie.

— Écoute, je te propose un truc : si on perd aux fléchettes, tu n’auras rien à payer. Je connais le patron, il est sympa avec moi.

À sa mine, je devinai que Nojan se retenait de céder à l’agacement et de donner un grand coup de poing dans le mur. Dans le genre « ténébreux », il décrochait la palme d’or.

— Tu connais le patron ?

— Comme si c’était un membre de ma famille, minaudai-je.

Il haussa un sourcil, et j’insistai :

— Ne fais pas ta flipette, Nojan chéri. Joue avec moi !

— « Nojan chéri » ?

Il éclata d’un rire qui manquait cruellement de joie.

— J’essaie de flirter avec toi pour te convaincre de rester, soufflai-je en posant une main sur son torse. Est-ce que ça fonctionne ?

Je priai pour qu’il me réponde oui. Ses lèvres dessinées à la perfection me suppliaient de les dévorer et son parfum me…

— Pas vraiment. Bouge de là, je vais pisser, OK ?

Il me poussa et s’enfonça dans la foule. Terry s’approcha de moi, l’air désolé.

— Ce n’est sans doute pas le meilleur équipier qui soit, mais c’est quelqu’un de bien, même si… on ne dirait pas.

— Qu’est-ce qu’il a ? Pourquoi il est comme ça ?

— Tu débarques, toi ? Avant, il venait ici tout le temps avec son frangin et quand on organisait des tournois de ce genre, il se mettait avec lui. Ne le prends pas pour toi s’il est désagréable.

— Terry ! C’est ton tour.

— Oups, je dois y aller ! Vous passez en dernier, Nojan et toi, alors fais en sorte qu’il soit revenu d’ici là.

La jeune femme me planta là pour se placer à trois mètres de la cible. La première fléchette qu’elle tira atterrit dans le dix, l’autre dans le vingt et la dernière dans la zone noire. Trente points d’un coup, ce n’était pas si mal. Un garçon à la crête verte la prit dans ses bras et la souleva de terre en lui volant un baiser.

Au bout de cinq minutes sans nouvelles de Nojan, je décidai de prendre les devants : je filai en direction des toilettes des hommes.

— Je savais que tu te débinerais, me moquai-je en découvrant Nojan appuyé contre les lavabos.

Il ricana sans lever les yeux de son téléphone.

— C’est chez les mecs, ici.

— C’est surtout chez moi. Enfin, chez mon père.

Cette fois, Nojan me regarda.

— Chez ton père ?

— Ouais, Ben Blair.

— Attends… il a une fille ?

— Je t’ai dit qu’on se connaissait bien, lui et moi.

Mon équipier prit alors le temps de me détailler des pieds à la tête.

— Ben a une gosse… Qui l’aurait cru ?

— La vie est pleine de surprises, que veux-tu ? Allez, dépêche-toi, ça va être notre tour.

— Et si je n’ai pas envie de jouer à ton jeu merdique ?

— Mon jeu ? Tu te trompes, Nojan chéri. Mon jeu n’a pas commencé. Et si tu continues à me défier de la sorte, tu risques d’être entraîné dedans à tes dépens.

Il se décolla des lavabos pour m’approcher avec la démarche d’un prédateur. Quand il me dépassa, son parfum boisé emplit mes narines, réveillant en moi un brusque besoin de le toucher.

— Va te faire voir, Boucle d’or, me lança-t-il.

— « Boucle d’or », comme c’est original. Tu cherches à te venger pour le surnom que je t’ai donné ?

— Devine.

— Si tu ne joues pas, je te jure de cracher dans chacun des verres qu’on te servira ici jusqu’à ce que mort s’ensuive.

D’accord, niveau chantage, j’avais déjà fait mieux.

Sur le pas de la porte, Nojan se retourna avec brusquerie.

— On n’a pas besoin d’être en équipe pour jouer aux fléchettes. Arrête de me prendre la tête.

— Sinon quoi ?

Des tas de scénarios me traversaient l’esprit, tous plus sanglants les uns que les autres. Sans doute était-ce une mauvaise idée de défier un type aussi musclé et aussi… pfiou, ce qu’il était sexy ! Il dégageait une énergie sauvage qui me fascinait.

— De quoi as-tu aussi peur ? continuai-je.

Dans son dos, Terry battit des bras dans notre direction et hurla :

— C’est à vous !

Nojan me prit les fléchettes des mains en me lançant :

— Ça fait bien longtemps que je n’ai plus peur de grand-chose.

— Prouve-le.

Il grimaça et se dirigea vers la cible.

— Je préfère ça, approuvai-je. On va former un duo d’enfer toi et moi. Tu verras, tu ne regretteras pas de t’être pris au jeu.

Il se figea si brusquement que je faillis lui rentrer dedans.

— Qu’est-ce que tu as dit ? me demanda-t-il.

— Qu’on allait former un duo d’enfer. Pourquoi tu fais cette tête ?

Une lueur brillait dans ses yeux. De l’amusement ? de la tristesse ? de la colère ? Ou bien les trois à la fois ? Ce type était si compliqué que ça me paraissait tout à fait possible.

— Quelqu’un que je connaissais bien me disait ça tout le temps, m’avoua-t-il. Viens, plus vite ce sera fini, plus vite je pourrai me barrer.

Il tira deux flèches dans le vingt sans la moindre difficulté, puis me laissa jouer la dernière.

— Treize ? Pas mal, Boucle d’or.

— Tu vois, ma stratégie fonctionne. Avec l’odeur de transpiration que je dégage, on va leur botter les fesses.

Si Nojan semblait toujours aussi taciturne, il avait l’air moins à cran.

Dès que notre tour fut passé, il s’installa à une table vide en retrait, et consulta nerveusement son écran de téléphone.

— Tu attends quelqu’un ? devinai-je.

Il soupira pour toute réponse.

— Et si on rendait les choses plus intéressantes, Nojan chéri ? lui proposai-je. Lors du prochain tour, on tire une fléchette chacun. Celui qui fait le plus gros score paie un verre à l’autre.

— C’est déjà l’enjeu général, je te signale.

— Oui, mais là, ça se jouera entre toi et moi. Qu’en dis-tu ?

— Qu’est-ce que j’y gagne ?

— De l’amusement ? Ne le prends pas mal, mais tu as l’air d’avoir besoin de t’éclater. À moins que tu aies peur de perdre contre moi ? Ce qui serait légitime.

— Très bien, Boucle d’or. Tu l’auras voulu.

Il se leva, attrapa les fléchettes au milieu de la table et se dirigea vers la cible. Notre tour arriva. Imperméable aux encouragements autour de lui et à l’excitation évidente de Terry, il tira le premier.

Un vingt qui comptait triple.

Consciente que je ne parviendrais pas à faire mieux en un seul lancer, je ne pus réprimer une grimace. Je venais de me faire avoir.

— Nojan est l’un des meilleurs joueurs de la bande, m’annonça le garçon avec la crête verte sur la tête. Quand il faisait équipe avec Joram, on n’avait aucune chance face à eux. Tu as du bol d’être avec lui.

— Joram ?

— Son frère jumeau.

Voyant que Nojan s’apprêtait à me rejoindre, je demandai rapidement à mon interlocuteur :

— Attends, s’il est si bon que ça, pourquoi personne n’a voulu se mettre avec lui ?

Crête Verte pouffa.

— Parce que d’habitude il se fout de la victoire, ce n’est pas une valeur sûre de le choisir. Ce soir, il a l’air bien décidé à gagner, cela dit… Tu as de la chance.

Sur ce, Nojan arriva près de moi.

— Sauf si tu fais un triple vingt, tu me dois un verre, ricana-t-il.

Avec toute la dignité que je pus rassembler, je tirai à mon tour. Mon score de trois fit rire la moitié de la bande.

Génial.

En coulant un coup d’œil discret à Nojan, je remarquai sur ses lèvres un petit sourire en coin qui en disait long. Il appréciait de me rabattre le caquet…

Je reportai mon attention sur la cible, déçue. Deux mains se posèrent alors sur mes épaules.

— Je te laisse tirer la dernière fléchette, me chuchota Nojan. Considère ça comme une fleur.

Je tentai d’ignorer les frissons agréables que me procurait le contact des paumes de mon équipier, préférant me concentrer sur les sensations que m’apportait cette partie de fléchettes. Celles pour lesquelles j’avais décidé de jouer. L’euphorie et l’excitation du défi que je m’étais lancé accéléraient les battements de mon cœur.

Je devais montrer de quoi j’étais capable.

Je devais gagner cette partie, et effacer le sourire narquois de la belle frimousse de Nojan.

Je pris une grande inspiration, me concentrant sur la cible.

— Fais le vide dans ton esprit, murmura le jeune homme.

Quelle ironie. Le vide, je nageais dedans depuis des années. C’était justement pour lui échapper que je jouais. La clef, c’était de laisser le besoin de gagner me submerger, emplir la vacuité de mon être.

Je tirai.

Une explosion de hurlements retentit autour de moi lorsque la fléchette atteignit le centre de la cible. Cinquante points d’un coup. Le genre de truc qui m’arrivait une fois sur cent.

Un sourire stupide étira mes lèvres.

— Pas mal, mais tu as quand même perdu, Boucle d’or.

— Très bien. Le prochain tour, on ne parie pas un verre, mais dix dollars.

— Tu es sûre de toi ?

— Certaine.

Une demi-heure plus tard, je devais trente billets à Nojan, mais nous remportions la partie haut la main face aux autres duos. Je jubilais, savourais cette soirée. Bientôt, le vide reviendrait, alors autant profiter des moments que je lui volais.

— Tiens, tu t’achèteras le sens de l’humour que j’ai vu en promo à la boutique du coin de la rue, dis-je en tendant à Nojan l’argent promis.

— Je me tâte à te laisser la thune pour que tu puisses t’offrir un cerveau.

Il me salua de la main, puis s’éloigna jusqu’à une table libre au bout de la salle. J’hésitai un instant entre le laisser tranquille et le gratifier un peu plus longtemps de ma charmante présence. J’optai rapidement pour la seconde option. Nojan possédait ce petit côté aventureux que j’aimais chez les garçons. Bien décidée à m’amuser encore, je le rejoignis. Sans la moindre grâce, je me laissai tomber sur la chaise qui faisait face à la sienne.

— Encore toi ? souffla-t-il en levant les yeux au ciel.

— Que dit Dracula en entrant dans un bar ?

— Tu devrais t’en aller.

Il posa lentement sa bière sur la table. Devant son manque flagrant de réaction, je soupirai.

— Tiens, j’irais bien boire un cou. Un cou, C.O.U. Tu vois ?

Avant que Nojan puisse répondre, ma belle-mère se planta près de nous, envoyant un sourire lumineux à mon interlocuteur.

— Si cette fille t’importune, je peux l’envoyer dans sa chambre. Son père ne veut pas qu’elle traîne ici trop longtemps.

— Comme si tu possédais le moindre droit sur moi. Tu veux bien aller voir ailleurs si j’y suis, Jenna ?

— Je suis censé compter les points ? demanda Nojan d’une voix cassante.

— Non, ma belle-mère s’en va. Pas vrai ? Regarde, la table trois a besoin de toi.

Jenna suivit mon regard, m’envoya un coup d’œil courroucé et décida de nous laisser.

— Ne te frotte pas à elle, embrayai-je à l’attention de Nojan. Elle a des MST et probablement la lèpre. Et c’est une garce.

Les bras parfaits du jeune homme se contractèrent quand il se pencha en avant, les coudes appuyés sur la table.

— Et toi, tu n’en es pas une, peut-être ?

— Non, je suis tout ce qu’il y a de plus adorable. En plus, je suis saine. Tu peux m’essayer, si tu veux.

Ma remarque eut le don de dérider Nojan.

— J’ai d’autres projets pour ce soir et elle s’appelle Lauren, me révéla-t-il.

— Zut ! Une petite copine ?

Il grimaça.

— Pas vraiment.

— Cool, j’ai encore toutes mes chances.

— De quoi ?

— De te séduire.

Je posai mes chevilles sur la table, la tête renversée en arrière, la poitrine excessivement mise en valeur. Mon micro-tee-shirt m’aidait beaucoup pour ce dernier détail.

Nojan fit glisser sur moi un regard indifférent.

— Pourquoi tu n’aimes pas Jenna ? me demanda-t-il.

Ce bref élan d’intérêt me surprit.

— Je la soupçonne d’avoir épousé mon père pour le blé, lui répondis-je.

Il suivit Jenna du regard, la mine pensive, et grommela :

— Elle a toujours aimé les mecs plus âgés qu’elle.

— Tu la connais bien ?

Il haussa les épaules.

— De vue. Elle est arrivée à l’époque où j’entrais au lycée. Avant de travailler au bar, elle a bossé dans un snack juste à côté.

Je tendis la main pour attraper le verre de Nojan.

— Pour ma défense, soulignai-je en buvant une gorgée de sa bière, elle ne m’apprécie pas non plus.

— On se demande bien pourquoi.

— Essayerais-tu de me vexer, Nojan chéri ?

Silencieux, il se contenta de reprendre sa boisson. Je continuai sur ma lancée :

— C’est qui, Lauren ?

— Mon plan cul. Je dois passer la voir ce soir…

Il me sonda, comme s’il cherchait à évaluer ma réaction.

— Charmant. Tu es sûr que tu ne préférerais pas passer la nuit avec moi ?

— Je ne fais pas dans le détournement de mineur.

— Ça tombe bien, j’ai dix-neuf ans. Et toi ?

— Mes potes arrivent, tu devrais te barrer.

— Ce ne sont pas tes potes, eux ? demandai-je en montrant la bande à Terry.

— Pas vraiment, il m’arrive de traîner avec eux, c’est tout. Allez, fous le camp, Boucle d’or.

— Tu veux réellement que je m’en aille ? C’était cool ce soir, non ?

Nojan poussa un long soupir, les yeux fermés.

— Je ne suis plus d’humeur, là…

— Très bien, je m’en vais. Mais je sens que ces prochains jours, on va bien s’amuser…

— S’amuser à quoi ?

Je me levai et me penchai doucement vers lui par-dessus la table. Il resta soigneusement impassible quand mes lèvres frôlèrent sa joue, même si je sentis un muscle de sa mâchoire tressaillir.

— Au chat et à la souris, lui soufflai-je à l’oreille.

— Vraiment ? rétorqua-t-il. Et qui est le chat ?

— Devine.

Son regard s’arrêta sur ma bouche, avant de remonter et de plonger dans le mien. À son tour, il avança son visage de façon à frôler mes lèvres.

— Tu sais ce que je fais aux souris ?

— Tu les manges ? minaudai-je.

Pour la première fois de la soirée, un rire sincère lui échappa.

— Ouais, Boucle d’or. Je les bouffe tout cru.

— J’ai hâte que ce soit mon tour, alors.

— Eh, Nojan ! le héla quelqu’un à cet instant.

Cette intrusion mit un terme à notre petit flirt. D’un bond, je me rassis tandis que deux types et une fille approchaient de notre table.

— Surprise ! jubila la belle demoiselle aux cheveux platine. J’espère que tu es content de me voir, bébé.

Lauren, probablement.

— Qu’est-ce que tu fous ici ?

Sans se formaliser du ton agressif de Nojan, la blondinette s’installa sur ses genoux, lui crocheta la nuque et enfonça sa langue dans sa bouche. Je dus me racler la gorge trois fois avant qu’elle se rende compte de ma présence.

— Tu veux quoi, toi ? Tu es la serveuse ? Va nous chercher à boire.

— Combien de blondes faut-il pour changer une ampoule ? me contentai-je de lui demander.

Le mépris tordit sa bouche.

— C’est quoi ton problème ? Je ne pensais pas qu’on faisait entrer les attardées mentales ici.

— Bien sûr que si. La preuve, tu es là, bébé.

— Tu vas la laisser me traiter comme ça ? râla-t-elle à l’attention de Nojan.

— Arrête, Lauren.

— Mais, c’est elle !

Nojan ne me quittait pas des yeux, le coin de ses lèvres légèrement retroussé. Je m’éloignai pour le laisser avec sa copine, mais il me héla.

— Boucle d’or !

— Oui ?

— Tu es blonde, me fit-il très justement remarquer.

— Je sais. J’espère que ça m’aidera à pécho un certain mec aux abdos bien trop sexys. Bonne soirée. Surtout à toi, bébé, ricanai-je en jetant un dernier coup d’œil à Lauren.

La tête haute, la démarche faussement assurée, je traversai le bar. Derrière moi, j’entendis la blonde demander à Nojan pourquoi il m’avait appelée « Boucle d’or ». À mon plus grand contentement, il répondit :

— On n’est pas en couple, toi et moi, que je sache. Arrête de me prendre la tête.

Je me précipitai derrière le comptoir pour me servir un verre de vodka pur. Mais, avant que je puisse boire, mon père se matérialisa devant moi et m’arracha le breuvage des mains.

— Hé, je viens de me prendre un râteau ! protestai-je.

— Si tu ne veux pas un coup de pelle en plus, ne bois jamais. Même quand tu auras plus de vingt et un ans, je te préviens.

— Papounet, la plupart des jeunes que tu sers ici ne sont pas majeurs. D’ailleurs, celui qui est là-bas, Nojan, il a quel âge ?

Le visage de mon père se ferma.

— Sydney…

— Allez, dis-le moi !

— Il a vingt ans.

— Tu vois ! Lui, tu lui sers de la bière !

— Mais lui, ce n’est pas mon fils.

Il fronça les sourcils.

— Vous avez passé la soirée ensemble ? demanda-t-il brusquement.

— Peut-être bien.

— C’est surprenant.

— Pourquoi ?

Il lança un bref coup d’œil à Nojan et haussa les épaules.

— Pour rien.

Je chipai un bol de cacahuètes sur le comptoir.

— Bien sûr, oui, je te crois. Bon, moi, je monte réviser.

— Ça, c’est une phrase que j’aime bien.

— À plus.

L’étage au-dessus du bar était réservé à la famille : c’était là que je vivais depuis mon arrivée à Lexington. Une fois dans ma chambre, je sortis mon téléphone et envoyai un SMS à la fille que j’avais choisie comme meilleure amie dans ma nouvelle ville.

[Coucou Violette, j’ai parlé avec un mec hyper sexy ce soir. Il s’appelle Nojan, tu le connais ?]

Elle me répondit pendant que j’ouvrais mon livre de littérature.

[Vaguement.]

Mon amie était arrivée cet été à Lexington et avait travaillé pour mon père pendant un mois, avant d’entrer à la fac. Son niveau de sociabilité n’atteignait pas des sommets, elle préférait lire et bosser dans son coin. J’insistai tout de même, décidée à grappiller la moindre information disponible, et demandai :

[Tu sais quoi sur lui ?]

[Que c’est un con. Et qu’il est en deuxième année. Qu’est-ce qui te plaît chez ce mec ?]

La question demandait réflexion, mais je fournis les réponses les plus évidentes :

[Ses abdos et son cul. Bordel, son cul est parfait.]

[Tu es folle !]

Et encore, Violette ne savait pas à quel point.

Je sentais les sensations grisantes de cette soirée s’évaporer peu à peu, alors je me plongeai dans un texte que j’allais bientôt étudier en cours, puis embrayai sur un roman.

La lecture réussissait aussi à combler mon vide, parfois. Il m’arrivait de refermer un livre seulement quand mes yeux commençaient à brûler et que la fatigue m’écrasait. Ça repoussait les cauchemars.

Cauchemars qui semblaient aussi hanter Nojan.

Mais pourquoi ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire claroushhhhhhhhhh ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0