14 Février

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Nous contemplons le crépuscule, assis sous les branches du cerisier, comme à notre habitude.

À un moment, je lui demande :

- Hana, es-tu heureuse ?

La jeune fille me fixe de ses grands yeux bleus, perplexe :

- Pourquoi me demandes-tu cela ?

- Je veux juste que tu répondes à ma question.

- Et bien, oui . . .

- Arrête ! Cesse de me mentir, je vois bien que tu te forces à sourire tous les jours, tout le temps, sauf ici . . .

C'est alors que son visage s'assombrit soudainement. Elle baisse la tête. Un long silence s'ensuit, un silence pesant, qui me semble durer une éternité. Enfin, elle me dit :

- Je ne devrais pas parler ainsi, mais je ne peux pas te mentir. Tu a raison, je ne suis pas toujours aussi heureuse que je ne le laisse paraître. En fait, je me sens seule, terriblement seule ! Mon père est souvent absent pour ses voyages d'affaires, et lorsqu'il est à la maison, il passe ses journées à travailler dans son bureau. Quant à ma mère, elle ne me parle que pour m'enseigner la bienséance, la broderie et tous les autres arts domestiques que je me dois de maitriser car, le reste du temps, elle est occupée à tenir son rôle de maitresse de maison. Cette solitude pèse sur mon coeur, mais je ne dois pas laisser paraître mon chagrin.

- Pourquoi cela ?

- Tout simplement par pudeur. Une jeune fille de mon rang ne doit surtout pas laisser paraître d'émotions négatives, ce serait très inconvenant ! Même lors d'événements tristes ou tragiques comme un enterrement, par exemple, elle doit rester calme et impassible. Voilà pourquoi je souris.

- Hana, tu ne peux pas refouler ton vrai toi toute ta vie ! Il faut que tu t'affirmes, que tu sois toi-même et que tu imposes ta véritable personnalité, sinon, tu te feras écraser par les autres !

Elle me fixe à nouveau de ses grands yeux bleus, mais cette fois, ils expriment une émotion intense que je ne parviens à déchiffrer. Personne ne m'avait jamais regardé de la sorte auparavant, c'est peut-être pour cela que je me sens si troublé . . .

Elle finit par étirer ses lèvres roses en un grand sourire. Un sourire qui me fait chaud au coeur, différent de celui que je lui vois à l'école.

"Pourquoi ? Pourquoi ton sourire est-il si différent dans ces moments-là ?"

Ne pouvant supporter plus longtemps ce mystère, je lui demande :

- Est-ce que tu te forces vraiment tout le temps à sourire, sans exception ?

Elle rit :

- Ha ha ha ! Bien sûr que non ! Il n'y a que trois moments durant lesquels je laisse tomber ce masque : lorsque je joue du piano, lorsque je danse et lorsque je suis avec toi.

- Et pourquoi ces moments-là en particulier ?

- Ce sont les moments durant lesquels je me sens la plus vivante et la plus libre ! Dans ces instants, je me sens à la fois invincible et si bien ! La musique, la danse et toi . . . Vous êtes les seuls avec lesquels je peux m'exprimer librement, sans crainte ni remords. Vous êtes les seuls qui me comprenez . . .

- Hana . . .

Le rouge lui monte aux joues et son sourire s'envole, laissant place à un grand silence. Elle me fixe à nouveau avec cette expression intense.

Pourquoi mon coeur bat-il aussi fort ? Je me sens à nouveau troublé . . .

*

Pourquoi ce souvenir m'est-il apparu pendant la nuit ?

Cette question me travaille depuis que je me suis levé, ce matin, et même maintenant, plusieurs heures plus tard, alors que je reviens de l'école, je ne lui ai toujours pas trouvé de réponse.

Je ne comprends pas et ça m'énerve ! J'en ai plus qu'assez de ne pas comprendre ! Je ne comprends pas pourquoi un tel souvenir m'est apparu durant la nuit et je ne comprends pas le mystère qui entoure la classe E cette année ! Un mystère qui touche aussi Hana, puisque depuis peu, elle a changé . . .

Je ne parle pas de l'amélioration considérable de ses notes, mais de sa façon d'être. Elle est toujours aussi polie, gentille et généreuse, mais elle est beaucoup plus naturelle qu'avant. Autrefois, elle ne montrait aux autres que deux visages : l'un souriant et l'autre calme et impassible. Désormais, elle révèle à tous une palette d'émotions différentes, allant de la joie à la colère, en passant par le désapointement, l'inquiétude et le chagrin.

Je ne la vois que de loin, par occasions, mais cela me suffit à voir qu'elle ne se réfugie plus derrière son masque de convenance et de bienséance. Elle s'exprime enfin librement à tous, elle est enfin elle-même, et j'en suis à la fois heureux et intrigué. D'où vient ce subit changement ?

La seule certitude que j'ai, c'est que la clé de ce mystère réside dans la classe E et est sans doute détenue par ce fameux monsieur Koro . . .

C'est alors qu'une voix vient me tirer de ma réflexion :

- Bonsoir.

Un grand homme se tient devant moi. En balayant du regard les alentours, je me rends compte que je suis encerclé dans cette petite ruelle.

Et mince ! J'étais si plongé dans mes pensées que je ne les ai ni vus, ni entendus arriver.

L'homme qui se tient devant moi, et qui est sans doute le chef de la bande, me dit :

- Tu vas nous suivre bien gentiment, sinon . . .

Il sort un revolver de son long manteau noir.

Il ne m'en faut pas plus pour comprendre qu'ils veulent m'enlever.

Je lève alors les mains, en signe de capitulation, et approche ainsi doucement l'homme au revolver.

Ce dernier sourit :

- C'est bien, tu es un très bon garçon. Viens là que je te ligote. N'ai pas peur, nous ne te ferons aucun mal, tant que tu restes bien sage . . .

Ça y est, je suis pile à la bonne hauteur. Je tape des mains sur la sienne, lui faisant lâcher prise : le revolver lui glisse des mains et je le rattrape aussitôt pour pointer avec mon adversaire :

- À mon avis, ce serait plutôt à toi de rester bien sage . . .

L'homme grince des dents et me crie :

- Tu crois pouvoir faire le poids face à nous ? Tu n'es qu'un misérable petit collégien ! Attrapez-le !

Je me tourne vers ses complices pour leur faire face, mais c'était une décision trop précipitée : le chef de la bande en profite aussitôt pour attraper fermement mes poignets, m'empêchant de me servir de l'arme à feu.

Je me dégage facilement de son emprise en lui envoyant mes deux pieds dans l'entrejambe, ce qui lui fait lâcher prise et se tordre de douleur dans un cri.

Je me réceptionne à genoux et pointe à nouveau le canon de mon arme contre mes agresseurs, pour constater qu'ils tiennent tous une arme à feu à la main. L'un d'eux déclare :

- Encore un geste et on tire ! Lâche immédiatement cette arme ! Tu as trois secondes ! Trois . . . Deux . . .

- Un ! complète une jolie voix féminine.

Au même moment, un câble électrique vient fouetter la main d'un des hommes armés, lui infligeant un puissant coup de jus qui lui fait lâcher prise sur son revolver.

Je suis des yeux le mouvement du câble rouge, qui revient vers sa détentrice juste après son attaque : Hana !

La jeune fille se tient là, debout, le câble à la main, ses longs cheveux roses s'agitant au gré du vent. Elle regarde mes agresseurs droit dans les yeux, sans rien dire.

C'est donc le chef de la bande qui prend la parole :

- Qui es-tu ? Qu'est-ce que tu nous veux ?

- Rien, je sais juste que les agressions sur mineurs sont punies par la loi et que vous aurez de gros ennuis si je contacte la police. Ce serait plutôt à vous de vouloir de moi que je ne vous dénonce pas. Si vous déguerpissez maintenant sans causer d'ennuis, je n'aurai aucune raison de vous signaler aux autorités.

- Tu te crois en position de force ? Ce serait plutôt à toi de te tirer sur le champ si tu ne veux pas finir criblée de balles !

- Vous oseriez ?

- Évidemment ! Nous n'avons pas peur de tuer !

Son expression change aussitôt. Un grand sourire apparait sur son visage, tandis qu'elle plonge dans les yeux de ses adversaires un regard plein d'extase. Elle est terrifiante ! Et c'est ainsi qu'elle dit :

- Vous n'avez pas peur de tuer ? Vraiment ? Vous devriez, pourtant. La mort n'est pas une chose à prendre à la légère.

- Ça suffit ! s'énerve le chef de la bande, dont tous les membres sont tendus.

Il avance à grands pas, pointant le canon de son arme vers elle. C'est le moment qu'elle choisit pour bondir en avant ! L'homme tire, elle fouette la balle de son câble, la faisant dévier. Elle aterrit sur la pointe d'un pied pour rebondir aussitôt tout en effectuant une pirouette. Le câble suit le mouvement de rotation de son corps et va fouetter son adversaire au visage, lui infligeant un puissant coup de jus. L'homme tombe à genoux sur le sol, tenant son visage dans ses mains et hurlant de douleur !

Elle enchaine alors avec les autres agresseurs. Ses mouvements rapides, agiles et grâcieux me rappellent ceux qu'elle effectuait durant les spectacles de danse auxquels j'ai assisté. Oui, c'est ça : elle danse . . . Une danse mortelle . . .

Je suis fasciné par ce spectacle ! La jeune fille esquive les attaques des agresseurs avant de passer à son tour à l'assaut en suivant un rythme imaginaire. Bientôt, ils sont à terre, hurlant et pestant de douleur et de frustration.

Le chef de la bande tente bien de se relever pour se venger d'elle, mais je lui assène aussitôt un puissant coup sur le crâne qui le fait instantanément retomber au sol. Ils sont vaincus.

Hana me tend sa main :

- Est-ce que ça va ? Tu n'es pas blessé ?

- Non, ça va, répondé-je en me relevant tout seul.

- Tant mieux, déclare-t-elle avec un sourire.

Un sourire sincère et bienveillant.

- Nous ferions mieux de partir d'ici avant qu'ils ne se relèvent. D'ailleurs, tu devrais rentrer chez toi. Tu y seras beaucoup plus en sécurité, au cas où ces malfrats décident de s'en prendre encore à toi.

- Je sais très bien ce que je dois faire.

Nous quittons la ruelle et débouchons sur ma rue. Hana dit alors :

- Bon, je te laisse rentrer. Surtout, fais bien attention à toi. Au revoir.

Elle tourne les talons, mais avant qu'elle ne puisse s'éloigner, je la retiens par la manche de son manteau violet orné de fourrure. Elle se retourne, mais nos regards ne se croisent pas car je fixe un point devant moi. Un silence s'installe, brisé seulement par le léger son de la brise qui joue avec nos cheveux, jusqu'à ce que je murmure :

- Merci.

Puis je la lâche et tourne les talons, me dirigeant vers ma maison. C'est alors qu'une question traverse mon esprit : comment se fait-il qu'elle s'est trouvée là, au bon endroit et au bon moment, alors que ce quartier résidentiel ne fait pas du tout partie du chemin qu'elle emprunte pour rentrer chez elle ?

Je me retourne vers elle, dans l'espoir d'obtenir une réponse de sa part, mais la rue est déjà déserte.

Je soupire et poursuis mon chemin. Arrivé devant mon habitation, je déverouille la porte et entre. Après l'avoir refermée à clé, je monte les escaliers, traverse le couloir et pousse la porte de ma chambre.

C'est alors que je remarque un objet qui n'était pas présent ce matin. Sur mon lit se trouve une boite de chocolats, ornée d'un ruban de soie rouge.

Je la prends et l'examine brièvement, avant de poser les yeux sur le mur d'en face où est accroché mon calendrier.

Nous sommes le 14 Février.

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