Dilemme cornélien à Kunugigaoka

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C'est bientôt la fin de l'année scolaire. Les bulletins vont bientôt être rendus. Je ne m'inquiète pas pour le mien, j'ai toujours été le meilleur élève de mon école.

Je suis actuellement dans ma chambre. Assis à mon bureau, je lis. Une voix grave et autoritaire vient me tirer de mes pensées :

- Asano ! Descend une minute, tu veux ? J'ai à te parler !

C'est mon père qui m'appelle depuis son bureau, toujours par notre nom de famille. Ça a toujours été ainsi, lui et moi. Nous sommes plus professeur et élève que père et fils, c'est indéniable ! C'est pourquoi, comme tout professeur qui se respecte, comme tous les autres en somme, il m'appelle par mon nom de famille. En fait, il n'y a qu'une seule personne en ce monde qui me nomme par mon prénom . . .

Je me lève, quitte ma chambre et traverse le couloir avant de descendre les escaliers de notre maison moderne. Arrivé devant la porte de son bureau, j'y toque. Mon géniteur me répond à travers cette dernière :

- Entre !

Je tourne la poignée et pénètre dans la pièce. Assis derrière le meuble métallique, le grand homme aux cheveux roux tape sur le clavier de son ordinateur portable d'une main, tandis que l'autre contient une feuille de papier, sans doute un document administratif.

Comme il ne daigne même pas lever ses yeux violets vers moi, je lui rappelle ma présence en lui demandant :

- Tu voulais me parler ?

- Oui, je finis de remplir ce dossier et je m'occupe de toi.

Il tape encore quelques secondes sur les touches de son appareil électronique avant d'enfin lever la tête vers moi et me regarder droit dans les yeux. Il déclare alors :

- Je voulais juste te montrer cela.

Sa main blanche attrape un papier et me le tend. Je m'approche du bureau pour le prendre entre mes mains.

Mes yeux violets parcourent le document. Il s'agit du bulletin d'Hana Sakura et . . . Ses notes en sciences laissent à désirer ! Elles sont carrément en-dessous de la moyenne ! C'est très mauvais pour elle !

Mon regard se pose à nouveau sur mon père. Je lui demande :

- Et donc ? Pourquoi me montres-tu cela ?

- Tu sais ce qu'il adviendra d'elle, n'est-ce pas ?

- Ce qu'il advient à tous ceux dont les résultats sont en-dessous de la moyenne ?

- Exactement !

- Tu comptes la reléguer en classe E ?

- Oui. Elle passera son année de troisième sur la montagne, comme tous les autres cancres du collège.

- Tu ne peux pas faire ça !

- Ah, vraiment ? Et pourquoi pas ?

- Hana est loin d'être un cas désespéré ! Elle a juste besoin de soutien et d'exercice. Quand je les lui ai offerts, ses notes ont considérablement augmenté ! C'est bien la preuve qu'elle en est capable !

- Et pourtant ses notes ont trop régressé lors de ce dernier trimestre. Si elle s'améliore l'an prochain et finit parmi les cinquante premiers du classement, elle pourra réhabiliter une classe du bâtiment principal. En attendant qu'elle fasse ses preuves, elle restera en classe E. C'est le réglement et tu le connais parfaitement, n'est-ce pas ?

- Oui, mais . . .

- Il n'y a pas de mais qui tienne. Ce n'est pas parce que c'est la fille d'un prestigieux millionnaire que je vais lui faire un traitement de faveur. Tu sais bien que dans mon établissement, seuls les notes et l'investissement personnels comptent. Le reste n'a aucune importance.

Je serre les poings mais ne dis rien. Que pourrai-je bien dire ? Il a raison, ce serait injuste de lui faire un traitement de faveur, l'image de l'école pourrait en prendre un coup en étant accusée d'être corrompue et le proviseur passerait pour un vil homme appâté par le gain. Et pourtant . . . Je n'arrive pas à m'y résoudre ! Peut-être parce que j'ai d'autres raisons que l'argent pour la défendre . . .

Mon père poursuit :

- D'ailleurs, il va de soi que mon plus prestigieux élève ne peut pas se permettre de fréquenter les honteux cancres de la classe E.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Inutile d'en dire plus, je vois bien dans ton regard que tu as parfaitement compris mes propos.

Oui, j'ai même trop bien compris ! Je rétorque donc :

- Et si ton plus prestigieux élève décidait de n'en faire qu'à sa tête ? Après tout, un enseignant n'a pas à se mêler de la vie privée de ses étudiants.

- Désobéir à son professeur est sans doute la pire erreur que puisse commettre un collégien. Sans compter que si tu décides de n'en faire qu'à ta tête, je ne m'en priverai pas non plus. Tu sais très bien que lorsque je décide de quelque chose, il se réalise toujours, quel qu'en soit le prix . . .

- C'est une menace ? dis-je en grinçant des dents.

- Va savoir . . . Tu es sûr d'être prêt à tous les sacrifices pour le découvrir ?

Il n'y a plus de doute, il est bien sérieux ! Connaissant mon père, il vaut mieux ne pas le contrarier ouvertement dans ces moments.

Je demande donc, avec calme, cette fois-ci :

- C'est tout ce que tu voulais me dire ?

- Oui. À toi de faire le bon choix à présent . . .

Je tourne les talons et quitte son bureau. Je remonte un à un les escaliers, traverse pas à pas le couloir et entre dans ma chambre, en prenant soin de bien fermer la porte derrière moi.

À travers la fenêtre qui se trouve face à moi, je peux voir que la nuit est tombée. Quelques étoiles brillent dans le ciel, mais n'ayant pas le coeur à les contempler, je tire mes rideaux.

Je m'asseois ensuite posément sur mon lit et pose mon menton sur mes mains.

Je garde mon calme en apparence mais à l'intérieur, je fulmine !

Comment ose-t-il la menacer, ce monstre ? !

Je grince à nouveau des dents. Ah ! Il ne perd rien pour attendre ! Le jour où c'est moi qui tiendrait la laisse, il regrettera amèrement ce qu'il vient de faire !

En attendant, comme il l'a dit, je dois faire mon choix.

Accomplir mon devoir de fils et d'élève en obéissant à mon paternel et en abandonnant Hana à son triste sort . . .

Ou bien suivre mes sentiments en désobéissant à ce dernier afin de rester fidèle à la jeune fille ?

Quel dilemme cornélien ! Digne des plus grandes pièces classiques !

Je suis tiraillé entre ces deux principes et c'est bien évidemment à cet instant qu'il n'y a plus personne pour me conseiller ! Franchement !

Je pousse un soupir d'exaspération et me laisse tomber sur mon lit. Il parait que la nuit porte conseil alors il est grand temps de vérifier la véracité de ce dicton . . .

*

J'ai fait le chemin jusqu'à l'école à pieds. Non seulement parce que mon père avait besoin de la voiture pour aller régler une affaire avant de se rendre au collège, mais aussi parce que j'avais besoin de marcher pour prendre l'air tout en réflechissant . . .

La nuit ne m'a rien apporté du tout et je suis toujours confronté au même problème !

Me voilà à présent devant le collège Kunugigaoka. Je traverse la cour d'une traite et m'engouffre dans le bâtiment. Je me dirige ensuite vers mon casier afin d'y déposer quelques livres et cahiers pour alléger mon sac. C'est alors qu'une voix familière m'interpelle :

- Gakushû !

Je tourne la tête pour croiser les grands yeux bleus de . . . Hana ! Elle avance toute souriante vers moi ! Ce n'est vraiment pas le moment idéal, je n'ai pas encore pris ma décision !

Pris de panique, je ferme brusquement mon casier et tourne les talons avant qu'elle n'ait le temps de m'atteindre.

Je n'ai pas eu le courage de regarder en arrière . . .

*

Je suis allongé dans mon lit. Tous mes devoirs sont faits depuis belle lurette, rangés dans mon cartable au pied de mon bureau.

J'essaye désespérément de trouver le sommeil ! J'aimerai tant pouvoir oublier cet affreux dilemme, ne pas y être confronté, mais ce qui est fait est fait. Je ne peux plus reculer.

Alors que je me retourne une énième fois sous ma couette, une petite sonnerie vient m'interpeller. Je tend le bras et attrappe mon téléphone portable, posé sur ma table de chevet, pour constater que j'ai une nouvelle notification. Un message de Hana :

- Bonsoir. Est-ce que tout va bien ?

Je voudrais lui répondre mais mes doigts restent figés.

- Pourquoi m'as-tu évitée aujourd'hui ?

Mes mains tremblent mais n'agissent toujours pas.

- Gakushû, as-tu quelque chose à me dire ?

Pourquoi est-ce que mon corps ne m'obéit pas ?

- S'il te plait, j'ai besoin d'explications !

Bon sang ! Je viens de réaliser !

C'est mon instinct qui veut à tout prix la protéger de la potentielle menace de mon père !

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