Roquefort

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Il pleut, on pourrait dire comme d'habitude. Pas une pluie violente non, une pluie fourbe, pas franche, de celles qui durent toute la journée sans se montrer vraiment, de celles qui vous gâchent les rares moments qu'on passe à l'extérieur, les quelques minutes de marche avant ou après le métro. Ces pluies retorses qui savent mouiller presque sans qu'on les voit, celles qui abattent le moral insidieusement et pourtant d'un geste aussi sûr que celui du bucheron. Ces putains de pluies parisiennes, que j'aime pour le plaisir que j'ai à voir les autres les subir. Il n'y a pas de petit plaisir, surtout dans une vie de solitude. J'arriverai mouillé au bureau mais je m'en fous, je traîne un peu sur le trottoir pour regarder courir mes congénères, têtes baissées on devine aisément la grimace sur leurs visages, je les entends ronchonner et je souris. Il faut bien se détendre avant une journée de boulot, je vais encore compter et réfléchir à faire des millions, je vais encore me mettre en pilotage automatique pour ne pas m'emmerder ni me demander ce que je fous là. De toute façon je le sais, j'espérais gagner suffisamment d'argent pour être à l'abri du besoin et ainsi pouvoir être attirant, malheureusement la gestion de mes propres finances n'a jamais été séduisante pour les quelques représentantes de la gente féminine qu'il m'ait été donné de rencontrer, en revanche les prostitués ont largement profité de mes économies rudement gérées. Il paraîtrait qu'une radinerie sous-jacente m'ait exclu durablement des rapports sociaux amicaux et surtout affectifs. Mais au moins l'argent n'a jamais été un problème, même si ça aurait pu être une solution plus tangible en acceptant l'une ou l'autre des propositions londoniennes. On m'a dit frileux, voir peureux, je crois que réellement je n'avais pas envie de me passer de baguettes fraîches le matin et de fromages le soir, la base de mon alimentation depuis très longtemps. Nul besoin de faire la liste des produits du terroir que j'affectionne pour faire comprendre que la gastronomie anglaise fut un frein à mon ascension professionnelle, un peu de chauvinisme gustatif qui s'est vite couplé, pour un argumentaire décent, à un patriotisme salariale me poussant à ne pas déserter le pays formateur à qui je n'ai aucun regret de reverser un pourcentage conséquent de mes gains. Pourtant je ne vote pas, je n'ai jamais vraiment été intéressé par la politique, et surtout je n'ai jamais cru à l'un ou l'autre de leur projet, je m'en contrefous, ils ne m'ont jamais paru sincères, on dirait des collègues de bureau.

Ce soir je rentrerai et je croiserai peut être ce faux-cul de voisin qui me saluera en retenant sa morgue, et moi je ne lui dirai pas de baisser le son de sa télé et de mettre des coussins sous les pieds de son sale gosse, et je continuerai de subir la promiscuité de cet immeuble décrépi au cœur du 18éme. C'est un choix, je n'ai pas eu envie de mettre mon argent dans de la pierre, et j'ai beau m'en plaindre j'aime assez habiter ce quartier que les filles ont peur d'arpenter le soir, et puis si un jour je me décide à essayer l'héroïne ou le crack au moins je n'aurais pas loin à chercher. J'ai acquis très tôt la conviction que les quartiers riches sont ennuyeux, et quitte à être différent de la norme j'aime autant qu'elle soit bigarrée, il y a de la convivialité dans cette crasse.


Au bureau l'ambiance s'est assombri, je n'y ai jamais été sensible quand elle était rayonnante de connerie et de blagues salaces mais je n'ai pu échapper aux questionnements apeurés de la pause café. J'ai toujours été en retrait ici, c'est pourquoi au début j'ai cru que cette fille parlait à la machine à café, mais j'ai du me rendre à l'évidence : elle m'interrogeait sur ce que je savais des conséquences de la crise. Rien, je n'en savais rien, ce qui ne l'a ni déçue ni empêchée de continuer à partager ses craintes, il paraît qu'ils vont licencier, tout le monde flippe, même s'il y a de bonnes indemnités à la clef. Pour l'instant ils recherchent des volontaires, c'est ce que dit la note qui nous a finalement été remise après des journées interminables de torture spéculative, qui aurait cru que des spéculations feraient souffrir des traders ?! Mais personne n'est dupe, des volontaires il n'y en a pas, et les derniers arrivés pourraient bien nous quitter prochainement, c'est ce qu'espèrent les anciens, pourtant il serait plus probable qu'on garde les plus rentables, ceux qui ont le portefeuille le mieux garni. Si c'est une rumeur elle est efficace, certains n'ont jamais autant travaillé que ces jours-ci, quand d'autres n'avaient jamais autant crâné. Moi je m'interroge le soir devant mon roquefort hors de prix, parce qu'au bureau réfléchir est impossible, j'y suis déconnecté pour survivre. Je me suis acheté une bouteille de côte du Rhône, ça faisait longtemps que j'avais arrêté, mais là je me mets à rêver... Arrêter de travailler... En comptant bien je me rends compte que j'ai beaucoup d'argent, et surtout j'en dépense très peu, s'il y a en plus des indemnités aussi exorbitantes... Il ne reste qu'un jour pour donner sa réponse.


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