Pêche

5 minutes de lecture

Un grand appartement lumineux au deuxième, la baie vitrée donne sur l'entrée de la luxueuse résidence, garnie d'une pente herbeuse où sont garées quelques voitures malgré un parking bétonné juste à côté. Ma nouvelle acquisition, je suis seul, il fait beau.

J'ai mis dans ce logement une partie de mes économies accumulées sagement au cours d'une vie de célibataire averti qui n'a jamais rien dépensé en trop. J'ai décidé de changer de lieu de vie avant de voir si ma personnalité évoluerait, ce qui n'est pas mon objectif premier. Non, j'ai surtout eu envie de m'offrir les services all inclusive d'une résidence cossue, quitte à devoir me mélanger à un monde qui m'est étranger, peut être uniquement pour cette raison. Marre des taudis et des voisins bruyants, marre de n'être personne au milieu de nulle part, autant ne pas être quelqu'un parmi les wannabes. Et puis ici les visages sont propres, les corps entretenus, ne serait-ce que pour l'esthétique l'endroit m'a semblé pouvoir être plaisant, et comme ici ou ailleurs je n'ai pas l'intention d'approfondir mes liens sociaux je ne me soucie guère de vivre au milieu d'une bourgeoisie stupidement hautaine et coupée d'un monde réel que je crois connaître.

Ça fait deux semaines que je suis là à apprendre l'oisiveté et voilà que des voisins viennent à ma rencontre. Un couple assez bourge, le type est plus vieux, la fille est plus belle. Lui a le type lisse et fade qui passe pour gendre idéal. En dépit de sa fortune il a l'air beauf, son faciès rondelet au sourire factice au point d'en être méprisant en est plus la cause que son début de calvitie, mais la raie lissée de ses cheveux noirs m'aurait à elle seule convaincu.

La discussion est cordiale, encore heureux car ils sont chez moi ! Ils s'enquièrent succinctement de mon installation, vantent la résidence en faisant d'autorité le tour de mon appartement lofteux, et au passage la meuf me chauffe. C'est du moins l'interprétation que je donne à ses frôlements insistants et non justifiés vu l'amplitude spatiale de mon logement. C'est notamment à notre retour dans la cuisine américaine, alors que nous échangeons au sujet de leur grille-pain qui les a lâchés ce matin, qu'elle se place nonchalamment mais avec insistance contre moi. Elle est de fait légèrement vêtue, son mini short en peau de pêche blanc n'a aucun contact avec le petit t-shirt orange clair qui lui moule admirablement une silhouette estivale au nombril apparent. Un léger trouble commence d'envahir mon esprit mais je n'ai pas de mal à le chasser tant ils prennent précipitamment congé, juste après que je leur ai proposé le prêt de mon toaster et la réparation du leur. Serait-ce un stratagème adoubé par son mec ? Je ne connais pas bien les limites du matérialisme utilitariste, mais je sens qu'ici je vais en découvrir des facettes inattendues.

Ils n'auront pas accepté mon invitation à boire, le programme de leur journée, bien que non productive, est chargé. Ils m'ont surpris au sortir de la sieste et je m'emploie donc après leur départ à reprendre mes esprits encore brumeux.

L'après-midi bat son plein comme on dit, mais "on" est un con, je regarde par la baie vitrée des jeunes filles et quelques mères qui vont et reviennent du perron au hall, tentant de s'extraire de l'endroit pour aller se divertir à coup de cartes à puce. Il semblerait qu'elles n'aient pas suffisamment de jugeote pour emporter leur sac ou leurs clefs de voiture.

La voisine et son visage tendrement espiègle, dont l'âge venant aura sûrement raison, m'a sensiblement échauffé, il y a longtemps que je n'avais pas ressenti ce frisson épidermique. Malgré mon t-shirt froissé j'ai ressenti l'ardeur de sa peau si douce et si ferme, hâlée juste ce qu'il faut en ce début de saison. Mon short ne peut masquer le début d'érection qui se fait naturellement jour et je pense à me soulager, mais ça toque à la porte, improbable, ce ne serait quand même pas une fille ?!!

Je remonte mon short en quittant la salle de bain, je vais lentement vers le judas, ça ne retoque pas, je jette un œil, c'est une jeune fille, pas croyab'. Trop jeune pour le coup bien qu'elle cherche à dégager autant de sensualité qu'elle en a vu à la télé, et puis elle n'est pas si jolie, l'acné n'a pas encore tout à fait déclaré forfait, ou bien elle a laissé des traces en partant. Sans aucune rationalité je sens l'arnaque direct et n'ouvre pas, je questionne. Elle veut que j'ouvre, ce serait plus correct, soit disant elle a peur, mais de quoi ? J'entrouvre à la chaînette que j'ai du mal à mettre, je suis allé trop vite, je bloque du pied et vois qu'elle fait pareil, prenant un air contrit contrastant avec cette effronterie.

Elle renifle: « J'ai peur de l'aquagym ». OK donc c'est n'importe quoi, je vois bien qu'elle a dit ce qui passait dans son petit crâne inabouti, elle n'a sûrement pas l'habitude d'être reçue ainsi. Je m'excuse et referme la porte, je tourne le dos en gardant malgré tout un œil sur la porte, tiens elle est encore entrouverte, je retourne la fermer et la verrouille.

Cette fois c'est bon, je commence à dévisser le grille-pain des voisins pour voir si je peux réparer, ils avaient l'air surpris ou amusés que je propose, d'ailleurs j'entends pouffer, je me retourne : la porte bâille encore. Une autre jeune fille me matait, elle ne s'est pas éclipsée quand mon regard l'a surprise, elle s'est juste effacée, évanescente, ces enfants gâtés semblent ne rien craindre, ils sont ici chez eux, dans leur univers ouaté, protecteur. Comment la porte que j'ai verrouillée peut-elle être entrouverte ? Il y a comme une odeur d'embrouille ici, je suis nouveau, je ne connais pas les lieux, les gens, les codes, les règles, mais de là à n'avoir pas la main sur mon verrouillage... Effectivement il y a un double chambranle, sans y faire gaffe on verrouille dans le vide, drôle d'option domotique... L'agence m'a dit qu'il avait toujours été loué, serait-ce un appartement à cambriolage ?

Ces gamines ne sont sûrement pas seules dans la bande de loustics qui tiennent ici le rôles des voyous, je sens la présence d'un garçon au regard futé, ses copines font de bons appâts et en cas d'échec il doit être assez bricoleur, comme s'ils n'avaient pas assez d'argent ! Le vice les tient, ils veulent le pouvoir, et celui sur l'intimité d'autrui est un des plus attirant. Mais ils ne savent pas encore sur qui ils sont tombés, je ne me suis présenté qu'en trader attardé, un genre de plouc avec des sous, je n'allais pas leur parler des mes talents manuels, peut être ignorent-ils aussi que je suis propriétaire, et forcément ils ne soupçonnent pas ma détermination, elle ne se lit pas sur ma face d'ahuri nonchalant. Enfant on m'appelait Placide, adolescent c'est devenu Acide Placide, et finalement plus personne ne m'a surnommé, ni même nommé quasiment. Alors oui je manque peut-être d'orgueil mais pas de courage, et la folie n'a jamais été très loin de mes raisonnements. Deux barres d'acier feront l'affaire, j'irais tout à l'heure m'approvisionner en matériaux, ces mômes ont beau être débrouillards et vifs je leur mettrai des bâtons dans les roues, car je ne doutent pas que ces gamines suceraient un serrurier pour entrer chez moi. Mais moi j'ai une voisine à honorer sans m'embrouiller avec son mari, j'ai des projets quoi ! Et puis il y en d'autres dont je préfère ne pas parler, s'ils réussissent les médias s'en chargeront pour moi.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Romuald G. Benton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0