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Stephen se retenait difficilement de s'endormir dans son fauteuil. Comme tous les jours, l'ennui le minait et le rendait somnolent. Après des années à étudier, à prouver son mérite, à travailler comme un fou, il avait enfin trouvé un métier tranquille où on le payait rubis sur ongle, et où la majorité de ce qu'on attendait de lui était de faire acte de présence.


Résultat, il s'ennuyait à mourir.


Ses compères n'étaient pas beaucoup mieux lotis. A eux six, ils formaient une fameuse bande, mais leurs atouts étaient complètements perdus ici-bas. Enfermés toute la journée au centre de la terre, attendant le tour de garde en comptant les minutes. Bien sûr, ils jouaient aux cartes, ils lisaient des livres ou le journal du jour, mais cela ne suffisait qu'à peine à entamer les longues heures de « travail ». Ils finissaient chacun par rester dans leur coin, somnolant à moitié dans la semi-obscurité. Pas pour autant qu'ils fainéantaient au travail. Ils étaient alertes et, au moindre incident, prêts à se mettre en action. Cela voulait dire faire autre chose qu'attendre la fin de leur veille en se retenant de fermer les yeux pour de bon.


Une alarme résonna d'un seul coup, à coups de longues plaintes stridentes. Stephen fit tourner son siège avec nonchalance. Il jeta à peine un coup d’œil au panneau gigantesque face à lui. Une petite ampoule venait de s'allumer, grésillante. La lumière bleuâtre qu'elle émettait permettait à peine de lire l'étiquette en-dessous, mais Stephen n'avait pas besoin de la lire. Il connaissait par cœur chaque centimètre de la plaque. Cela faisait partie de son métier, même si le manque d'occupations avait grandement facilité l'apprentissage de chacune des inscriptions.


« Visite imprévue de Bowerston.

  • Parfait, je commence un peu à m'ennuyer. »


Ils rigolèrent doucement. Chacun récupéra ses affaires avec calme et efficacité avant de se mettre en marche, Stephen en tête de file. Ils s'engouffrèrent dans un long et large couloir, haut comme deux hommes. La pénombre était tout aussi désagréable ici. Seules quelques runes et lampes magiques assuraient une faible luminosité. L'écho de leurs pas sur les dalles de marbre se perdait dans le tunnel. L'endroit n'était pourtant pas gigantesque, mais les ombres paraissaient dévorer chaque son. A peine deux minutes après leur départ du hall où ils fainéantaient, les six gardiens arrivèrent à destination.


L'arche était éblouissante après les heures de ténèbres. Toutefois, ils étaient habitués et se disposèrent en arc de cercle, Stephen au centre face à la porte, mains dans le dos et attendant posément. Cela devait être une urgence pour que le directeur de la banque vienne précipitamment sans passer par les circuits habituels. Il se souvenait vaguement de l'individu, un petit homme bedonnant dans un costume toujours taillé trop court. Mais s'il était ridicule, il était au moins sympathique et agréable, contrairement à la majorité des autres directeurs que Stephen avait pu rencontrer. Il plissa des yeux. La silhouette qui commençait à apparaître au centre de la lueur blanche aveuglante ne ressemblait à rien de ses souvenirs. C'était quelqu'un de colossal. Ce n'était pas... Aucun doute.


« Intrusion ! »


Un individu gigantesque venait d'émerger du portail, mains bandées, suivi de près par deux autres, l'un tout de noir vêtu. Il allait enfin avoir un peu d'action. Mais hélas, ce serait vite terminé.


Il réagit à toute vitesse, comme ses camarades à ses côtés. Leurs gestes étaient précis et rapides, presque parfaitement synchronisés. Chacun plongea la main dans une bourse entrouverte à leur flanc et en tira un peu de poussière magique. Quelques instants plus tard, un torrent de flammes magiques s'abattit sur les trois inconnus. Stephen dut fermer les yeux sous l'intensité du feu qu'ils généraient à eux six. Ils étaient des magiciens hors du commun, spécifiquement entraînés dans la magie de combat, rapide et brutale. Peu de choses pouvaient résister à une telle puissance.


Après deux secondes, le feu cessa. Stephen cligna des yeux, surpris. Devant eux, le colosse était encore debout. Il avait même trouvé le temps de se retourner, protégeant de sa carrure et de ses bras les deux autres. Son manteau et son chapeau étaient en feu, mais en-dessous, il paraissait intact, visiblement à peine perturbé par ce qu'il venait de subir. Dans le silence incrédule, l'individu se débarrassa promptement de ce qui restait de son vêtement réduit à l'état de morceaux de tissus enflammés. En-dessous, son torse était nu, si l'on exceptait des bandages eux-même abîmés qui entouraient son corps. Mais par endroits, on pouvait discerner la chair.


Stephen ne put s'empêcher de murmurer :


« Un... un orc ? Mais... »


Molosse se retourna. Son foulard était tombé, révélant le faciès si caractéristique de sa race. Stephen put se rendre compte qu'il avait toutefois commis une légère erreur.


Il eut le réflexe de plonger la main dans sa bourse. Il n'alla pas plus loin.


Le carnage ne dura que quelques instants. Six magiciens sans armes conventionnelles ne pouvaient pas grand-chose face à un être qui ignorait presque totalement la magie et ses effets, surtout la magie de combat. L'un d'entre eux avait tout de même eut le temps de s'augmenter, mais Molosse avait été plus rapide malgré tout et avait bondi sur lui avant qu'il ne se mette en mouvement. Cela s'était joué de peu, mais comme toujours, Molosse avait prévalu.


Molosse se redressa avec un sourire gigantesque. Jack lui lança, tout en continuant à mélanger ses cartes :


« Tu perds tes bandages, Molosse.

  • Oh, c'est pas la première fois que tu les vois, Jack.
  • Ça pourrait gêner notre employeur. Un peu de pudeur enfin. »


Effectivement, Ombre avait détourné le regard de Molosse, portant un intérêt extrêmement subit à l'un des magiciens au sol. L'orque regarda sa poitrine dénudée. Les bandages révélaient effectivement une portion non négligeable de ses seins. Elle grogna sans rien dire et s'éloigna un peu, en remettant en place ses bandages.


Il y eut un petit silence gêné. Bard apparut alors, déboulant d'un seul coup, pistolet en main. Il prit une pose ridicule et lança :


« Je suis prêt à me battre ! Tout le monde à terre ! »


Jack se retint de pouffer de rire. L'elfe avait toujours le chic pour arriver au bon moment. Il rangea ses cartes dans sa veste avant de poser une main sur l'épaule de son camarade.


« Calme ta joie, cowboy. Molosse a déjà fait l'essentiel du boulot.

  • Ah. Mais... où donc … ?
  • Elle est là-bas. Elle remet ses bandages en place, ils étaient assez... révélateurs.
  • Oh, je vois. Je m'en vais l'aider de ce pas !
  • Fais donc cela. »


Jack leva les yeux au plafond. Il appréciait chacun des membres de sa petite équipe, mais parfois, il se demandait si tout n'aurait pas été plus simple en essayant de vivre honnêtement. Il n'aurait pas à assister de loin au spectacle improbable d'un elfe venant prête main forte à une orque afin de se rhabiller plus ou moins décemment, si le terme rhabiller est correct.


« Vous avez vraiment une équipe... unique. »


Ombre s'était visiblement remis de ses émotions. Jack abaissa son foulard et se contenta de répondre par un petit sourire. Alors que le silence s'éternisait à nouveau, le dernier membre de leur équipée finit par apparaître à son tour.


« Hm ? Déjà fini ici ? Mazette, vous êtes des rapides. »


Le nain traînait le butin d'une main tout en portant son imposant sac à dos sans paraître se soucier du poids de l'un ni de l'autre. Il jeta un œil à Jack et Ombre qui le surplombaient, avisa Barde et Molosse au loin et eut un petit rictus.


« Bon, j'ai fini les préparatifs de l'autre côté. J'vous laisse, j'vois qu'vous avez un moment. J'vais avec les autres, hein. »


Jack haussa un sourcil mais ne dit rien. Lorsque son compagnon fut assez loin, il finit par dire :


« Et maintenant ? Que fait-on ?

  • On continue selon le plan. La réserve centrale est tout au bout du tunnel. Comme convenu, vous pouvez vous servir là-bas. Ce qui m'intéresse est juste à côté, et je n'ai qu'à... »


Un crissement de métal, comme une tôle que l'on broierait, interrompit ce qu'Ombre allait dire. Jack et son employeur échangèrent un regard surpris avant de regarder en direction du bruit. C'était à l'opposé de leur destination, fort heureusement, mais cela n'en était pas moins inquiétant. Nerveusement, Jack effleura les cartes dans sa poche. Le reste du groupe revint vers eux, intrigués eux aussi. Tous avaient le regard fixé vers l'entrée du tunnel, au loin, à peine visible dans la pénombre.


Une forme gigantesque, effleurant le plafond haut de trois mètres au moins. C'était au moins deux fois plus large que Molosse. Malgré tout, l'orque s'avança pour se placer devant le groupe, mais Jack la retint.


« Ca suffit, Molosse. Tu ne peux pas affronter ça.

  • Jack...
  • C'est un golem. »


Silence pesant. Nul ne remit en doute l'assertion du bandit. Celui-ci reprit :


« Je m'en occupe. Ombre, j'aurais besoin de votre aide. Vous trois, vous allez à la réserve et vous commencez le grappillage. On a pas de temps à perdre si on veut sortir d'ici sur nos deux pieds et plus riches qu'à l'entrée. » Bref instant. « Exécution. »


Les compagnons de Jack se retournèrent et enfilèrent le tunnel au pas de course. Négligemment, le chef des voleurs ressortit son paquet de cartes en faisant rouler ses épaules. Ombre demanda :


« Excusez-moi, mais je ne crois pas que...

  • Vous pouvez freiner les mouvements d'un golem ? l'interrompit Jack.
  • … Peut-être un peu, mais cela me demandera beaucoup d'efforts. Écoutez, je ne crois pas que...
  • Ombre. »


Le ton était sec mais il n'avait même pas élevé la voix. Ombre se tut. Jack mélangea distraitement ses cartes, coupant et recoupant le paquet sans paraître y penser. Il faisait face à Ombre en faisant cela. Après une demi-seconde, le pilleur de banque reprit :


« Je n'aime pas les imprévus. Un golem n'était pas au programme. Molosse n'est pas capable d'affronter un tel monstre, pas après s'être pris une telle décharge magique. Elle fait semblant de rien, mais elle tient à peine debout. Barde est aussi bon tireur que chanteur, mais ses balles n'auraient aucun effet sur un monstre de fer. Et Boum-boum a besoin de temps pour être efficace, et quand bien même, ces choses résistent à la poudre magique. Il ne reste que vous et moi. Compris ? »


Pendant ce temps-là, le crissement se faisait de plus en plus fort, se répétant encore et encore. Bientôt, le golem arriverait à portée de vue. Et dès qu'il les repérerait, il ne bougerait plus avec lenteur et maladresse, bien au contraire. Pour autant, Jack continuait à jouer avec ses cartes avec nonchalance. Ombre resta silencieux.


« Bien. »


Jack regarda les cartes entre ses mains comme s'il les voyait pour la première fois. Toujours avec calme, il demanda :


« Vous connaissez la symbolique des cartes ? »


Sans attendre de réponse, il poursuivit :


« Enfin, je dis la... Il y en a plusieurs, bien entendu. C'est ce qui fait leur intérêt pour tous les faux-occultistes et médiums de bas quartier. Mais je trouve ça très intéressant, personnellement. Par exemple, le cœur, c'est le charme, l'amour. Et sans aucun doute, le maître incontesté en la matière, c'est Barde, n'est-ce pas ? »


Disant cela, Jack tira la première carte du paquet. C'était le roi de cœur. Il la remit au milieu et reprit son discours en mélangeant de nouveau.


« Pique, c'est les épées. La force, l'attaque, l'offensive. Aucun doute sur qui porte ce rôle parmi mes compères. »


Jack coupa et révéla la dernière carte de la coupe haute. C'était la dame de pique. Derrière lui, la forme du golem, gigantesque, se rapprochait dangereusement. Plus que quelques mètres... Mais Jack l'ignorait, continuant son manège.


« Carreau. Moins clair. Initialement, c'est la flèche, le carreau d'arbalète. C'est, dans notre cas, l'énergie, le moyen d'atteindre un but. Et qui mieux que Boum-boum, qui d'un instant à l'autre peut aussi bien nous ouvrir le chemin que nous faire exploser pour cela ? »


Le bandit tira à nouveau la première carte, révélant un as de carreau. Il mélangea à nouveau. Avant de révéler la dernière carte du paquet. Valet de trèfle.


« Quant à moi... Il ne reste que le trèfle, n'est-ce pas ? L'écu. Symbole de protection. Et le valet, pour compléter la famille. En somme, celui qui sert et protège. Un rôle que j'endosse le plus souvent, et que je remplis assez bien. J'en tire même mon surnom, pourrait-on croire. Toutefois...

  • Mais taisez-vous et faites quelque chose bon sang ! »


Le golem était devenu clairement visible. Caricature de forme humaine, c'était une créature sortie tout droit d'un laboratoire infernal, croisement étrange entre la magie et la mécanique moderne. Ils restaient extrêmement rares, coûteux à construire et encore plus à entretenir. Toutefois, leur efficacité n'était plus à démontrer. Tous avaient entendu parler du Massacre de Kolonawa.


Mais Jack restait concentré sur ses cartes, les faisant passer de main en main avec adresse. Il ne portait aucune attention au monstre de métal à quelques pas derrière lui. Celui-ci examinait les corps au sol avec des yeux de verre dérangeants, une lueur sourde et verdâtre vibrant derrière la vitre. Il finit enfin par tourner son attention vers eux, son cou de câbles et de plaques métalliques se tournant avec lenteur.


Jack regarda Ombre droit dans les yeux. Son sourire s'agrandit, devint un rictus.


« Alors, vous avez deviné ? »


Jack révéla la dernière carte du paquet.


Joker.


Les cartes s'illuminèrent d'un seul coup. Elles s'agitèrent, comme mues par une force interne intense, désireuse d'être libérée. Jack rit. Derrière lui, le golem lança de sa voix métallique :


« Intrus détectés ! Protocole de sécurité : désactivé ! Rendez-vous ou mourez ! »


Jack lâcha à peine deux mots.


« Couvrez-moi. »


Et puis il tira une carte.



Jack se retrouva sous le crâne du golem. Il avait déjà remis la carte dans son paquet – un six de carreau, et tira une nouvelle carte. Deux de pique. Il grimaça tout en portant une attaque rapide vers un œil. Mais le monstre métallique réagit encore plus vite que l'humain ne s'était déplacé. Il recula à peine et, de son poing large comme un tronc d'arbre, projeta son assaillant contre le mur. Jack se retrouva à l'opposé d'Ombre. Il tenait une carte entre ses mains – cinq de trèfle. Il la mit à la fin du paquet tout en crachant du sang avant d'en tirer une autre.


« Ombre ! »


Mais Ombre était déjà en train d'agir. Il agitait les doigts à toute vitesse, traçant des lignes violettes dans les airs du bout des doigts. D'étranges symboles se formèrent autour de lui. Subitement, surgissant des ombres, des tentacules visqueux et noirs apparurent et cherchèrent à agripper le golem. Celui-ci les écrasa sans efforts, mais leur nombre était imposant et gênait ne serait-ce que partiellement la machine. Jack en profita pour piocher une nouvelle carte, ignorant celle qu'il avait en main en la remettant au fond. C'était la dame de cœur. Avec un soupir, il l'appliqua à son front un bref instant avant de s'en débarrasser à nouveau. Il en sortit une autre – trèfle à nouveau. Il eut un petit sourire et courut sur le golem.


Le monstre mécanique se retourna sur ses jambes courtaudes en un rien de temps dans un grand gémissement d'acier. Il tendit son bras gauche, révélant des canons de fusil sortant du membre de part et d'autre. Jack tint sa faible carte devant lui, souriant à pleines dents et ignorant le danger vers lequel il courait. Ombre cria quelque chose, mais ce fut perdu dans le vacarme assourdissant d'une demi-douzaine de coups de feu.


Aucune balle n'avait touché Jack.


Celui-ci jeta la carte au loin et en fit sauter une autre. Sans même la regarder, il sauta et porta un coup de pied ridicule à ce qui tenait lieu de genou droit au golem. Un craquement audible se fit entendre, et aussitôt le géant de métal recula, crachant de la vapeur par ses joints. Ses yeux verts luisaient intensément, dénués d'émotion. Jack se demanda si les golems pouvaient ressentir quelque chose malgré tout. Celui qu'il avait en face de lui avait l'air diablement surpris.


Jack tira une nouvelle carte de son paquet. Il poussa un juron.


« Ombre ! »


Ombre traça un symbole complexe à toute vitesse alors que le poing du golem s'abattait sur Jack. Une masse spongieuse faite de ténèbres se dressa entre Jack et son assaillant, ralentissant suffisamment l'attaque pour que le bandit puisse se jeter sur le côté, à une vitesse tout à fait normale. Il jeta sa carte – un deux de carreau - au loin en jurant à nouveau avant d'en piocher une autre en roulant au sol. Le golem ouvrit grand sa bouche et cracha un flot de flammes magiques. Jack leva le bras et l'abaissa en un instant, le bout de carton entre ses doigts, tranchant le torrent d'énergie comme si de rien n'était. Il lâcha le dix de pique et cria :


« Ombre, donnez tout ! »


L'interpellé grogna quelque chose sous son masque avant de commencer à dessiner une forme abstraite dans les airs. Le golem était complètement focalisé sur Jack, essayant tant bien que mal de se débarrasser de cet intrus tenace. Mais le bandit continuait à piocher, bougeant à toute vitesse, parant ou contre-attaquant à chaque fois. Une dizaine de cartes se retrouvèrent utilisées en un nombre de secondes encore moindre.


« Ombre, bordel !

  • C'est bon ! »


Disant cela, Ombre termina l'étrange rune violette qu'il avait tracé dans les airs. Une dizaine de pics noirs comme la nuit surgirent de nulle part tout autour du golem, s'enfonçant dans le métal à toute vitesse, clouant ne serait-ce que quelques instants le titan d'acier. Jack eut un grand sourire. Posément, il tira cinq cartes au hasard. Il leur jeta à peine un coup d’œil avant de les jeter en l'air.


« Pas de chance l'ami. »




Jack ramassa la dernière carte en s'essuyant de nouveau le front. Il vérifia du bout des doigts qu'il les avait toutes. Mais ce n'était pas vraiment nécessaire : il le sentait. Toutefois, cela faisait partie de sa nature de s'inquiéter. Il n'aimait pas les imprévus.


« Je suis étonné. Un paquet de cartes magiques n'est pas courant. »


Jack examina les gardes toujours évanouis au sol. Ils avaient eu de la chance, eux. Pas de dommages collatéraux. Enfin, pas trop. L'un d'entre eux avait pris une balle perdue. Il vérifia qu'il respirait encore avant de tirer une carte. Pas la peine de gaspiller ses efforts sur un mort.


« Le paquet n'est pas magique. Il est tout aussi banal que mon foulard. »


Dame de cœur. Infirmière ? C'était approprié, mais quand même. Il posa la carte sur la blessure. La magie opéra, soignant le blessé. Ce n'était pas très efficace et assez aléatoire, mais au moins, il devrait survivre jusqu'à ce que des secours arrivent. Il l'espérait. Il refusait de laisser des morts dans son sillage. Jusque-là, c'était un sans faute. Pourvu que ça dure.


« Vraiment ? » Ombre paraissait surpris.


« Je vous ai dit que vous ne regardiez pas comme il faut. Tour de base du prestidigitateur, et du tricheur. Ce n'est pas les cartes qu'il faut regarder. C'est celui qui les manipule. »


Jack se releva en gémissant. Il préférait laisser les acrobaties à l'elfe et l'orc pour de bonnes raisons. Il ne s'entraînait pas assez pour cela. Même renforcé par la magie, son corps n'appréciait guère les tourments qu'il lui infligeait. Compréhensible.


« Trêve de bavardages. Je suis épuisé. Finissons-en. »


Ombre ne se le fit pas dire deux fois. Il prit les devants et avança d'un pas tranquille mais décidé vers le fond du tunnel. Jack le suivit au même rythme, se retenant de grogner à chaque pas. Il se sentait vraiment comme un petit vieillard alors qu'il n'était pas si âgé que ça. Ils arrivèrent rapidement face à une gigantesque porte. L'accès avait déjà été forcé par Boum-boum avec efficacité – les protections étaient mineures, comme Ombre l'avait dit. Étant donné le reste des défenses, quelqu'un avait dû décider que tout ceci n'en valait pas la dépense. Erreur fatale, surtout face à un nain décidé. Les trois camarades de Jack étaient occupés à remplir leurs sacs de poussière magique depuis la réserve officielle de Hallan & Garner. Jack eut une pensée pour Molosse qui serait encore contrainte de faire bête de somme. Triste sort.


Ombre se dirigea à gauche, ignorant le coffre pour se diriger vers un accès un peu à l'écart. Une petite porte ridicule barrait le chemin, même si un glyphe complexe la recouvrait. Ombre l'effleura du doigt en murmurant quelque chose. L'accès s'ouvrit aussitôt, et le commanditaire de Jack s'engouffra dedans. Celui-ci le suivit aussitôt.


Le couloir était étroit et vétuste. Il menait vers une nouvelle porte, mais Ombre l'ouvrit de la même façon, sans même prendre de pause. La salle révélée était ridiculement petite. Le blason H&G était gravé au sol, bien qu'effacé par le temps. Sur les murs, de nombreuses boîtes de dépôt, identiques à celles dans le coffre de la banque de Bowerston bien que vieillies et en piteux état. Ombre se dirigea vers une boîte spécifique, presque au niveau du sol. Il plongea la main sous son col et récupéra une clé suspendue à une chaîne. Il déverrouilla la boîte et en récupéra le contenu prestement, le cachant entre ses mains. Mais Jack était resté à l'entrée, laissant Ombre faire ce qu'il avait à faire. Toutefois, il ne put s'empêcher de remarquer :


« Si c'était pour faire un simple retrait, vous auriez pu le faire en personne sans vous causer autant de tracas, mademoiselle Garner. »


Ombre se releva souplement, sans paraître avoir entendu. Sans se retourner, l'individu masqué demanda :


« Comment ?

  • Oh, plusieurs petits trucs accumulés. Vous connaissez l'existence des portails dans les coffres de H&G, un secret qu'ils s'efforcent de garder autant que faire se peut, et de plus vous savez les utiliser. Vous connaissez aussi l'existence de cette pièce qui, selon toute apparence et connaissant un peu H&G, me semble être ou bien l'original ou bien une reproduction de la première salle de dépôts de H&G, quand ils n'étaient qu'une petite banque familiale. Je me suis aussi rappelé que l'une des héritières Garner avait curieusement disparu sans laisser de traces. Enfin, ça, je n'y ai repensé qu'après avoir pu me rendre compte de par moi-même de certaines choses dans le bureau du directeur. Ma main a glissé, si l'on veut. Aussi, vous êtes formée à la sorcellerie, et pas qu'un peu. Disons que c'était une hypothèse raisonnable.
  • Je vois. »


Ombre se retourna. Jack la regardait posément. Quand il y réfléchissait, c'était évident que c'était une femme, non ? Il avait Molosse dans son groupe, nom de Dieu ! Elle aussi avait l'habitude de se cacher sous des vêtements, même si c'était plus pour ne pas que tout le monde pousse les hauts cris en voyant un orc au milieu d'humains. Ombre avait des formes plus ou moins évidentes. Enfin, encore fallait-il le savoir et y penser. Le déguisement était quand même efficace.


« Et donc, qu'allez-vous faire de cette information ?

  • Rien. »


Distraitement, Jack sortit son paquet de cartes et se mit à les mélanger machinalement. Ombre posa une main sur une hanche et pencha la tête de côté.


« Vraiment ?

  • Bien sûr. Miss Garner, comprenez bien la situation. Votre plan était lamentablement risqué et reposait sur des hypothèses bancales et une confiance aveugle en vos capacités. Sans parler d'une discrétion discutable, et de demandes exigeantes. Et encore, je dis ça comme si nous nous en étions sortis, mais c'est loin d'être fait. Toutefois, vous avez été capables de nous trouver, ce qui était déjà un exploit en soi, mais loin d'être suffisant pour que nous justifions de vous suivre. Savez-vous pourquoi nous l'avons fait ?
  • Non.
  • J'étais curieux. »


Silence. Un simple mot, étouffé par le masque, mais avec des accents féminins évidents. Jack se traita à nouveau d'abruti.


« Pardon ?

  • J'étais curieux. Moi, uniquement. Mes camarades ne voulaient pas. Mais ils me font confiance, tout autant que j'ai confiance en eux et leurs capacités. Nous sommes plus que des brigands s'efforçant de ne pas verser de sang, Miss Garner. Nous sommes autre chose que des résidus d'une guerre dont nous sentons encore les séquelles aujourd'hui. Nous sommes plus que des amis. Chacun, à notre façon, nous avons tout perdu. Mais ensemble, nous avons quelque chose. Ces abrutis croient que c'est uniquement grâce à moi, et donc ils me font stupidement confiance. Mais ces idiots, ce sont mes idiots, vous comprenez ? Et c'est pour ça que nous sommes là. »


Ombre croisa les bras. Elle ne voyait pas où il voulait en venir. Jack sortit une carte du paquet, face cachée. Il la tendit vers celle qui les avait envoyé droit dans la gueule du loup. Elle fit deux pas vers lui avant de la prendre. C'était la dame de trèfle.


« … Que suis-je censée comprendre ?

  • Rien qu'une proposition, miss Garner. Une proposition à visage découvert. Qu'êtes-vous venue récupérer ici, si je puis me permettre ? »


Ombre hésita. Finalement, elle sortit un petit objet de sa poche et le tendit à Jack. Celui-ci récupéra le pendentif. L'objet était en or, finement ouvragé. Il l'ouvrit pour découvrir deux photos. Une enfant avec son père et sa famille et, en vis-à-vis, une jeune fille au visage tranquille et au sourire paisible. Il hocha la tête avant de refermer le pendentif et de le rendre à son propriétaire.


« Merci beaucoup. Vous n'étiez pas obligée.

  • Peut-être que si, en un sens. »


Ombre rangea le pendentif dans sa poche puis, avec délicatesse, retira le masque de cuir de son visage. Elle secoua la tête en soupirant, savourant l'air frais sur son visage. Enfin, elle regarda Jack droit dans les yeux avec un grand sourire. Ce dernier reconnut la jeune femme du portrait, bien que quelques détails aient changé. Son sourire, notamment. Il ne put s'empêcher de plisser le coin de la bouche dans un rictus sarcastique.


« Ah, je comprends mieux.

  • Êtes-vous toujours sûr de votre proposition, Jack ? demanda Ombre. Croyez-vous que quelqu'un comme moi soit si adaptée pour être votre dame protectrice ?
  • Plus que jamais, désormais. On aura enfin quelqu'un qui prendra son tour de garde la nuit sans rechigner. »


La demoiselle ne put s'empêcher de rire à gorge déployée. Par réflexe, elle se cacha la bouche, usant de la main tenant toujours la dame de trèfle. Elle finit par se calmer et, souriante, rendit la carte à Jack. Celui-ci la remit à sa place avant de ranger ses cartes. Ombre en profita pour remettre son masque avant de dire d'une voix amusée :


« Deux reines, tout de même... Cela ne vous pose pas de problèmes pour votre symbolique ?

  • Oh vous savez, tout ça, ce ne sont que des conneries. On lit ce qu'on veut bien lire dans les cartes.
  • Vraiment.
  • Eh, avouez que l'effet était plutôt pas mal.
  • Certes. »


Ils se regardèrent en silence. Jack souriait de toutes ses dents, et il assumait qu'Ombre faisait de même sous son masque. Un toussotement dans le dos du bandit interrompit le moment.


« Excusez-moi, entama Barde de sa voix mélodieuse, mais nous avons terminé de notre côté. Pouvons-nous y aller ?

  • Ah, oui, parfait. Oh, par ailleurs, j'ai une nouvelle pour le groupe.
  • Ombre nous rejoint ? demanda Barde avec un sourire fin.
  • Euh... oui, répondit Jack après une petite hésitation.
  • Je suppose que la demoiselle nous racontera toute son histoire lorsque nous serons sortis de tout cela ?
  • Eh bien cela ne dépend que... Attends, comment sais-tu que c'est une femme ?
  • Enfin, Jack, c'est évident. Tu es bien le dernier d'entre nous à t'en rendre compte. Et bien tardivement, je dois dire. Tu n'es pas très observateur.
  • Mais... que...
  • Bref. Rejoignez-nous quand vous en avez terminé ici. »


Barde fit une brève courbette ironique avant de s'en retourner avec élégance. Jack resta là comme un idiot, interdit. Ombre posa une main délicate sur son épaule, ce qui le fit sursauter.


« Je sens que je vais me plaire parmi vous. »


Jack commença à avoir un soupçon de regret.

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