Les liens qui nous unissent

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Je suis retenu la tête en bas par des paires de mains qui me saisissent les chevilles. Je tends moi-même les bras pour atteindre ses mains mais nos doigts s'effleurent à peine. Elle est là, en dessous de moi, vêtue d'une longue robe d'un blanc éclatant. Elle semble entravée par les pieds au fond de cette grotte gigantesque où seuls quelques faisceaux lumineux, venant d'en haut, parviennent à déchirer l'obscurité oppressante. J'entends au-dessus de moi quelques bribes de conversation venant de la grappe de personnes qui me tiennent suspendu.

« Ça va en bas ? Vous tenez le coup ? Ne le lâchez pas surtout !

— À qui appartient ce bras-là ?

— À moi.

— OK alors attrape plutôt sa jambe à elle s'il te plaît. J'ai vu pas mal de reportages sur les fourmis : elles sont capables de construire des ponts grâce à la cohésion du groupe. C'est pas des conneries, c'était sur Arte. Je pense que l'on peut tenir encore un peu et lui donner plus de temps… »

Je n'ai pas envie de regarder ce qu'il se passe plus haut. J'ai juste envie de l'attraper et de la ramener. Mes larmes tombent directement sur son visage blême mais serein ; parfois sur son front, parfois sur ses joues ou sur ses lèvres en fonction des balancements de la chaîne humaine qui me retient. Je lui répète pour la énième fois sans plus vraiment d'espoir : « Essaye d'attraper ma main, mon amour.

— Tu sais bien que c'est impossible mon chéri. me répond-elle doucement. »

Elle me regarde en plissant les paupières peut-être pour contrer les rayons de la lumière dure et verticale qui dansent avec les ombres des suspendus. Ou peut-être simplement parce qu'elle a perdu ses lunettes.

« Tu te souviens de la fois où l'on était aux Solidays ? me demande-t-elle.

— Oui bien sûr, en deux mille neuf. Je m'en souviens comme si c'était hier, mon amour.

— Oui ! Deux mille neuf, c'est bien ça ! On se connaissait à peine et pourtant tu as osé me prendre la main, reprend-elle avec le genre de sourires que font naître les souvenirs du bon vieux temps. C'était doux et intense à la fois. Je ne voulais plus te lâcher et pourtant il a bien fallu que l'on rentre chacun de notre côté. »

Son regard devient plus triste en poursuivant: « Aujourd'hui c'est plus dur mais tu n'y peux rien. Toutes les bonnes choses ont une fin : il faut se lâcher la main… »

Je lui réponds en sanglotant : « Non ! Tu ne peux pas dire ça ! J'y suis presque, regarde ! On se touche presque la main ! Je vais te ramener à la maison… Il faut que tu rentres. Sans toi, je ne suis rien… »

Elle reprend alors sur un ton plus ferme : « Mon chéri… sois sérieux. Pense à tous ceux qui tiennent à toi, à tous ceux qui te retiennent là-haut. J'entends leurs voix qui luttent et qui t'appellent. Je devine nos amis, nos familles. Cela fait des jours, peut-être des mois, qu'ils t'empêchent de sombrer. Tu ne peux pas rester ici éternellement. Ils n'ont pas une résistance infinie… »

C'est à ce moment là que j'entends des cris au-dessus de moi : « Aïe ! J'ai mal, je vais lâcher !

— J'en peux plus ! Aidez-moi !

— Tenez bon ! Il y est presque !

— Non, je glisse ! Je lâche ! Aaahhhh ! »

D'un coup, je chute d'une longueur de bras. Bien assez pour que je puisse tenir son visage glacé entre mes mains. Mais après un bref instant de grâce, elle hoche la tête de gauche à droite, elle écarte mes mains pour que je lâche prise et dépose un baiser sur chacune d'elles.

« J'ai mal à la tête, il faut que je me repose. Je t'aime Alexandre. Je t'aime… susurre-t-elle avant de commencer à disparaître. »

Je me mets alors à crier de détresse pendant que, par à-coups, les vivants me remontent à la surface: « Non Corinne ! Non ! Ne me laisse pas ! Nnnoooooonnnnn ! »

« Et c'est à ce moment que vous vous réveillez ?

— Oui docteur. C'est ici que s'arrête mon cauchemar, à chaque fois…

— À chaque fois ?

— Oui docteur. Systématiquement.

— Hmmm... Vous savez, c'est assez rare de faire plusieurs fois exactement le même cauchemar. Souvent, les patients qui souffrent de maux similaires aux vôtres sont également hantés par des rêves terrifiants mais la plupart du temps leurs songes prennent différentes formes, alternent entre différentes variantes si vous préférez, et ils se réveillent à des moments clefs mais plus ou moins aléatoires. »

Le vieil homme ne donne de consultations que la nuit, chez lui, sur des divans éclairés par la lumière montante et chaleureuse du feu qui crépite dans sa cheminée. Souvent, il bouquine pendant que ses convives s'expriment. L'ancien psychanalyste ferme son petit livre, il se rapproche d'Alexandre, il se penche et murmure: « Voulez-vous vraiment faire cesser ces cauchemars, Alexandre ?

— Mais bien sûr docteur ! Sinon je ne serais pas là !

— En êtes-vous vraiment sûr ? Il me semble que vous tenez beaucoup à ce rêve. Il se peut que cela soit vous qui le gardiez captif plutôt que l'inverse. »

Il marque une courte pause, puis reprend : « En effet, c'est une évocation de votre bien aimée et vous tenez beaucoup à elle. Peut-être que, inconsciemment, vous retenez ce cauchemar pour la retenir elle. »

Alexandre quitte du regard les flammes jaune-orangées qui dansent dans la cheminée pour se tourner vers le vieillard : « Elle était tout ce que j'avais… Que puis-je faire ? Je n'ai pas l'intention de l'oublier ! Suis-je donc condamné à ne plus dormir, docteur ?!

— La solution n'est pas de l'oublier. De toute façon, je vous assure que l'on ne peut pas oublier si facilement les gens que l'on a aimés tant d'années. Mais cela ne veut pas dire que vous êtes condamné pour autant. La clef est en vous, elle est dans ce rêve. La clef, ce sont tous les liens qui nous unissent ! »

Le psychanalyste dresse le petit traité mathématique qu'il feuilletait plus tôt pour qu'Alexandre puisse le contempler.

« Vous voyez ce livre ? Que pensez-vous qu'il advienne de toutes ces pages si j'en arrache une ? »

Sans laisser le temps à son patient de répondre, il poursuit : « Si j'arrache une page, les autres qui la côtoyaient restent solidaires et continuent d'avoir du sens. Les pages qui restent ont même gardé une trace qui permet de deviner le contenu de celle qui manque. Il existe une certaine mémoire née de la cohérence globale du livre, des relations qu'entretiennent les pages entre elles. »

Il dépose l'exemplaire de Théorie des nœuds, tresses et entrelacs entre les mains d'Alexandre. Les boucles composant l'illustration de la couverture brillent en reflétant les lueurs vacillantes du feu de bois.

« Votre vie est un récit. Préservez la mémoire de vos pages manquantes en préservant vos relations aux autres. Créez-en de nouvelles pour raffermir sa trame. Renforcez les pages qui côtoyaient Corinne… »

La séance terminée, l'octogénaire raccompagne son invité, un peu perdu dans ses réflexions, vers la sortie.

« Merci docteur. Au fait, combien je vous dois ?

— Je ne fais plus ça pour l'argent. Mais si cela vous importe, vous pouvez déposer ce que bon vous semble dans cette urne. Je reverse le tout à différentes associations caritatives. »

Alexandre y dépose ce qu'il estime devoir pour la consultation, plus ce que son cœur lui dicte. Il tend le petit livre au vieil homme pour le lui rendre mais celui-ci esquisse un geste de refus : « Je vous le laisse ! Mais considérez que j'en reste le propriétaire. Je vous le réclamerai le moment venu. Pendant ce temps, puisse-t-il vous inspirer autant qu'il l'a fait pour moi. Bon retour chez vous et attention sur la route ! »

« Allo Frédéric ?! Tu vas bien ?

— Salut Alexandre ! Oui, on fait aller, on fait aller… Et toi ?

— Ça va. Ça va. Je voulais juste savoir si vous aviez choisi le thème du prochain concours de nouvelles.

— On n'a pas encore statué mais on a quelques pistes. Pourquoi ?

— En fait, je viens de retrouver un petit livre qu'un vieil homme m'avait confié. C'était pendant la période de mes cauchemars, tu sais. En l'ouvrant, je me suis aperçu que quelques pages étaient arrachées. Ça m'a fait repenser à ta sœur et j'ai eu comme un éclair : que dirais-tu de sélectionner pour thème du concours le mot… »

Pour Corinne et tous ses amis.

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