Chapitre 23

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Lorsque six heures et demie s’affichèrent sur son téléphone, déclenchant son réveil le lundi, Amélie se réveilla de la condamnation de Denise, pour la énième fois cette nuit-là. Le week-end avait été particulièrement enrichissant, mais les conséquences de ses choix de vie lui coûtaient cher. Elle aurait pleuré de frustration si elle avait été faible, expulsant ces esprits qui lui empoisonnant le sommeil. Mais Amélie n’était pas faible, aussi se contenta-t-elle de serrer les dents lorsqu’elle se redressa, la migraine enserrant son crâne. Elle s’apprêtait à prendre la bouteille d’eau au pied de son lit, quand de légers coups à la porte la firent sursauter.

« Amélie ? J’ai entendu ton téléphone, tu es réveillée ? Je peux rentrer ? »

Sergeï ? S’étonna-t-elle. Les démonstrations d’affection ou d’intérêt à son égard étaient rarissimes — elle en était venue à la théorie selon laquelle le désir d’enfant provenait surtout de Chantal —, mais depuis son retour la veille, son père adoptif se montrait étrangement inquiet pour elle. Doit encore être un effet temporaire de « soyons une vraie famille pendant que j’ai cancer et que je risque de mourir »... songea-t-elle, amère.

Elle avait espéré passer inaperçue en rentrant de sa promenade, cet espoir avait disparu à l’instant où son regard avait croisé celui de Sergeï dans le hall, alors qu’il remettait son portefeuille dans sa veste. La jeune fille n’avait alors qu’un pied chez elle, elle s’était figée, prête à recevoir la tempête de remontrances sur son état déplorable. Au lieu de cela, elle avait vu les yeux de son père adoptif s’écarquiller de terreur et il s’était précipité sur elle avec inquiétude. Il fallait admettre que son apparence avait de quoi inquiéter ; elle était trempée, couverte de boue des pieds à la tête, des feuilles mortes et des ronces accrochées à ses vêtements, sans oublier les sillons de larmes toujours visibles sur ses joues sales et rosies par le froid. Perplexe face à ces démonstrations d’intérêt inhabituelles, elle avait déclaré avoir glissée dans les bois — ce qui n’était pas complètement faux. Sergeï l’avait envoyé prendre une douche et lorsqu’elle était redescendue, il l’avait enroulée dans un plaid moelleux et lui avait préparé un bouillon avec un paracétamol.

« Amélie ? reprit la voix soucieuse de son père adoptif derrière la porte.

- Heu…. Oui. Entre. » Finit-elle par dire, perplexe.

Il ouvrit doucement la porte et vint la rejoindre sur le lit. Elle le dévisagea, méfiante. Il leva une main vers sa fille, mais elle s’éloigna, l’incompréhension se lisait sur son visage. Sergeï eut un léger rire — même si son regard trahissant quelque peu son embarras.

« Ne sois pas bête, je veux juste m’assurer que tu n’as pas de température ! »

Amélie se laissa approcher, le regard défiant, suffisamment dur pour que son père regarde ailleurs tandis qu’il posait une main sur front. Ce simple contact la mit mal à l’aise.

« Ça m’a l’air d’aller, dit-il d’une voix douce.

- C’est comme ça que tu prends la température aussi avec tes patients à l’hôpital ? railla Amélie, ce qui le fit sourire.

- Tu as vraiment une santé à toute épreuve, tu… Sergeï s’interrompît et se pencha sur Amélie, tout en saisissant son menton.

Complètement paniquée, Amélie enleva la main de son père adoptif d’un geste violent tout en se reculant. Elle était prête à l’incendier, présumant de sa perversité.

- Ne t’avise pas de me t…

- C’est étrange… La coupa-t-il, comme anticipant les propos qu’elle allait tenir et ne voulant surtout pas que de telles choses soient proférées. On dirait que tu n’as plus de cicatrices autour des lèvres ! Tu en avais tellement depuis… Il serra les dents. Bref, je te laisse te préparer. A plus tard. » Conclut-il avant de se relever.

Amélie le regarda quitter sa chambre, déconcertée. Mais qu’est-ce qui lui prend ? S’interrogea-t-elle. Hélène éluda la question en lui faisant remarquer qu’elle devait encore préparer ses affaires pour la journée de cours. La jeune fille grommela vaguement une réponse avant de se lever.

Lorsqu’elle descendit prendre son déjeuner, elle fut soulagée de voir que ses deux parents étaient déjà partis travailler. Elle mangea rapidement et, comme chaque matin, attendit le dernier moment pour sortir. De cette façon, elle arrivait tout juste en classe en même temps que le professeur et n’avait pas à interagir avec les autres.

Alors qu’elle fermait la porte de l’immeuble et se retournait pour partir, Denise l’empêcha de bouger les jambes, manquant de lui faire perdre l’équilibre.

« Non, mais ça va pas bien ? S’insurgea Amélie. J’ai failli m’étaler !

- Désolée Amélie, mais regarde à tes pieds…

Elle obtempéra, s’attendant à découvrir quelque chose de dangereux, mais ne vit rien.

- Non, à côté des marches. Ajouta sa mère.

Elle s’exécuta et découvrit un chaton, ce qui l’énerva.

- J’ai failli tomber pour ça ? Vous n’êtes pas sérieuse ?

- Oui… et non, minauda Denise. Il te regarde.

Amélie daigna accorder un second coup d’œil à la bestiole. Il était misérable : amaigris, une oreille abimée, les yeux sales, mais en effet, il la regardait avec une attention particulière.

- Ouais et alors ? Faut que j’aille en cours…

- Tu ne le sens pas ? s’étonna son amie. Il t’a choisi.

Amélie s’esclaffa.

- Rien ni personne ne m’a jamais choisi, si ce n’est par dépit. »

La jeune sorcière ignora les suppliques de ses esprits et le regard implorant du félin pour prendre le chemin du lycée.

A peine eut-elle franchi le pas de la salle, qu’elle sentit une vague de froid. Elle s’installa au fond de la classe, le regard braqué sur la masse noire informe qui flottait autour de Mévina. Cette dernière se retourna, les yeux cernés, suppliants. Cette idiote a certainement enlevé son charme à la cheville, soupira la nécromancienne. Elle acquiesça néanmoins doucement en direction de sa camarade de classe, lui faisant comprendre qu’elle s’en occupait. Mévina eut un bref sourire de reconnaissance et lui tourna le dos.

Jusque là, lorsqu’elle était dans la même pièce qu’un esprit noir, il était aussitôt attiré par elle. La nouvelle situation l’amusait.

Alors que l’enseignante prenait place tout en débitant un résumé du précédent cours, Amélie tendit son bras sous son bureau, en direction de Mévina. Elle s’apprêtait à détruire le nuisible, mais changea d’avis. Elle songea qu’il était peut-être temps de réessayer de les asservir. Avoir de telles créatures sous son empire serait un sacré atout ! Elle décida de tenter une autre approche de celle habituelle.

« Non, Amélie ! Ne fais pas ça ! » l’interpella sa mère, soutenue par Denise.

Mais fidèle à elle-même, Amélie les ignora, fermant les yeux sur le cours ennuyeux pour ouvrir son troisième œil. L’air lui sembla glacial et poisseux. Elle découvrit alors la forme de ses créatures dans les limbes : un nuage de fumées noires, épaisses enveloppant un être famélique qui était quasiment réduit à l’état de squelette, avec un visage dénué de traits, dénué de chair, dénué de toute trace d’humanité. Un frisson parcouru la forme spirituelle d’Amélie. Un frisson d’excitation.

« Hé mocheté ! » Interpella Amélie, confiante.

La créature se tourna aussitôt, laissant échapper un râle, avant de se mettre à quatre pattes pour se précipiter vers Amélie et se jeter sur elle toutes griffes dehors. Loin d’être effrayée, la jeune nécromancienne était fascinée par toutes ces découvertes sur les limbes : non seulement les esprits noirs étaient plus qu’une masse sombre, mais en plus, elle était capable de ressentir des choses ici !

« Faim… Froid… Saleté de vivants… Si froid… » murmurait le damné d’une voix sèche, caverneuse.

Aussi troublant cela fut-il, Amélie sentit sa vitalité la quitter, comme aspirée par la chose qui s’agrippait à elle. Plus inquiétant, elle réalisa rapidement qu’il lui fallait prendre le dessus dans ce monde, elle ne pouvait pas prendre le risque de retourner dans son corps en amenant ce nouveau parasite avec elle.

« Amélie ? résonna une voix devant elle : la prof de philo.

Inquiète, elle se retourna et se vit les yeux fermées. Et mince… pensa-t-elle avant de se voir finalement les ouvrir, les iris noirs.

- Oui, répondit sa mère, imitant à la perfection son intonation ennuyée.

- Mon cours est-il si ennuyeux que tu fermes les yeux ? As-tu seulement écouté ce que je viens de dire ?

- Oui.

Amélie pouffa devant le flegme de sa mère.

- Pardon ? s’exclama Mme Lame.

- Oui, j’ai écouté. » répondit Hélène dans le corps d’Amélie, répétant mot pour mot les derniers propos de l’enseignante.

Un froid intense détourna Amélie de la suite de l’échange. L’esprit noir mordait littéralement sa chair. Faisant abstraction de tout ce qui l’entourait, elle se concentra pour rassembler son énergie, mais cela n’eut pour effet que de rendre la chose plus agressive, plantant ses crocs et ses griffes plus profondément dans le corps spectral de la jeune sorcière.

« Faim… Si faim ! siffla l’esprit.

- Lâche-moi ! » Cracha Amélie en essayant de s’extraire de l’emprise de la chose.

Plus elle se débattait, plus la créature s’accrochait avec rage et désespoir, se nourrissant de sa vitalité. Amélie essaya de parler avec la créature, de lui donner des ordres, mais elle réalisa bien vite qu’il était vain d’essayer de la raisonner.

« Puisque la manière douce ne fonctionne pas, on va tenter la manière forte ! »

Loin de se décourager ou de paniquer, Amélie laissa la frustration et la colère la gagner.

« Que ce soit sur le plan physique ou ici, JE suis la Maîtresse de la Mort ! »

La nécromancienne planta ses doigts dans la boîte crânienne de la créature qui hurla de douleur.

« Et comme les autres, tu vas m’obéir ! »

Si cette chose pouvait se nourrir de son énergie, elle pouvait certainement en faire de même ; aussi Amélie raffermit son emprise sur le crâne qu’elle tenait et chercha à absorber ce qui restait dans ce semblant d’être. Le flux qui la traversa était immonde, il lui donna la nausée, mais elle persévéra jusqu’à ce que la créature lâche prise et se retrouve fébrile, pendant lamentablement au bout de son bras. Les doigts toujours ancrés dans sa tête poisseuse, elle la souleva pour lui faire face. La nécromancienne examina les orbites vides, obscures de la chose, en quête d’un résidu de forme d’intelligence.

« Reconnais-moi comme ta Maîtresse ! » ordonna-t-elle.

Un léger râle lui répondit. Amélie sentit la chose commencer à s’effriter dans sa main : la créature abandonnait et se laissait disparaître.

« Oh non ! Je ne te laisserai pas partir si facilement ! » déclara la nécromancienne, un sourire lugubre sur le visage.

De sa main libre, elle enserra la gorge de sa victime et y insuffla un peu de sa magie, de son énergie vitale. Amélie vit aussitôt une lueur apparaître dans les orbites creuses, une lueur vorace. L’esprit noir sembla reprendre des forces, mais ne montra pas le moindre signe de gratitude, bien au contraire. Il se jeta à nouveau sur Amélie, cherchant à lui dérober davantage de cette délicieuse vitalité. La réaction de l’esprit ne la surprit pas, elle ne s’était pas attendue à une abdication aussi facile. Les doigts toujours plongés dans sa boîte crânienne, Amélie la draina jusqu’au seuil de la survie.

« Je suis une Déesse vivante sur le monde des morts ! Reconnais-moi comme ta Maîtresse, obéis-moi bien et je te nourrirai ! » grogna-t-elle.

Les minutes s’allongèrent, Amélie alterna entre le drainage et le don d’énergie dans l’espoir de briser et d’asservir l’esprit noir. A force de pratique, elle parvint à parfaitement maîtriser ce jeu de flux. La brume noire entourant le damné semblait s’épaissirent à mesure que la nécromancienne jouait à l’affamer, les isolants du reste du monde.

Même si elle n’en montrait rien, Amélie faiblissait. A chaque tour, elle donnait un peu de sa précieuse énergie vitale, tandis que celle qu’elle récupérait de la chose était comme entachée, impur.

Pour la énième fois, la créature gisait au bout de son bras. Il était temps de lui poser un ultimatum.

« Je me suis bien amusée avec toi, mais je suis lasse. Je vais donc te laisser à cet état. Si tu survis à ce jour, je te laisserai une ultime chance de me servir. »

Amélie projeta finalement la créature le plus loin possible, cette dernière vola comme une misérable marionnette avant de s’écraser au sol, au pied du tableau noir. La sorcière examina sa main droite, ses doigts et sa paume étaient couverts d’une substance noire et poisseuse, elle secoua vaguement sa main pour s’en défaire avant de décider d’en faire abstraction. Elle se tourna vers son corps physique. Amélie croisa le regard de sa mère, cette dernière la regardait avec terreur.

« Je rentre. » Prévint Amélie.

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