Chapitre 6

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Lorsqu’elle s’éveilla le lendemain matin, elle était d’une humeur exécrable. Amélie avait passé la nuit à revivre la mort de Denise, puis celle de sa mère. Ce n’était pas la première fois, mais c’était épuisant pour son esprit à elle. D’habitude, elle ne rêvait pas que de ces moments-là de leur vie, le rituel de la veille avait dû les affecter plus qu’elle ne l’aurait imaginé.

Elle avait tout essayé pour retrouver un sommeil normal depuis ce partage avec sa mère, puis Denise : la tisane, l’alcool, les somnifères, les antidépresseurs, le cannabis… Elle avait cessé les recherches après l’échec brûlant de l’acide qui avait exacerbé ses sens lors de ces « rêves ».

Elle se redressa lentement dans le lit, elle sentait Denise et sa mère fébriles : elles aussi avaient revécu ces mises à mort toute la nuit. Elle se leva et se déshabilla avant de laisser Denise prendre le dessus, cette dernière adorait se doucher : sentir l’eau et le savon caresser sa peau était un vrai délice pour elle. La douche terminée, Denise se sécha avec attention et se mit face au miroir, découvrant une Amélie aux yeux bleu pâle. Denise démêla la longue chevelure feu avec soin avant de tresser une longue natte. Après avoir fini de se préparer, elle laissa la place à Amélie qui reprit possession d’un corps frais, fatigué, mais propre et prêt à affronter la journée.

En sortant de chez elle, Denise la pressa de vérifier si les chats étaient encore là. À contrecœur, elle jeta un œil vers les poubelles : personne n’avait encore ramassé les sacs poubelles éventrés et éparpillés au sol. La boîte de thon était vide, en revanche pas la moindre trace des chats. Denise était déçue, mais elle laissa Amélie reprendre son chemin pour le lycée.

Comme elle l’avait imaginé, tout le monde était au courant de la nuit passée dans la forêt avec Elias. Les filles la toisaient avec dégoût, les garçons gloussaient sur son passage la déshabillant du regard. Alors qu’elle montait les escaliers pour rejoindre la salle de cours avec ses camarades, elle sentit quelqu’un lui mettre une main aux fesses, sa mère essaya aussitôt de venir au premier plan, elle résista et continua de monter les escaliers en serrant les dents.

Les cours s’enchainèrent à une vitesse prodigieusement lente. Lorsqu’enfin sonna la cloche de midi, elle se leva et partit au plus vite.

Ce quotidien la consumait à petit feu. Toujours la proie des moqueries, des messes basses, des regards noirs… Cela même bien avant que ses pouvoirs ne se réveillent, comme si elle était marquée, comme si elle était une sorte d’intouchable.

Alors qu’elle attendait dans la queue du self pour prendre un plateau et se servir, elle sentit un tapotement sur son épaule. Elle se tourna brusquement, manquant de gifler sa camarade de classe avec sa natte : Mévina, une fille discrète qui avait toujours gardé ses distances avec elle jusque-là.

« Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-elle froidement tandis qu’elle posait son plateau sur le rail.

- Salut Amélie… heu… Je peux manger avec toi ce midi ?

- Non. » Répondit-elle sèchement, pensant mettre un terme à ce semblant de conversation. Sans doute un stratagème pour l’humilier, ce ne serait pas la première fois.

« Pourquoi ? »

Amélie ignora la question et après s’être servie un plat chaud, elle se dirigea vers une table isolée sans un regard en arrière. Elle s’assit, dos au reste de la pièce, comme elle en avait l’habitude. Mévina s’installa face à elle, le visage grave. Amélie la fusilla du regard, si bien que sa camarade perdit toute contenance et baissa les yeux. Considérant avoir avorté toutes formes de dialogue. Amélie commença à manger.

« Est-ce que c’est vrai ce qu’on raconte ?

Amélie reposa sa fourchette et soupira.

- Et qu’est-ce que l’on raconte sur moi ? Quelle est la nouvelle rumeur ? Que je suis une trainée ? La réponse est « oui » si ça peut te faire plaisir, maintenant laisse-moi manger tranquillement.

Amélie avait parlé d’un ton sec, elle la fusilla de nouveau du regard, mais cette fois-ci la jeune fille le soutint, les yeux brillants et légèrement rougis, comme prêt à pleurer.

- Est-ce que tu es… une sorte de médium ? »

La question surprit Amélie et la déstabilisa. Ce qui la surprenait le plus était l’emploi de ce terme, si poli, si courtois de « médium ». Personne ne l’avait qualifiée ainsi jusqu’à présent. Les rares fois où des personnes avaient tenté d’évoquer leurs soupçons sur ses dons, on l’avait appelée « sorcière », « monstre », bizarrerie », « folle »… Elle se ressaisit rapidement. Cela pouvait encore être une ruse pour se moquer d’elle ou la malmener. À cette hypothèse, des bribes de souvenirs désagréables de son enfance lui revenaient en tête. Son visage se renfrogna.

« Non. Laisse-moi tranquille. »

Mévina se pencha un peu plus vers elle, le regard suppliant. Elle voulut lui saisir la main, mais Amélie l’ôta aussitôt de la table. Elle n’aimait pas la tournure que prenait cette situation.

« S’il te plait ! Tout le monde dit que tu es bizarre, parce que tu parles toute seule, mais je suis sûre qu’il y a une raison ! »

Est-elle sincère ? Amélie décida que cela n’avait pas d’importance, elle recommença à manger sans prêter plus d’attention à sa camarade. Mais cette dernière était déterminée.

« Ma grande sœur est morte ce weekend à Paris. Mes parents se comportent étrangement, ils ne veulent pas me dire ce qui s’est passé, ils ne veulent même pas faire de service funéraire pour elle ! Ils refusent de l’enterrer dans le caveau familial ! J’ai besoin de savoir ce qui s’est passé ! J’ai besoin de lui parler une dernière fois, de lui dire adieu ! Il n’y a que toi qui puisses m’aider… S’il te plait… »

Amélie leva les yeux vers elle. Le visage de Mévina semblait impassible, mais les larmes coulaient silencieusement le long de ses joues. Elle songea qu’il était difficile de jouer la comédie à ce point-là, Mévina était sincèrement en détresse. Pourtant, sa décision était prise. Ce n’est pas mon problème. Pensa-t-elle. Mais c’était sans compter sur sa mère, d’ordinaire si discrète et peu compatissante.

« Aide-la. » Murmura sa mère.

« Non, ce n’est pas mon problème ! Et d’ici quelques mois elle rejoindra sa sœur de toute façon ! » Répliqua mentalement Amélie, agacée.

« Cela ne te coûte rien de l’aider, il n’est pas trop tard pour te faire une amie... ? »

« Si, bien trop tard. »

Sa mère persistait et contre toute attente, Denise se joint à elle, mais de façon plus pragmatique, plus calculatrice.

« Fais-le, on ne sait jamais ce qui va se passer, avoir une alliée pourra peut-être s’avérer utile ? »

Amélie secoua la tête, trop de voix se mêlaient, elle ne distinguait plus ses pensées des leurs.

« SILENCE ! » ordonna-t-elle à voix basse tout en posant brutalement ses couverts sur la table.

Elles s’exécutèrent. Amélie leva lentement les yeux vers Mévina. Cette dernière la dévisageait avec une lueur étrange dans le regard ; ce n’était pas de la peur, Amélie savait la reconnaitre.

« Elle s’inquiète pour toi… » Murmura sa mère.

Mévina prit timidement la parole, confirmant les soupçons de sa mère.

« Est-ce que ça va ? Je t’ai vu plusieurs fois dans cet état, les yeux qui vont dans tous les sens… Ils ont une couleur étrange d’ailleurs quand cela t’arrive. C’est… Ce sont les esprits qui te parlent, c’est ça ? »

Amélie dévisagea la jeune fille qui se tenait face à elle. Si frêle, si désespérée. Denise avait marqué un point, avoir une « alliée » pourrait avoir une utilité si les choses n’allaient pas comme prévu. Mais cela valait-il le risque de s’exposer ? Tout le monde dans les environs avait déjà des soupçons sur elle, mais personne n’avait jamais eu de véritables preuves contre elle. Qu’arriverait-il si les réponses de la grande sœur ne plaisaient pas à Mévina ? Ou si elle se retournait contre elle, une fois sa curiosité satisfaite ? Et même si cela se passait bien, saurait-elle tenir sa langue et ne pas répandre une nouvelle rumeur sur elle, sur ses dons ? De nombreuses personnes se prétendaient sorcières, médiums, etc., mais peu l’étaient réellement et ces derniers restaient cachés pour de bonnes raisons. Denise, qui avait suivi le fil de ses pensées, lui murmura qu’elle connaissait un sort pour l’empêcher de parler. À contrecœur, Amélie se tourna pour observer le reste de la cantine : les élèves avaient tous pris soin de s’asseoir à une distance raisonnable d’elle. Elle prit lentement la parole.

« Ce que tu demandes n’est pas anodin. Sache que ta sœur peut refuser de se présenter, elle peut refuser de répondre à tes questions… » Mévina hocha la tête avec vivacité, une lueur d’espoir dans le regard. « …et tu dois aussi te préparer à ne pas aimer les réponses qu’elle pourrait te donner.

- Je comprends ! Merci, Amélie ! Merci !

Ravie d’avoir une réponse positive, Mévina commençait à se lever, sans doute craignait-elle qu’Amélie ne change d’avis.

- Rassis-toi. Je n’ai pas fini. » Le ton d’Amélie était froid, il brisa le sourire de Mévina qui se rassit, penaude. « Si je fais ce que tu demandes, tu auras une dette envers moi. C’est le premier point. » Mévina hocha lentement la tête, réalisant à peine ce que cela pouvait signifier. « Le second point est le suivant : quoi qu’il arrive, je t’interdis de parler de tout cela à quiconque, cela inclut toute notre conversation ici ! »

La voix d’Amélie était plus glaçante que jamais. Mévina sentit sa gorge s’assécher, elle hocha néanmoins la tête, la peur s’immisçant doucement dans ses yeux, ce qui n’échappa pas à Amélie qui esquissa un sourire.

« Quand ? demanda l’intéressée, la voix incertaine.

Amélie savourait son emprise.

- Demain, après les cours, accompagne-moi chez mes parents. Prend une photo récente et un objet lui ayant appartenu, si tu as une mèche de cheveux ce sera parfait. Maintenant, laisse-moi manger tranquille. »

Mévina ne se le fit pas répéter deux fois et emporta son plateau-repas.

« Tu n’étais pas obligée d’être si méchante avec elle ! Ce n’est pas comme ça que l’on se fait des amis ! » Commenta sa mère, toujours compatissante.

« Peu importe, je n’ai jamais eu d’ami et je n’en veux pas. » Répondit Amélie à voix haute, mettant un terme à la conversation.

Les cours de l’après-midi ne l’intéressant guère, elle s’installa au fond de la classe et alors qu’un groupe passait pour faire un exposé sur le développement économique en Afrique, elle consulta discrètement son téléphone : pas de message. Pas d’inquiétude, c’est encore tôt ! Elle ferma les yeux et se projeta dans Kévin.

Le corbeau survolait une autoroute, le trafic était plutôt dense pour un lundi. Elle sourit, le lien était efficace et même si son corbeau ne pouvait voler aussi vite que la voiture où se trouvait Elias, bientôt il le rejoindrait et elle pourrait admirer Paris et sa chute.

Amélie revint à elle-même pour constater que le groupe avait fini sa présentation et répondait aux questions du professeur. Elle remarqua également que les garçons assis à la table à côté de la sienne gloussaient en la regardant, elle imagina un instant leurs visages déformer par la peste. Réconfortée par cette vision, elle reporta son attention sur le cours, aussi ennuyeux soit-il.

Les cours terminèrent plus tôt en raison de l’absence du professeur de philosophie. Amélie jubilait, elle détestait ce cours. Elle prit alors le chemin pour rentrer chez elle en milieu d’après-midi, elle se projeta dans l’un de ses corbeaux et découvrit avec lassitude qu’un groupe de garçons l’attendait dans une rue adjacente qu’elle avait l’habitude d’emprunter. Elle soupira et s'engagea dans une autre rue, elle ne tenait pas à savoir jusqu’où pouvaient aller le vice et la perversion des garçons de son âge. Elle prit soin de vérifier son nouvel itinéraire avec ses corbeaux et put rentrer chez elle en toute tranquillité.

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