Chapitre 4

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Amélie n’avait pas anticipé cette réaction et fut prise de court par la colère du démon babylonien. En revanche, sa mère et Denise l’avaient pressentie ; d’un même élan, elles prirent le dessus dans le corps d’Amélie. Sa stature se raidit, l’un de ses yeux devint bleu pâle, l’autre noir comme la nuit. Mutu vit ce changement, mais ne le comprit pas. Alors qu’il s’apprêtait à reprendre ses menaces, ses lèvres se scellèrent contre son gré, ses mains lâchèrent les bras d’Amélie et vinrent se coller contre son flan. D’une voix, celle d’Amélie, Denise et la mère d’Amélie s’exprimèrent :

« Ne t’avise plus de la menacer, misérable vermine ! Sache qu’Amélie est puissante et elle n’est jamais seule ! Ensemble, Nous sommes redoutables. S’il te suffit d’un souffle pour tuer, sache qu’il nous suffit de désirer ta destruction pour la réaliser ! Ceci est ton premier et dernier avertissement ! Maintenant, Nous te laissons le choix : t’engages-tu à respecter ton pacte envers Nous ? »

Mutu sentit une douleur traverser le corps d’Elias jusqu’à atteindre son éther, chose qu’il pensait impossible. Maudites sorcières ! rageait-il. Il dévisagea la femme qui se tenait devant lui et comprit davantage la remarque qu’avait formulée Amélie sur son apparence qui différait de celle d’Elias. Il n’eut guère besoin de réfléchir pour prendre sa décision. Il avait accepté de pactiser, il tiendrait parole. Au moins, avait-il à présent la certitude de servir quelqu’un de puissant et d’aussi redoutable que lui. Il apprendrait à mettre sa fierté de côté le temps d’une vie mortelle ; il ne pouvait passer à côté de cette opportunité de découvrir le monde d’aujourd’hui, avant de le détruire. Le regard d’Amélie était fixé sur lui, plus dur que jamais. Ne pouvant parler, il ferma les yeux en signe de soumission et hocha la tête.

C'était la première fois que ses esprits prenaient le contrôle sur elle sans le lui demander, Amélie s’était laissée faire. Dans son état de faiblesse, elle aurait, de toute façon, été incapable de résister. Comme à chaque fois, c’était une sensation étrange que de s’observer parler et agir sans avoir le moindre contrôle. En général, cela ne la dérangeait pas, sa mère veillait sur elle, ne prenant que rarement le contrôle. Denise le faisait plus fréquemment, mais cela faisait partie de leur accord. Denise avait été une puissante nécromancienne, elle partageait son savoir et sa puissance avec Amélie ; en échange elle avait la possibilité de « vivre » un peu une seconde fois. En l’occurrence, Amélie s’amusa du spectacle. Lorsqu’elle vit le démon hocher la tête, tel un enfant grondé par sa maman et qui promet de ne plus faire de bêtise, elle sentit les esprits lui rendre sa place en premier plan.

Mutu observa Amélie revenir à elle-même. Elle ne dit rien, se contentant de lui sourire avec malice. Alors qu’elle se rhabillait à la lueur des bougies, il se demanda combien d’esprits vivaient à travers elle et comment elle parvenait à conserver sa santé mentale avec autant de voix dans sa tête. Cette sorcière n’était pas commune, il s’en réjouit ; cette expérience allait peut-être agréablement le surprendre et le divertir !

Amélie claqua des doigts, les bougies s’éteignirent avant de tomber au sol, elle les ramassa et les rangea dans le sac de sport.

« Tu arrives à voir quelque chose dans cette obscurité ? geignit Mutu pour briser le silence.

Pour toute réponse, elle alluma la lampe torche sur son téléphone.

- Il faut que l’on rentre au village ou les gens risquent de s’inquiéter. Je ne tiens pas à ce qu’ils viennent jusqu’ici !

- Moi non plus… D’ailleurs, tu n’es pas sans savoir que le nom d’un démon est...

- Sa faiblesse ? Avança Amélie avec un sourire sadique.

Mutu serra les dents. Ne pas la tuer, ne pas la tuer…

- J’allais dire « Tabou ». Ne fais plus usage de mon nom.

- Tu es protégé par le pacte, mais soit rassuré, je ne tiens pas non plus à perdre mon démon familier. Vous êtes devenus rares aujourd’hui dans certaines parties du globe et même si je n’en connais pas, je suppose qu’il reste encore quelques sorciers suffisamment puissants pour poser problème. Je me contenterai de t’appeler « Elias ». »

Le concerné hocha la tête, cela lui convenait. Le ton d’Amélie était détaché, mais elle était sérieuse et ne voulait pas voir ses plans être contrecarrés à cause d’une chose aussi stupide qu’un mot, qu’un nom, fut-il celui d’un démon.

Elle rangea toutes les affaires dans le sac et le mis de côté, elle viendrait le récupérer plus tard, le sac s’enfonça dans le sol, comme absorbé. Elle envoya ses corbeaux dans les airs, l’un en direction de l’entrée de la forêt, un autre en direction de la fête du village, les autres allèrent en direction de chez elle. Seul un resta au sol, celui dont la décomposition avait été arrêtée à un stade avancé, attendant ses ordres.

Amélie s’avança vers Elias et lui arracha quelques cheveux, le démon ne protesta pas, se doutant que cela avait un sens. Il l’observa avec curiosité.

Amélie remarqua avec satisfaction que les cheveux résistaient : elle avait réussi à stopper le processus de décomposition. Le corbeau (affectueusement nommé Kévin, du nom de l’un de ses ex petits copains qui avait été particulièrement odieux envers elle) vint sur l’épaule de sa maîtresse qui lui tendit les cheveux. Kévin les goba. Amélie ferma les yeux, se concentrant sur ces deux êtres, tentant de créer un lien entre eux. Denise, qui ne perdait jamais une occasion de se rendre utile, psalmodia des paroles en latin auxquelles Amélie ne comprit rien, mais elle sentit que cela fonctionnait, elle rouvrit les yeux

« Vous êtes liés. Ce corbeau te suivra partout. Il pourra te retrouver où que tu sois. Ses yeux seront les miens : je pourrai ainsi assister aux premières loges à ton grand retour. »

À ces mots, l’oiseau noir s’envola, se perdant dans l’obscurité de la nuit.

« Il y a un groupe de jeunes devant la forêt, en train de rire et de fumer… Ils ont visiblement fait des paris, mais l’un d’eux est inquiet de ne pas nous… non… de ne pas te voir revenir. Tes parents sont au village également, ils cherchent quelqu’un, toi certainement. Il faut vite partir !

- Comment sais-tu tout ça ?

- Un nécromancien est connecté à toutes ses progénitures. Comment les contrôler à distance sinon ? Ce que mes corbeaux voient, entendent, je le vois et l’entends aussi. »

Les yeux d’Elias brillèrent brièvement. Fascinant…

Alors qu’ils prenaient le chemin pour quitter la forêt, Amélie ne put se retenir de taquiner une fois de plus son nouveau démon familier et lui prit la main en prenant soin d’entrecroiser leurs doigts, tels de vrais amoureux. Mutu la dévisagea avec dégoût.

« Une raison à ce comportement ?

- Mon brave petit Elias, je te rappelle que tu dois te tenir moins droit, le regard fuyant pour faire illusion. Quant à ceci… » Elle leva leurs mains « Elias et moi venons de passer plusieurs heures dans la forêt, à cette époque, cela signifie que nous avons passé un moment très intime. Alors, affiche un sourire gêné et ce sera parfait ! Ils doivent nous voir arriver ainsi. »

Mutu se contenta de grogner pour approuver ces directives. Il s’appliqua à ressembler à la description d’Elias. Lorsqu’ils arrivèrent à l’orée de la forêt, Amélie eut une idée, cela ne la valoriserait pas, mais donnerait de la crédibilité au démon. Elle prit la parole doucement.

« Maintenant qu’ils nous voient, lâche brutalement ma main et avance plus vite comme si tu avais honte de paraître à mes côtés !

Mutu ne comprit pas ce stratagème.

- Hein ? Mais pourquoi ? L’un de nous est-il déjà promis à quelqu’un ?

Amélie pouffa.

- Non ! Mais je n’ai pas une excellente réputation, on me traite de sorcière, de folle, de bizarrerie et j’en passe... Tu passeras pour un pseudo héros pour m’avoir dupée et avoir profité de moi.

- Le temps passe, mais les humains restent profondément stupides et immatures à ce que je vois… » Commenta Mutu, qui s’exécuta néanmoins avec une once de plaisir.

Amélie s’arrêta de marcher et feignit d’être choquée par ce comportement. Elle se tourna et fit quelques pas vers la forêt avant de s’asseoir contre un arbre, les bras autour des jambes, de façon à rester visible pour ne pas éveiller d’éventuelles inquiétudes sur sa fuite dans les bois au milieu de la nuit. Bien qu’au fond, elle savait pertinemment que personne ne viendrait la chercher, pas même ses pseudos parents adoptifs. Cette pensée lui laissa un goût amer dans la bouche. Elle secoua légèrement la tête et ferma les yeux, se concentrant sur l’un des corbeaux perchés sur un lampadaire, juste au-dessus du groupe d’adolescents.

Elle avait vu juste, Elias recevait moult tapes dans le dos : il avait dupé la sorcière du village et s’en sortait « vivant ». Mutu prenait son rôle à cœur, il faisait un Elias plutôt crédible. Ce dernier leva les yeux et croisa le regard du corbeau, il lui adressa un sourire en coin, Amélie lui rendit ce sourire complice, seule dans la forêt.

Quand elle fut sûre que la voie était libre, elle quitta la forêt et prit le chemin pour rentrer chez elle. Elle avait certes planifié ce retour héroïque du Parigot déniaisé, mais elle était exténuée et ne tenait pas à subir la moindre moquerie. Pas ce soir en tout cas. Lundi matin serait déjà assez chargé comme ça en retournant au lycée…

Elle ne croisa pas grand monde, les gens étaient soit à la fête foraine, soit déjà rentrés. Elle croisa néanmoins un couple de personnes âgées qui choisit de changer de trottoir plutôt que de risquer de la frôler. Elle leur jeta un regard noir, lasse de supporter ces comportements hautains et accéléra le pas pour rentrer.

Elle arriva enfin devant chez elle, c’était un petit immeuble partagé par trois familles, dont ses parents adoptifs. Elle chercha ses clefs dans sa poche, l’esprit à moitié présent, à moitié au-dessus d’Elias, veillant à ce que tout se passe bien. Alors qu’elle s'apprêtait à déverouiller la porte d’entrée, elle entendit un bruyant entrechoquement de poubelles dans la petite allée sur le côté de l’immeuble. Elle rassembla ses pensées et concentra son énergie, si ces idiots du village étaient venus jusqu’ici pour la railler, ils n’allaient pas être déçus !

Elle s’approcha lentement des poubelles et ne vit personne. Elle se détendit et soupira lentement : une des poubelles était à terre, une partie de son contenu était éparpillé. Elle mit sa fatigue de côté et releva la poubelle, découvrant l’origine de sa chute : une chatte et ses trois chatons étaient en train de manger ce qui restait d’une carcasse de poulet. Amélie n’avait jamais vraiment porté d’intérêt pour les animaux, mais elle ne put ignorer ses esprits fondre en émoi devant ce spectacle.

« Oh les pauvres ! Il faut leur donner quelque chose de décent à manger ! » s’exclama sa mère.

« Ses chatons sont si jeunes, la mère est si maigre ! Fais quelque chose Amélie ! Ou laisse-moi agir ! » supplia Denise.

Amélie serra les dents, tout ce qu’elle voulait c’était dormir ! Elle rentra hâtivement, la tête hantée par les supplications de ses esprits, se rua sur le placard d’où elle sortit une boîte de thon. À l’instant même où elle enleva le couvercle, elle sentit les esprits s’apaiser. Elle eut presque envie de les narguer en mangeant la boîte de thon dans la cuisine, mais cette pensée était parvenue jusqu’à sa mère qui gronda en menaçant de prendre le contrôle. Elle se dirigea finalement vers la porte d’entrée et revint vers les poubelles où la petite famille avait poursuivi son maigre repas. Elle s’approcha doucement, mais la chatte feula et recula en faisant le dos rond, les chatons avaient fui derrière une autre poubelle. Amélie posa la boîte de thon devant la chatte qui manqua de la griffer.

« Ingrate ! » Pesta-t-elle contre la chatte avant de s'en détourner pour rentrer.

Le silence régnait chez elle, seuls résonnaient la grosse pendule du salon et les ronflements de son père adoptif dans la chambre à l’étage. Elle enleva ses chaussures, puis monta dans sa propre chambre. Elle se laissa tomber sur le lit sans prendre le temps de se déshabiller et s’endormit aussitôt.

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