Chapitre 3

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Le regard d’Amélie s’illumina, elle ne retint pas son sourire victorieux. Elle se redressa et tendit sa main droite devant le démon ; il baissa les yeux dessus, constata qu’elle ne tremblait pas le moins du monde. Ce sera peut-être intéressant finalement ? songea-t-il. Il prit la main de la nécromancienne dans la sienne, elle rajouta son autre main par-dessus, il fit de même.

« Moi, Amélie, sorcière et nécromancienne t’offre de devenir mon familier protecteur, en échange de mes âmes, mais aussi de ta liberté au terme de ma vie.

- Moi, Mutu, démon de la mort et de la maladie, démon babylonien du huitième cercle des Enfers, j’accepte de pactiser avec toi, Amélie. »

Amélie sentit un vent froid à l’intérieur d’elle, partant de ses mains, envahissant lentement tout son corps. Elle sentit également comme un pincement au niveau de son cœur. Elle ne s’alarma pas, consciente que ce pincement n’était autre que le lien entre elle et le démon. La douleur s’atténua avant de disparaître, elle savait néanmoins que le lien était là. Leurs mains se séparèrent.

« Tu as bien amoché le corps de ce malheureux, mais je dois pouvoir le remettre en état.

- Pourquoi veux-tu faire cela ?

- Tu es un démon babylonien, pas d’apparence propre et si j’en crois mes recherches, un démon ne peut prendre possession d’un vivant sans entraîner la destruction du corps. Je pense qu’une dépouille fraîche, dépourvue d’âme peut fournir un bon compromis pour ta matérialisation. Je peux donner un semblant de vie aux cadavres, ralentir fortement sa putréfaction. Ce sera comme une possession pour toi, sauf que le « bateau » est vide, tu seras seul capitaine.

- Je ne comprends pas, pourquoi veux-tu que je possède ce corps ?

- Tu restes soumis à l’obligation d’être lié à une carnation. De plus, pour être mon familier, tu dois pouvoir m’accompagner ou faire ce que je te demande. »

Le démon ne put retenir une grimace à l’idée de répondre aux ordres d’une mortelle.

« Ne fais pas la moue, je ne te demanderai rien qui dégrade ton image démoniaque ! Bref, ton éther doit être rattaché à une autre carnation, tu ne seras complètement libre qu’au terme de notre pacte. Maintenant, reste tranquille, je vais préparer ce corps. »

Mutu la dévisagea. Il n’avait jamais possédé le corps d’un mort et l’idée ne lui plaisait pas vraiment. Tous les démons ne pratiquent pas la possession. Pour ceux qui la pratiquent, ce n’est pas nécessairement une partie de plaisir ; partager la même enveloppe charnelle, devoir sans cesse écraser l’instinct de survie humain pour imposer sa volonté, ressentir la fragilité de ce corps fait de chair et de sang... Cela était parfois ressenti comme trop d’effort pour pas grand-chose pour certaines de ses connaissances… Concernant Mutu, il excellait dans « l’art de la possession des êtres vivants ». Il adorait cela : rats, pigeons, puces et humains étaient ses sujets favoris. Jamais il n’aurait réussi une telle hécatombe au 14ème siècle sans posséder et répandre lui-même les maladies. Cependant, il s’arrangeait toujours pour quitter le corps juste avant que ce dernier ne rende le dernier souffle. Se mouvoir entre les cadavres et leurs exhalaisons, traverser les nuages de mouches noires rassasiées de chairs putréfiées, il n’y avait rien de plus délicieux pour Mutu. En revanche, habiter cette chair pourrissante le dégoûtait, sentir le baiser de la Mort le révulsait. Il observa la nécromancienne s’entailler la main gauche, déjà bien sanglante, puis faire couler son sang sur le cadavre. Il huma avec délectation l’odeur métallique du précieux liquide, tout en appréhendant d’entrer dans ce corps frêle et déjà pourrissant.

Amélie était épuisée, mais n’en montra rien. Le corps d’Elias était tiède, le processus de décomposition avait déjà commencé, elle le sentait. À l’aide d’un sortilège de sang, elle referma les plaies. Sa main lui faisait un mal de chien, elle ne laissa rien paraître, serrant les dents. Il lui faudrait une bonne cure de vitamines après cette nuit pour ne pas tomber dans l’anémie ! Elle se leva pour réccupérer deux petites pierres dans le sac de sport. Elle revint vers la dépouille, se mettant à genoux devant elle, elle déposa les petites pierres sur sa droite et leva les mains au-dessus du corps. Amélie concentra toute son attention sur l’enveloppe charnelle, la chair, le sang, les organes afin d’en suspendre la décomposition. Le faire sur des corbeaux était devenu un jeu d’enfant, elle avait même réussi le processus sur un chien. Cependant elle faisait face à une toute autre situation : un humain est un être plus gros, un plus complexe. C’était sa première fois et elle n’avait pas droit à l’erreur. Lorsqu’elle parvint enfin à un certain équilibre, elle ferma les yeux pour rester concentrer sur cet état. Elle se saisit des deux pierres et les frappa trois fois, chaque coup séparé de treize secondes.

Mutu n’avait jamais assisté à ce genre de rituel, les sorciers n’aimaient guère faire démonstration de leur savoir. Quant aux nécromanciens, ils étaient très rares, plus rares encore étaient ceux qui embrassaient leur nature comme le faisait Amélie. Le démon exultait d’être témoin de cette magie. Il vit les blessures du jeune homme disparaître, puis sa dépouille tressaillir sous les paumes de la sorcière.

Tandis qu'elle entrechoquait les pierres au-dessus du cadavre, des étincelles jaillirent et fusèrent sur le corps. Lorsque la troisième étincelle le toucha, ce dernier fut agité de violents spasmes musculaires qui cessèrent aussi brusquement qu’ils étaient apparus. Puis le mort se leva, mollement, comme après une longue nuit, le regard vide, les bras ballants, la stature voûtée tel un pantin dont Amélie tenait à présent les fils.

Amélie se redressa doucement. Elle était exténuée, mais ravie. Elle y était arrivée. Si elle avait été seule, elle aurait peut-être été incapable de le faire. Si elle avait été seule, elle ne tiendrait certainement plus debout ! Elle sentait la présence de ses esprits plus forte en elle. Denise lui murmura qu’elle était prête à prendre la suite si elle ne tenait pas, Amélie hocha doucement la tête, le démon ne sembla rien remarquer de tout cela : cet idiot était captivé par le corps d’Elias. Malgré l'épuisement, Amélie se sentait plus puissante que jamais : feu Elias était sous son emprise, il lui suffisait juste de vouloir le voir faire quelque chose pour qu’il s’exécute.

Voyant que Mutu ne réagissait pas, elle l’interpella :

« Rentre !

Mutu tourna son regard vers la nécromancienne, interloqué.

- Pardon ?

- Le corps est prêt, possède-le. »

Mutu fit une grimace, regrettant déjà son pacte avec Amélie. S’il avait su que cela impliquait une telle bassesse il n’était pas sûr qu’il aur…

« Bon ! Tu attends quoi ? » Le coupa Amélie. Mutu la fusilla du regard, elle ne cilla pas. L’apparence du démon sembla s’effriter alors qu’il s’approchait du corps.

Les démons étant des êtres supérieurs aux mortels, mêmes sorciers, Amélie sentit son emprise sur Elias disparaître alors même qu’elle le voyait se redresser. Le regard vide sembla s’illuminer tout en devenant pourtant plus sombre, tous les muscles du corps se tendirent, animés d’une volonté nouvelle. Elias/Mutu s’étira avant de rouler des épaules, comme une personne le ferait en essayant un vêtement nouveau, testant son élasticité, sa tenue.

« C’est étrange »

Amélie sursauta légèrement. C’était bel et bien la voix d’Elias, mais ce n’était plus le même timbre, plus la même profondeur, elle était aussi plus riche, plus assurée. Définitivement plus attrayante que la version Elias 1.0.

« Qu’est-ce qui est étrange ?

- Je m’attendais à ce que ce soit plus désagréable. Ne pas avoir à lutter contre la volonté du vivant est agréable. » Il regarda ses mains, les tourna, ferma les poings et les rouvrit. Il cherchait ses mots. « Mais c’est… moite !

- Moite ?

Mutu hocha la tête, songeur.

- C’est certainement parce que le corps est mort, j’ai normalement figé le mécanisme de décomposition, mais la chair ne vit plus.

- Normalement ? grimaça Mutu à l’encontre de la nécromancienne, une pointe d’agressivité dans la voix.

- Oui, normalement. C’est mon premier humain, je me suis entraînée sur des oiseaux, un chien et une chèvre avec succès. L’humain est un peu plus gros, légèrement, mais ne t’inquiète pas ! Tout ira bien ! »

Amélie l’entendit grogner tendit qu’il baissait les yeux sur son corps, le découvrant. Amélie s’en approcha tout en regardant ses vêtements, elle fit la moue.

« Déshabille-toi. »

Mutu leva les yeux vers elle, elle fut brièvement abasourdie. Le regard qui était porté sur elle était dur, froid et pourtant séduisant. Il était clairement agacé, il repoussa les mains d’Amélie et recula.

« M’aurais-tu confondu avec un incube ? Pense plutôt à te rhabiller de ton côté !

Amélie soupira.

- Aussi attractive puisse être cette enveloppe charnelle, je n’ai pas ce genre de désir à ton égard, mon cher Mutu ! Mais tu dois admettre que l’urine qui a imbibé le jean et la déchirure que tu as fait sur le pull, sans parler du sang sur le col, tout cela ne te donne pas bonne allure ! Or, il se trouve que j’avais anticipé ce désagrément. » Elle pointa le sac de sport derrière elle.

- Ah… très bien. »

La lueur de rage qui habitait son regard s’apaisa, il commença alors à se déshabiller, tandis qu’Amélie lui donnait des vêtements propres et intacts. Elle fouilla les poches du jean souillé, tendant son contenu à Mutu pour qu’il le récupère. Son regard trahissait son incompréhension, mais aussi sa curiosité face aux objets : clefs, carte bleue, paquet de mouchoirs en papier etc. Il fut particulièrement intrigué par le téléphone cellulaire qu’Amélie manipula avant de lui donner.

« Qu’est-ce que c’est ?

- Un téléphone portable. Cela permet, entre autres, de se parler depuis de longues distances comme si l'on était l’un à côté de l’autre. J’ai rajouté mon numéro pour que l’on puisse se tenir informé. »

Mutu la dévisageait bêtement.

« Beaucoup de choses ont changé depuis 800 ans, il va falloir t’y faire. Ne peux-tu pas accéder aux souvenirs d’Elias ?

- Non, la personnalité, les souvenirs d’une personne résident dans son âme ; en la dévorant j’ai détruit tout ce qu’il était. C’est irréversible.

- Charmant. » Commenta Amélie d’un ton détaché. « Bon, redonne-le-moi, il est tard, mais il faut absolument que je te fasse un cours de rattrapage… »

Amélie passa une heure à montrer le fonctionnement de l’appareil tout en résumant 800 ans d’Histoire et de prouesses technologiques. Loin d’être effrayé ou choqué, Mutu montra un vif intérêt pour les technologies. Lorsqu’elle en vint à parler de la mondialisation via internet et les transports, Amélie le vit sourire. Ce sourire était autant terrifiant qu'hypnotisant.

« Il va falloir que l’on travaille sur ton apparence, ton incarnation d’Elias ne va pas du tout !

Mutu, encore émerveillé par ce Nouveau Monde accepta la critique sans ciller.

- Qu’est-ce qui ne va pas ?

- Tout ! De ce que j’ai cru comprendre Elias est le fils unique d’un couple aisé, mais il est plutôt réservé, j’ai eu du mal à l’approcher ! C’était une personne craintive et naïve, cela se voyait à son regard, à sa démarche… Ta mission est de te faire passer pour lui… » La lèvre supérieure de Mutu se crispa de dégoût. « … au moins le temps de regagner la capitale, soit demain après-midi. Une fois là-bas, tu pourras semer la mort et la maladie autant que tu veux. Mais essaie d’être discret. La technologie est puissante aujourd’hui, les moyens de contrôle des maladies le sont aussi. »

Cette fois-ci, Mutu sembla inquiet ; si l’homme était capable de marcher sur la lune, qu’avait-il fait de la mort et de la maladie ?

« Soit plus précise ! Quels sont aujourd’hui les taux de mortalité de la tuberculose ? De la peste ? De la variole ?

- Ils sont bas, quasi nuls dans les pays riches comme la France. Les scientifiques et les médecins ont développé des vaccins ainsi que des traitements pour un grand nombre de maladies. »

Mutu était bouche bée.

« Ah ! C’est pas mal cet air stupide et hébété ! Tu ressembles davantage à Elias ainsi ! »

Insulté, Mutu sentit la rage reprendre le dessus, il se rua sur Amélie et la saisit brutalement par les épaules.

« NE TE MOQUE JAMAIS DE MOI IMMONDE MORTELLE ! QU’IMPORTE LE PACTE ! IL ME SUFFIT D'UN SOUFFLE POUR TE RÉDUIRE À NÉANT ! »

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