19. Chienne de vie

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Mes agresseurs me traînèrent jusqu’à une vieille bâtisse abandonnée près de la plage, à bonne distance de la ville. C’était une grange désaffectée entourée de forêt, que les deux hommes semblaient bien connaître. Je n’étais sans doute pas la première victime qu’ils amenaient ici.

– Notre invitée est particulière, déclara l’un des types, un homme maigrelet couvert de cicatrices et à qui il manquait un œil. Faut marquer le coup. Par quoi on commence ?

– Par l’attacher, sombre idiot, répondit son acolyte d’une voix impatiente.

Petit et trapu, l’individu avait le crâne rasé, une allure féroce et une lueur meurtrière au fond du regard. Tandis qu’il s’affairait à allumer les lampes à huile disposées sur le sol, je me rendis compte que j’avais déjà vu ces deux hommes quelque part.

Une vague de découragement s’ajouta à mon désespoir lorsque la mémoire me revint : ils faisaient partie de l’équipage de l’Ad Patres, et étaient de ceux qui me fusillaient constamment d’un regard assassin. Ils étaient clairement opposés à ma présence à bord, et maintenant que le capitaine n’était plus là pour les en empêcher, ils allaient me le faire payer.

L’homme au crâne rasé s’empara d’une longue corde et attacha mes poignets à l’une de ses extrémités, puis il lança l’autre bout en l’air et le fit passer par-dessus une poutre qui traversait le plafond. Le borgne réceptionna la corde et tira d’un coup sec, et je me retrouvai bientôt maintenue debout par la corde tendue, les bras en l’air, impuissante et totalement offerte à mes agresseurs.

– Arrrr, faut qu’j’aille couler un bronze ! déclara Crâne-rasé. Ça va me détendre avant de commencer. T’façon, ajouta-t-il en s’esclaffant, on a toute la nuit devant nous !

« Eivy, ne te laisse pas faire, bats-toi ! »

La pensée d’Astrid me parcourut comme une onde de choc et je fus envahie par un sentiment de force, comme si elle me prêtait son énergie.

Crâne-rasé sortit de la grange et disparut de mon champ de vision. La volonté d’Astrid se joignit à la mienne et, sans réfléchir, je tirai d’un coup sec sur la corde en y mettant tout mon poids. Surpris, le borgne n’eut pas le temps de réagir et la corde lui fila entre les doigts, lacérant ses mains au passage. J’avais toujours les poignets liés, mais mes bras avaient retrouvé leur liberté de mouvement. En un éclair, je retroussai ma robe et m’emparai du poignard attaché à ma jarretière, la lame vers le bas.

Le borgne se jeta sur moi et me plaqua au sol. Je me retrouvai face contre terre, le poignard fermement tenu contre ma poitrine. Tandis que l’homme se mettait à califourchon sur mon dos, je pus me redresser légèrement et orientai le tranchant du poignard vers la corde qui m’enserrait les poignets. Le fil de la lame était bien acéré et il ne me fallut qu’un instant pour trancher mes liens.

Tout cela s’était déroulé en une poignée de secondes, mais j’eus l’impression que le temps s’était ralenti. Envahie par une étrange sérénité, je vécus cette scène comme si j’étais une spectatrice extérieure, totalement lucide. Était-ce la présence d’Astrid qui me faisait cet effet-là ?

Rapide comme l’éclair, je parvins à dégager mon bras droit et, d’un mouvement circulaire, plantai ma lame dans la cuisse de mon assaillant.

Il se jeta en arrière avec un grognement de douleur, et j’en profitai pour le repousser. Nous nous relevâmes tous deux d’un même mouvement, et je reculai vers le mur tandis qu’il s’avançait vers moi, le visage déformé par la douleur et la rage.

– Espèce de putain ! Tu vas me l’payer !

Toujours envahie par cet étrange sentiment de lucidité, j’analysai calmement la scène et étudiai les mouvements du borgne, qui boitait lentement vers moi en brandissant son couteau. Soudain, il se rua en avant. J’eus tout juste le temps de me jeter sur le côté pour éviter son attaque, et son couteau ne fit que me lacérer le bras.

De sa main libre, il parvint à me saisir par les cheveux. Il s’apprêta à me porter un deuxième coup, mais je me laissai lourdement tomber à genoux, y mettant toutes mes forces et sacrifiant une bonne touffe de cheveux au passage. D’un geste vif, je retirai mon poignard qui était toujours planté dans sa cuisse et il hurla de douleur.

Je me relevai et, en ayant l’impression de ne pas contrôler mon propre corps, je vis mon bras fendre l’air avec une rapidité effarante et trancher la gorge de l’homme.

Il s’écroula à terre, et d’horribles gargouillis sortirent de sa gorge d’où s’écoulait un flot ininterrompu de sang, tandis qu’il me lançait un dernier regard plein de haine.

Soudain, un violent coup me frappa à l’arrière du crâne et je m’écroulai sur le borgne en sombrant dans l’inconscience.

Lorsque je retrouvai mes esprits, le jour s’était déjà levé. L’Ad Patres devait s’apprêter à lever l’ancre, si ce n’était pas déjà fait. Dan s’inquiéterait-il de mon absence ? Ou bien déciderait-il de mettre les voiles comme prévu ? Affolée par cette idée, je ne pus retenir un sanglot.

J’étais de nouveau attachée par les poignets, et cette fois, l’extrémité de la corde était solidement nouée à un poteau, m’empêchant définitivement de bouger.

Crâne-rasé me faisait face, et attendait apparemment que je reprenne conscience. Il m’observait d’un regard plein de haine qui ne présageait rien de bon.

– Petite salope, grogna-t-il d’un ton enragé, regarde c’que t’as fait à Teddy !

Il me désigna la masse ensanglantée qui gisait juste derrière moi, sans vie. Je crachai aux pieds de Crâne-rasé pour lui exprimer mon mépris.

Il m’asséna un violent coup de poing. Je sentis ma lèvre éclater et du sang s’écouler le long de mon menton.

« Ne t’inquiète pas, tu vas t’en sortir », me réconforta Astrid. « Tu en as déjà neutralisé un, tu as fait la moitié du travail… »

Malgré ses encouragements, je sentis qu’elle était tout aussi paniquée que moi.

– « Astrid, ma situation est désespérée, je n’ai aucun moyen de m’en sortir », répondis-je, découragée.

« Non, on va trouver une solution. Ton histoire ne peut pas s’achever de cette façon, c’est impossible ! »

Je soupirai, l’esprit encore embrouillé par le coup de poing de Crâne-rasé. Ce salaud allait me torturer, me violer puis me tuer, et c’est ainsi que s’achèverait ma vie, ou mon « histoire », comme disait Astrid.

Crâne-rasé, toujours debout face à moi, me regardait d’un air sadique tout en affûtant un couteau à la lame incurvée. Il devait déjà être en train de réfléchir aux supplices qu’il allait me faire subir. Je parcourus la grange du regard, à la recherche de quelque chose qui pourrait m’aider à me sortir de là.

À côté de Crâne-rasé, appuyée contre le poteau, se trouvait une barre de fer – sans doute celle avec laquelle il m’avait assommée – mais je ne pouvais pas l’atteindre.

« Là ! » s’écria Astrid, me faisant sursauter.

À travers mes propres yeux, elle me désigna le mur du fond, derrière l’homme qui me faisait face. Un rayon de soleil scintillant de particules de poussière filtrait par un trou du plafond et, tel un halo divin, se reflétait sur deux énormes clous qui dépassaient du mur.

– Pour commencer, ricana Crâne-rasé en faisant un pas vers moi, je vais lacérer ce joli visage afin de le rendre méconnaissable.

Je reculai de quelques pas, autant que la corde me le permettait. Pensant que je tentai vainement de lui échapper, l’homme éclata d’un rire cruel.

J’en profitai pour poser un pied sur la dépouille de Teddy ; je pris de l’élan et sautai, en priant de toutes mes forces pour que ça fonctionne. La corde qui me maintenait les poignets, attachée à la poutre du plafond, se balança et me fit traverser les airs. Je tendis les jambes en avant et mes pieds percutèrent l’homme de plein fouet au niveau du thorax, le projetant violemment en arrière. Il perdit l’équilibre et se heurta brutalement au mur. Je vis dans son regard que j’avais visé juste : les deux longs clous s’étaient enfoncés dans l’arrière de son crâne.

Ses yeux s’écarquillèrent d’effroi lorsqu’il comprit ce qu’il venait de se passer. Littéralement cloué au mur, il laissa échapper un long râle et son corps fut parcouru de tremblements. Son regard stupéfait se vrilla dans le mien et ne le quitta pas, tandis que je regardais la vie le quitter peu à peu, sidérée.

– Ch-chienne d-de… vie…, gémit-il d’une voix faible, avant de mourir pour de bon.

Je restai un long moment immobile à l’observer, médusée. J’avais du mal à réaliser ce que je venais de faire. Tout cela s’était-il réellement produit, ou bien étais-je encore inconsciente, et n’était-ce qu’un rêve ?

Je sentis Astrid exploser de joie et de soulagement, me tirant de mon état second.

« Tu as réussi ! Je le savais, Eivy, je le savais ! Tu es l’héroïne de mon histoire, tu ne pouvais pas finir de cette façon ! C’était formidable, on aurait un vrai film d’action ! Haha, Eivy, t’es une vraie punk. »

– « Une quoi ? »

« Une… punk. Ce sont des gens un peu loufoques qui font des trucs qui sortent de l’ordinaire, et qui se foutent complètement de l’avis des autres. Je suis fière de toi ! »

Galvanisée par l’euphorie d’Astrid, j’éclatai de rire, tant de soulagement que de nervosité.

– « Et maintenant ? » finis-je par demander en retrouvant mon sérieux. « Je te signale que je suis toujours ligotée. »

« À chaque problème, sa solution. »

Je ne tardai pas, en effet, à trouver une solution. En me balançant de droite à gauche en y mettant tout mon poids, la corde frottait contre l’arête de la poutre et s’effilait lentement. Cela fut long et fastidieux, et mes poignets déjà bien meurtris ne tardèrent pas à saigner, mais au bout d’un interminable moment, la corde finit par céder.

Je fouillai les poches de Crâne-rasé, toujours cloué au mur, et récupérai mon poignard. Après avoir tranché mes liens, je me laissai tomber à genoux sur le sol et éclatai d’un rire nerveux entrecoupé de sanglots incontrôlables.

Putain de merde, je venais de tuer deux hommes, et j’étais encore en vie !

– « Merci, Astrid » soufflai-je, sincèrement reconnaissante. « Sans ton aide, je serais morte. »

J’étais vivante, mais mal en point. Toutes ces émotions m’avaient rendue fébrile et m’avaient vidé de mon énergie, sans parler de mes multiples blessures auxquelles je tentai de ne pas prêter attention. Mes jambes flageolantes peinèrent à me porter et je dus me retenir plus d’une fois aux murs de la bâtisse.

Tremblante, blessée et exténuée, je parvins à me rendre jusqu’à la plage d’une démarche claudicante, mon poignard toujours à la main. J’avais perdu l’un de mes foutus souliers à talons dans la bataille, et je finis rapidement par me débarrasser de celui que je portais encore.

Le sable blanc de la plage me brûla la plante des pieds, mais c’était le cadet de mes soucis : au loin, je distinguai cinq voiles blanches qui s’éloignaient vers l’horizon.

Ils étaient partis sans moi.

– Oh non, non, non, gémis-je en sentant le désespoir m’envahir.

Complètement affolée, je retroussai mes jupons et me mis à courir aussi vite que je pus en direction du port, comme si cela pouvait inciter Dan à faire demi-tour.

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