4. La Boudeuse

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Les trois jours qui nous séparaient du départ de la caravelle nous permirent, à mes amis et moi, d’organiser comme il se doit notre aventure. Nous mîmes l’argent issu de nos rapines en commun, constituant ainsi un petit butin qui nous permettrait de survivre une fois arrivés à Londres.

Après avoir chapardé des ciseaux dans la pharmacie, Ambroise entreprit de me couper les cheveux afin que je puisse me faire passer pour un garçon lors de notre embarquement.

– Ne coupe pas trop court ! ordonnai-je à mon ami, agacée par ses coups de ciseaux bien trop brusques à mon goût. Fais-moi une coupe pareille que Jean, ce sera largement suffisant.

– Je n’y peux rien si tes cheveux sont impossibles à coiffer, se défendit-il. Il y a trop de boucles !

Tandis que Jean se passait la main dans les cheveux d’un air circonspect, sœur Martha fit brusquement irruption dans la pièce où nous nous étions réfugiés.

– Vous êtes bien trop sages pour que ce soit crédible, tous les trois, claironna-t-elle. Qu’êtes-vous en train de manigan… Doux Jésus ! Mais que diable faites-vous ?! Seigneur, Ambroise, qu’as-tu fait à la belle crinière d’Eivy !

Je ne pus m’empêcher de glousser face à son air épouvanté tandis qu’elle ramassait les mèches brunes qui jonchaient le sol dans un geste théâtral qui était, à mes yeux, extrêmement comique.

– Ma mère, s’empressa d’expliquer Ambroise en prenant son air le plus innocent. Avec cette chaleur, Eivy étouffe sous son épaisse tignasse, et j’ai cru bon de l’aider en lui dégageant la nuque.

Jean et moi échangeâmes un regard par-dessus l’épaule de sœur Martha, et je vis qu’il avait autant de mal que moi à ne pas éclater de rire.

Comme d’habitude, le charisme d’Ambroise fit son petit effet sur la bonne sœur qui se radoucit aussitôt.

– Mon cher Ambroise, ta générosité est infaillible et je sais que tu pensais bien faire, mais enfin ! Regarde-moi ce désastre, une si belle chevelure… et maintenant, Eivy ressemble à un garçon ! Quel gâchis !

La bonne sœur semblait sincèrement attristée par la perte de mes longues boucles et j’eus presque de la peine pour elle. Néanmoins, il semblait qu’on avait atteint le but recherché : je ressemblais désormais à un garçon, et cela me fit jubiler intérieurement.

Comme cela partait d’une « bonne intention », sœur Martha nous pardonna et ne nous punit même pas pour le vol des ciseaux. Fiers de notre réussite, nous nous félicitâmes réciproquement pour cette petite victoire, et en particulier Ambroise pour son merveilleux jeu d’acteur.

Le jour du grand départ, c’est dans un état proche de la surexcitation que nous quittâmes l’hôpital avec, pour seul bagage, un manteau de laine chacun et notre petit pactole soigneusement rangé dans une bourse, elle-même à l’abri dans la poche de Jean.

Le port grouillait d’activité en ce premier jour de septembre, et c’était une belle matinée propice aux grands départs. De nombreux badauds s’étaient rassemblés sur le quai pour admirer l’appareillage de la belle caravelle, et un petit groupe de prétendants s’était formé à proximité du ponton où le navire de commerce était amarré.

– Regardez, souffla Ambroise à notre intention, ils sont tous beaucoup plus vieux que nous ! On a toutes nos chances d’être embauchés !

Je donnai un léger coup de coude à mon ami pour lui intimer de se taire en voyant que le capitaine, un petit homme grisonnant à la moustache frémissante, avait commencé à déambuler parmi les aspirants d’un air soupçonneux. Néanmoins, les murmures surexcités d’Ambroise avaient attiré son attention.

– Toi, petit morveux ! aboya-t-il en faisant sursauter les extrémités de sa moustache. Qu’est-ce qui te rend si bavard ?

Sans se départir de son calme, Ambroise redressa les épaules et baissa les yeux.

– Monsieur, je remarquais simplement que mes amis et moi semblons les plus à-même de remplir la fonction de mousse sur votre majestueux navire.

– Mmh…, grommela-t-il. Je vois.

Les mains jointes dans le dos, l’homme tourna lentement autour de nous pour nous jauger de son regard sévère, appréciant au passage la carrure de Jean.

– En effet, vous semblez tous trois être bâtis pour la vie en mer, et vous êtes assez jeunes pour être aisément modelés aux tâches que l’on attend de vous.

Il jeta un dernier regard aux autres prétendants qui nous entouraient, histoire d’être sûr de son choix.

– Très bien ! beugla-t-il en me postillonnant dessus. Je vous prends tous les trois. Qu’attendez-vous pour embarquer, bande d’écrevisses de rempart ?!

Nous sursautâmes face à cette dernière invective, intimidés.

– Merci, monsieur ! s’empressa de dire Jean.

– Il n’y a pas de « monsieur » qui tienne ! Ai-je l’air d’un monsieur ?! À partir de maintenant, vous m’appellerez capitaine ! Dépêchez-vous d’embarquer, avant que je ne change d’avis et que je ne vous botte le cul !

Nous nous empressâmes de lui obéir, sous les regards dépités des autres aspirants qui venaient d’être éconduits par trois gamins.

Mes amis et moi embarquâmes donc à bord de La Boudeuse, sous les injures courroucées du capitaine Moreau. Ce dernier nous chargea de nettoyer le pont de tout ce qui l’encombrait, tandis que les matelots s’attelaient à déployer les voiles et à remonter l’ancre. Mes complices et moi échangeâmes un regard et un immense sourire se dessina sur nos trois visages. Nous avions réussi !

À l’instant où l’ancre fut remontée, une voix stridente se fit entendre depuis le quai.

– Arrêtez ce navire ! Arrêtez !

D’un même mouvement, Jean, Ambroise et moi tournèrent la tête vers le port et nous vîmes, effarés, qu’il s’agissait de sœur Catherine et de sœur Martha qui s’époumonaient depuis le port, à quelques mètres de là.

– C’est quoi, ce merdier ?! jura le capitaine en avisant les deux bonnes femmes qui couraient le long du quai en retroussant leurs jupes.

Le capitaine fit signe à ses matelots de suspendre les manoeuvres. Les deux bonnes sœurs eurent tôt fait de rejoindre l’extrémité du quai, d’où elles crièrent :

– Ces enfants vivent dans notre hôpital, ils n’ont rien à faire à bord de votre navire !

– Qu’est c’que ça peut me foutre ? beugla le capitaine. Orphelins ou pas, je les ai embauchés !

– Ce ne sont que des enfants ! hurla sœur Catherine. Et l’un d’entre eux est une fille ! ajouta-t-elle d’une voix rendue suraiguë par la consternation.

– Quoi ?!

Le capitaine se tourna vers nous d’un mouvement si vif que les pans de sa moustache, affolés, virevoltèrent l’espace d’un instant dans les airs.

Terrifiés, nous vîmes son regard nous jauger l’un après l’autre, avant de s’arrêter finalement sur moi. Il saisit brutalement mon visage entre ses mains et m’observa de plus près.

– Oui, grogna-t-il, c’est bien une fille…

D’un geste brusque, il me repoussa et je tombai en arrière. Jean et Ambroise s’empressèrent de m’aider à me relever, et je lus sur leurs visages qu’ils étaient tout aussi terrorisés que moi.

Le capitaine Moreau ordonna que l’on déploie la planche servant de débarcadère, et les garçons et moi fûmes prestement expulsés du navire non sans quelques coups de pieds au passage. Les sœurs Catherine et Martha étaient déjà de l’autre côté pour nous cueillir, et sœur Catherine nous attrapa, Ambroise et moi, par les oreilles tout en donnant un coup de pied virulent au fessier de Jean.

Le visage ruisselant de larmes, tant à cause de la douleur que de l’humiliation, je me laissai traîner par la nonne plus furieuse que jamais.

De retour à l’hôtel-Dieu, nous reçûmes une grosse correction en public et nous fûmes séparés. Sœur Catherine nous assigna chacun à une bonne sœur chargée de nous chaperonner. Complètement anéantie par cette défaite cuisante, j’étais si démoralisée que je n’essayai même pas de me soustraire à la surveillance de la vieille sœur Martha. Je fus donc isolée de mes camarades, et je ne pouvais que spéculer sur l’identité de celui ou celle qui avait mouchardé aux sœurs que nous nous étions fait la malle.

– Nous vous avons laissé trop de libertés, à tous les trois, maugréa sœur Martha tandis que je l’aidais à panser les blessures d’un patient. Il est plus que temps de vous trouver une formation pour votre futur métier.

Je relevai la tête, étonnée. D’habitude, on ne proposait les formations professionnelles aux orphelins qu’à partir de quatorze ans.

– Oui jeune fille, tu m’as bien entendue. Vous êtes encore bien jeunes mais vous nous avez démontré maintes fois à quel point vous étiez débrouillards quand il s’agit de faire des bêtises. J’en ai parlé avec sœur Catherine et elle est d’accord avec moi. Nous pensons qu’il serait judicieux de vous occuper, et quoi de mieux pour cela qu’une formation pour préparer votre avenir ?

Je levai les yeux au ciel, sans prendre la peine de répondre. Je savais très bien quel genre de « métiers » me seraient proposés.

– Nous avons un large choix de formations pour les jeunes filles, s’enthousiasma la vieille femme. Tu pourrais être lavandière, buandière, couturière, cuisinière, infirm…

– Aucun de ces foutus métiers ne m’intéresse ! la coupai-je brusquement d’une voix forte qui brisa le silence de la salle.

Tous les regards, des malades comme des infirmières, se braquèrent sur moi, choqués.

– Eivy ! s’indigna la religieuse. Mais qu’est ce qui te prend ?

– Il me prend que je ne veux pas devenir une foutue bonne femme comme vous ! Je ne veux pas de votre vie misérable !

Je me levai d’un bond et envoyai valser le plateau contenant tous les instruments de soins, qui se répandirent sur le sol dans un grand fracas métallique. Le patient que nous étions en train de soigner se recroquevilla sous ses couvertures, comme pour se cacher.

– Mais que se passe-t-il ici ? entonna la voix inquiète de sœur Catherine qui, alertée par mes cris, traversait la salle d’un pas vif, entourée de plusieurs autres sœurs et même du médecin.

– Il se passe que j’en ai marre de ce foutu hôpital ! Je veux partir d’ici !

J’étais entrée dans une fureur noire incontrôlable, et je repoussai brutalement les bonnes sœurs qui tentèrent de m’attraper par les épaules pour me calmer. Je me débattis avec tant de violence que l’une des femmes, sœur Annabelle, tomba en arrière et heurta la table contenant les pots à médicaments en céramique. Ils explosèrent sur les dalles dans un grand fracas et le sol fut rapidement jonché de médicaments et de tessons de céramique.

Finalement, sœur Germaine, qui était la plus robuste, réussit à m’immobiliser en me coinçant les bras dans le dos. Je tentai encore une fois de me débattre mais monsieur Delorme, le médecin, m’attrapa le visage et, en me pinçant le nez, me força à avaler une bonne quantité de laudanum. Les effets de cette teinture d’opium furent presque instantanées, et je sombrai bientôt dans le sommeil.

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