5. Nouvelles vocations

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Le docteur Delorme m’imposa encore quelques jours de traitement au laudanum et de repos. La préparation à base d’opium était efficace, et ma colère s’était nettement calmée. Je ne savais pas vraiment pourquoi j’avais été prise d’un tel accès de rage et j’étais rongée par la culpabilité, d’autant plus que sœur Annabelle, en tombant, s’était blessée avec les tessons de céramique.

Je restai allongée deux journées entières sur l’un des lits au fond de la salle, à fixer le plafond, et c’est avec un immense soulagement que je vis arriver Jean et Ambroise à mon chevet.

– Est-ce que ça va ? s’enquit Ambroise.

– Tu as foutu un sacré bordel, l’autre jour ! Tout le monde en parle encore !

L’amusement de Jean, teinté de fierté, me fit sourire et me remonta le moral. La visite de mes amis me fit un bien fou et je me redressai sur ma couche, tandis qu’ils me racontaient ce que j’avais loupé.

– Tu ne devineras jamais ce qu’il m’est arrivé ! s’enthousiasma Ambroise. Le chirurgien m’a pris comme apprenti ! Je le seconde lors des opération, et ce matin j’ai même eu le droit de recoudre un patient !

– C’est fantastique ! Je suis tellement contente pour toi ! m’exclamai-je, ravie pour mon ami qui, je le savais, avait toutes les compétences nécessaires pour devenir un grand homme de sciences.

– Mais ce n’est pas le plus incroyable, ajouta-t-il d’un ton surexcité. Jean, raconte-lui !

Je me tournais alors vers Jean, dont l’expression oscillait entre le ravissement et l’inquiétude.

– L’autre jour, sur le port, j’ai été remarqué par un capitaine de la marine marchande, expliqua-t-il, hésitant. Il est venu hier, et il m’a offert un poste de mousse à bord de sa frégate.

– Quoi ? Et tu as accepté ?

– Pas encore. Le bateau lève l’ancre après-demain pour les Indes occidentales, j’ai donc deux jours pour me décider.

– Il faut que tu acceptes ! Tu ne peux pas manquer une telle opportunité de partir d’ici !

Mon ami me regarda en silence d’un air grave.

– Oui, je crois que tu as raison…

Je lui fis un grand sourire, malgré mon pincement au cœur à l’idée qu’il allait nous quitter. Le fait que Jean et Ambroise aient trouvé leur vocation me remplit de fierté et de bonheur pour eux, mais je ne pus m’empêcher de ressentir une pointe de jalousie et d’amertume. Leur avenir s’annonçait prometteur, alors que le mien serait des plus banals. Leur travail allait les éloigner de moi, et plus rien ne serait comme avant.

Après le départ de Jean pour l’Amérique, je me sentis plus seule que jamais. La formation de chirurgien d’Ambroise occupait tout son temps, et nous n’eûmes plus beaucoup d’occasions de nous voir. Par dépit, je finis par accepter d’être formée au métier d’infirmière par sœur Martha. Cette dernière fut enchantée par mon changement d’avis et se fit une joie de m’enseigner tout ce qu’elle savait. N’ayant de toute façon pas d’autres choix, j’appris donc à préparer des remèdes, à diagnostiquer des maladies, à panser des blessures, ou encore à recoudre des plaies.

Heureusement, Astrid était toujours à mes côtés et, dans mes moments de grande solitude, elle était là pour m’écouter me plaindre de sœur Martha et de ma formation interminable. Je finis par me rendre compte que, en plus de pouvoir prédire certains événements, Astrid avait une grande connaissance des plantes et des remèdes. Elle m’apprit beaucoup de choses, notamment sur les vertus de certaines plantes que même sœur Martha ignorait. Ainsi, j’eus une sorte de double formation, à la fois par la nonne et par Astrid et je finis par atteindre un certain niveau de compétence dans ce domaine, ce qui fit de moi la fierté de sœur Martha.

Plusieurs années passèrent ainsi ; Ambroise et moi continuâmes de nous voir dès que son emploi du temps le lui permettait. Nous vagabondions en ville comme dans le bon vieux temps et, dès que nous fûmes assez grand pour cela, nous commençâmes à fréquenter la taverne du Paon d’Or. C’était un réel plaisir pour nous deux de passer nos soirées dans l’ambiance festive de cette taverne, loin de l’hôpital et de ses malades.

De temps en temps, Jean revenait faire escale à Morlaix et pendant ces courtes périodes, nous redevenions le trio inséparable que nous étions autrefois. Quand nous étions réunis tous les trois, nous ne pouvions nous empêcher de recommencer nos manigances et nous reprenions nos activités de larrons détrousseurs de bourgeois.

Jean était désormais un homme robuste et sa vie en mer l’avait doté d’une solide carrure et d’une force colossale. Ambroise était devenu le beau jeune homme brillant qu’il avait toujours été prédestiné à devenir, plein d’esprit et de charisme. Quant à moi, je ne pouvais désormais plus me faire passer pour un garçon, l’adolescence m’ayant dotée de formes que ne laissaient aucun doute sur ma nature. Je subissais un peu ma vie, dans l’attente que ma formation prenne fin et que je puisse enfin quitter l’hôtel-Dieu pour voler de mes propres ailes.

Finalement, un beau jour, la vieille sœur Catherine me convoqua dans son bureau.

- Ma petite Eivy, fit-elle de sa voix claironnante. Comme tu le sais, dès qu’un orphelin atteint la majorité, on lui offre la possibilité de partir, ou bien de rester travailler à l’hôpital en échange d’un salaire qui est, en somme, fort raisonnable. On ne sait pas quel âge tu as exactement, mais tout le monde s’accorde à dire que tu dois bien avoir la vingtaine, maintenant. Sœur Martha désirerait te garder auprès d’elle à l’hôpital. Que souhaites-tu faire ?

J’avais attendu ce moment pendant de nombreuses d’années et je n’eus pas besoin de réfléchir longtemps à ma réponse.

- Je souhaite partir faire ma propre vie, ma mère !

La matrone pinça les lèvres, visiblement contrariée, et ne cacha pas sa déception. Cependant, elle accepta mon choix ; je m’empressai de ressembler mes maigres possessions et partis à l’assaut de ma nouvelle vie, forte de cette liberté fraîchement acquise.

Durant les deux années qui suivirent, je travaillai à l’auberge Le Relais des Pêcheurs, située sur le port. C’était une taverne de bas étage, mais qui embauchait une serveuse en échange d’un repas quotidien et d’une chambre à l’étage. C’était tout ce qu’il me fallait.

Ce travail n’était pas si désagréable ; certes, les pourboires étaient bien maigres et les clients étaient souvent de gros rustres, mais j’arrivais à faire abstraction de leurs mains grasses sur mes fesses et de leurs remarques salaces. Après tout, ce n’était pas pire qu’à l’hôpital et au moins j’avais ma propre chambre.

J’étais devenue une jeune femme confiante et plutôt sûre d’elle, mais malgré tout, mon amie imaginaire Astrid était toujours présente quelque part dans mes pensées.

J’avais gardé contact avec les autres orphelins qui avaient grandi avec moi. Certains s’étaient trouvé une place d’apprenti chez le forgeron ou le tonnelier, mais la plupart vivaient grâce au vol à l’étalage et toutes sortes d’activités malhonnêtes. Ambroise me rendait régulièrement visite, et, malgré la formation de chirurgien qu’il réussissait avec succès, il était resté le même petit roublard que je connaissais bien, et il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre quand il s’agissait de faire des magouilles.

De temps en temps, j’arrivais à sortir discrètement une miche de pain ou une volaille des cuisines de la taverne et nous nous faisions des repas clandestins, assis sur le port à regarder les navires entrer et sortir de l’estuaire, attendant avec impatience la prochaine escale de Jean. Celui-ci revenait tous les quatre ou cinq mois, et nous fêtions tous les trois son retour comme il se doit.

Mon travail à la taverne me laissait pas mal de temps libre durant la matinée, et je profitais de ce temps pour détrousser les badauds avec mes autres amis brigands. La plupart du temps, le fruit de nos rapines nous servait à passer des nuits de beuverie dans les tavernes, activité à laquelle je m’adonnais avec grand plaisir lorsque je n’étais pas de service.

Après avoir vécu plusieurs années à l’hôtel-Dieu, dans une ambiance très religieuse et sous la tutelle des bonnes sœurs, ce mode de vie libéré me paraissait idéal. Il me plaisait de pouvoir faire ce que bon me semblait, d’arpenter les rues en faisant les poches des passants, de me saouler au Paon d’Or avec Ambroise, ou encore de passer la nuit en charmante compagnie. Je passais certes pour une fille aux mœurs légères, mais je n’en avais que faire.

J’avais quelques amants qui m’apportaient chaleur et réconfort les soirs où j’en avais besoin ; la plupart étaient des fripouilles du quartier, d’autres de jeunes matelots en escale.

Ce fut une époque agréable où la vie était douce et facile. Mais bien sûr, ça n’allait pas durer.

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